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Super Mario Odyssey

« Le développement des Mario ne commence pas qu’avec une seule idée, mais plein. Vous allez avoir plusieurs idées qui viennent de précédents projets, que vous n’avez pas réussi à inclure dans le produit définitif, et peut-être quelques nouvelles idées. […] Quand vous en avez suffisamment, vous pouvez commencer à faire un prototype pour chacune de ces idées, y jouer et voir lesquelles vont naturellement passer à la trappe, parce qu’elles ne correspondent pas ou ne sont pas assez amusantes. Au bout d’un moment, vous avez un concept de jeu qui commence à se définir1. » Yoshiaki Koizumi, producteur des Super Mario.

Des mondes ouverts à la linéarité, pour revenir aux mondes ouverts

Au milieu des années 90, Shigeru Miyamoto et son équipe – dont son assistant Yoshiaki Koizumi – donnent naissance à Super Mario 64. Nintendo ose alors exploiter pleinement la 3D pour son jeu de plateforme, en dépit des difficultés que cela implique à cette époque où la troisième dimension est encore loin d’être maîtrisée. Super Mario 64 devient de facto un pionnier, qui enseigne à toute une génération de concepteurs la bonne démarche à suivre. Quelques années plus tard, le plombier part en vacances avec Sunshine, sans doute l’un des opus les plus mal-aimé de la série, réalisé cette fois par Yoshiaki Koizumi en compagnie de l’obscur Kenta Usui (qui désormais travaille surtout sur les épisodes en 2D). La dimension « open world » de Super Mario 64 est alors accentuée, avec des mondes plus grands (mais moins nombreux) et une architecture plus cohérente pour dépeindre un environnement vivant et habité.

C’est toujours Koizumi, à présent unique réalisateur, qui est chargé de la suite des aventures de Mario en 3D avec Galaxy sur Wii. On en retient surtout ce concept génial et admirablement exécuté d’univers faisant voyager entre petites planètes avec une exploitation ingénieuse de la gravité. Mais cette œuvre marque une certaine rupture avec les précédentes, proposant des parcours plus linéaires et des niveaux plus restreints malgré l’impression d’immensité que procure l’ambiance. La caméra, en prime, s’automatise davantage. Serait-ce en raison de la manette particulière de la console qui empêche l’usage du double stick ? Officiellement non, ce serait parce que, comme Koizumi le déclare lui-même, le travail accompli sur 64 et Sunshine à ce sujet n’était pas satisfaisant.

« C’est justement pour ça que dans notre jeu suivant, [Donkey Kong] Jungle Beat, nous avons utilisé une caméra automatique. Nous voulions créer un jeu à défilement horizontal auquel on peut jouer sans se préoccuper de la caméra. Mais je me suis dit qu’en fin de compte, nous n’avions pas du tout répondu au problème de la caméra dans les jeux d’action en 3D. […] C’est comme si j’avais tourné le dos au problème essentiel. C’est pourquoi, pour Mario Galaxy, j’ai voulu m’attaquer de front à l’épineux problème des jeux d’action en 3D2. » Yoshiaki Koizumi.

Les épisodes qui suivent vont encore davantage dans cette direction. La linéarité s’impose de plus en plus. L’exploration est progressivement réduite à son plus simple aspect. On peut y voir l’influence de Koichi Hayashida, programmeur de formation qui, après un poste de responsable du level design sur le premier Galaxy, devient réalisateur de sa suite puis de Mario 3D Land et 3D World, Koizumi étant promu en tant que producteur. Hayashida cherche alors à reproduire et parfaire les méthodes d’antan, celles des épisodes en 2D et approche la conception de ses jeux avec cette idée fixe : oublier l’open world, revenir aux fondamentaux pour les moderniser. Super Mario 3D World incarne l’aboutissement de cette quête. Impressionnante démonstration de savoir-faire en matière de level design, c’est la conclusion parfaite de la série, comme un hommage aux débuts, une retranscription impeccable de l’esprit des Mario en 2D dans un univers en 3D.

De gauche à droite : Yoshiaki Koizumi, Koichi Hayashida et Kenta Motokura, le trio à la tête des Mario en 3D.

« Je crois qu’il y a un chaînon manquant entre Super Mario en 2D et Super Mario en 3D. Si on revient sur l’histoire de Super Mario, je crois qu’il y a une brèche entre Super Mario World et Super Mario 64. J’ai voulu créer un jeu qui pourrait combler cette brèche, et ce qui nous a permis de réaliser cela, c’est le drapeau. […] Cela a constitué un grand changement pour nous. Contrairement au drapeau [dans Super Mario Bros.], qui se trouvait toujours à l’autre bout du stage, l’étoile [dans Super Mario 64] pouvait se trouver dans un endroit secret. […] C’était ce qui était amusant dans les Super Mario 3D, cet élément de recherche. L’objectif pouvait se balader un peu partout dans la zone de jeu et il fallait le rechercher. Mais sur [Super Mario 3D Land], on a mis cette idée de côté et on a décidé de faire un jeu qui revient à l’idée originelle d’atteindre un drapeau à la fin du stage. » Koichi Hayashida, en 2011.

C.V. (non exhaustif) de Koizumi et Hayashida.

Mais le résultat marque moins les esprits. Super Mario 3D Land est bien éloigné du succès critique des Mario Galaxy, et si Mario 3D World s’en sort mieux, il donne malgré tout cette impression d’un épisode moins ambitieux, moins essentiel, presque mineur dans la série, comme un spin-off. Il devient aussi le Mario 3D le moins vendu de la saga. Certes, le fiasco de la Wii U n’aide pas, mais on peut également prendre le problème à l’envers : il n’a pas réussi à s’imposer comme un levier de croissance pour la console qui l’accueillait. Avec Mario Odyssey, Nintendo tente une piste radicalement différente. Et à son tour promu producteur, Hayashida laisse le poste de réalisateur à Kenta Motokura, qui l’avait déjà assisté dans la réalisation de Mario 3D World.

C.V. (non exhaustif) de Motokura et Hiratake.

Le retour du bac à sable Mario

Mario renoue donc avec la formule ouverte. Et c’est clairement de cette manière que Nintendo a présenté la chose au début de l’année 2017, positionnant Super Mario Odyssey comme le successeur légitime de Super Mario 64 et Super Mario Sunshine, tandis que les Galaxy, 3D Land et 3D World incarnent une voie distincte. Comme Breath of the Wild pour les Zelda, Odyssey constitue une quête assumée et flagrante vers une proposition « open world » chère à notre époque.

« Le plus grand défi, c’était que cela faisait 15 ans depuis la dernière fois où nous avons fait un Mario dans le style bac à sable. Cela nous a semblé complètement différent et rafraichissant de trouver des idées qui pourraient fonctionner dans ce cadre. Nous avons eu beaucoup de débats pour décider si les gens allaient à nouveau accepter ce style de jeu3. » Yoshiaki Koizumi.

L’idée majeure d’Odyssey repose sur les lunes, ces artefacts à collecter qui sont l’équivalent des étoiles de Mario 64 et les soleils de Sunshine. Pour ceux-là, il y en avait 120, dont 75 de nécessaires pour terminer l’aventure (moins pour Sunshine), le reste étant du bonus pour les perfectionnistes. Mais ici, il est question de 999 lunes, dont 250 requises pour finir le scénario et 500 pour débloquer toutes les régions. La comparaison est féroce, d’autant qu’elle ne se justifie pas forcément par un terrain de jeu drastiquement plus grand. Dans Super Mario 64, on retrouvait 15 niveaux, sans englober les zones réduites n’ayant qu’une ou deux étoiles. Dans Super Mario Sunshine, il n’y en avait que sept, mais plus vastes.

Dans Odyssey, qui, contrairement aux épisodes 64 et GameCube, ne dispose pas d’un véritable hub, on compte une douzaine de mondes (sans inclure, là aussi, les plus petits). Leur taille varie, mais ces environnements sont généralement plus grands que sur Nintendo 64 sans que la différence ne soit énorme. Le tout est géré sans règle absolue : on peut dénicher plus de 100 lunes dans un monde, moins de 50 dans un autre. Quoi qu’il en soit, il y en a largement plus que pour les étoiles d’auparavant (8 par niveau, davantage dans Sunshine).

Et c’est là toute la spécificité de cette aventure. On trouve des lunes partout, tout le temps. Pour certaines, elles sont simplement posées là, mises bien en évidence, et ne demandent strictement aucun défi pour les obtenir. Mais pour l’écrasante majorité, il va tout de même falloir effectuer une démarche particulière, dont l’ampleur et la difficulté peuvent considérablement varier.

C’est toute l’essence du jeu qui se situe ici. Une spécificité qui peut éventuellement conduire à des critiques, parce qu’ainsi les lunes, ou étoiles d’autrefois, sont considérablement dévaluées. Le constat est simple : si le Graal est largement plus commun qu’auparavant, son obtention procure un effet sérieusement minimisé. De toute évidence, la sensation de victoire lors de l’acquisition d’une lune est très éloignée que ce qu’on pouvait ressentir pour les étoiles.

Néanmoins, les raisons de ce parti-pris sont évidentes. L’idée : proposer de l’open world, mais dans des zones distinctes, à la taille réduite, et avec une forte densité. Ainsi, si comme Zelda, il embrasse pleinement le principe du jeu ouvert, il le fait d’une manière radicalement différente. Dans Breath of the Wild, l’objectif était de fournir un unique monde, le plus vaste possible, pour renforcer au maximum l’immersion. L’idée était de faire en sorte que le joueur s’abandonne totalement à cet univers parallèle, qu’il en oublie la logique mathématique qui demeure inévitablement dans tout jeu vidéo, pour essayer de ressentir la véritable aventure, l’exploration, la découverte, sans but précis ou alors secondaire. Nombre de paysages, de lieux, n’avaient d’autre raison concrète d’exister que pour offrir un décor, participer à cette tentative de cohérence générale dans la topologie.

Même pour les mondes ayant une grande superficie, on peut constater une forte concentration de lunes dans des espaces restreints.

Mais dans Super Mario Odyssey, tout ou presque a un sens. De par leur profusion, les lunes ont été beaucoup comparées aux korogus de Breath of the Wild, ce qui est absurde. Les korogus incarnent ce collectible classique que l’on retrouve dans à peu près tous les open world : disséminés un peu partout avec nul autre but que d’offrir au joueur de quoi prolonger son histoire en ayant quelque chose de supplémentaire à trouver. Mais dans Mario Odyssey, les lunes sont au cœur même de l’aventure : c’est l’élément central du jeu. Tout est donc construit autour de leur obtention. Les différents niveaux n’ont nulle autre raison d’être qu’un environnement pour les attraper.

« Quand je pense à comparer Zelda [Breath of the Wild] et Mario [Odyssey] sur cet aspect, je pense à Zelda comme un monde vraiment énorme où vous voyez quelque chose de très loin et vous cherchez à savoir comment l’atteindre, alors que le genre de mondes que l’on créé dans Mario repose sur les choses qui sont juste devant vous et comment vous interagissez avec elles. […] La structure du jeu n’est pas conçue de manière à avoir des quêtes secondaires, c’est plutôt que lorsque vous voyagez parmi les différents royaumes, vous allez trouver quelque chose qui va attirer votre attention et il pourrait y avoir une sorte de quête à son sujet, mais tout repose sur le fait de trouver et collecter les lunes de puissance4. » Kenta Motokura, réalisateur de Super Mario Odyssey.

Motokura insiste vraiment là-dessus, sur la densité de son œuvre, qu’il présente comme conçue pour reproduire la sensation d’un parc pour enfant où chaque construction n’est là que pour procurer l’amusement. Au-delà de Zelda, c’est une approche différente de l’ensemble des expériences open world. Des titres comme Grand Theft Auto, qui disposent de villes avant tout cohérentes. En jouant à un Assassin’s Creed, par exemple, on explore une cité sans s’attarder sur les détails de son architecture. On peut repérer, un peu partout, des éléments de décors pour faciliter une escalade rapide des bâtiments, mais positionnés de manière quasiment aléatoire et avec une profusion servant simplement à maximiser leur usage, uniquement quand celui-ci devient nécessaire. « Dans Super Mario Odyssey, l’environnement est plus compact, décrypte Koizumi. Les objectifs et le type d’actions que vous utilisez ont plus de rapport avec ce qui est juste devant vous, et comment vous allez interagir5. »

Cas d’école de la quête du 100 %

On est, en somme, pleinement dans l’idée des jardins miniatures qu’imagine Miyamoto depuis plusieurs décennies. « Ce qui m’intéresse le plus, c’est d’être en mesure de concevoir un terrain où les utilisateurs peuvent penser d’eux-mêmes et essayer différentes choses, qu’ils se servent de leur créativité pour explorer le monde6 », explique le père de la série, considérant à raison que Mario Odyssey honore totalement cette philosophie.

Prenons l’exemple de New Donk City. C’est donc un environnement urbain, qui a la particularité de n’accueillir aucun monstre sur son territoire, ce qui en fait un lieu entièrement sécurisé où il n’est pas possible de perdre de la vie, sauf si on s’aventure sur ses bordures et que l’on chute dans le vide. Il fait un peu office d’hub pour tout un tas de mini-niveaux où l’on retrouve des adversaires. Bouches d’égout, tuyaux ou simplement portes ouvertes d’immeubles emportent Mario vers ces défis isolés. Ce sont généralement des épreuves courtes, tournant autour d’une idée précise. Cela peut être un parcours exploitant des piliers mobiles sur lesquels on s’accroche en étant gêné par des missiles (image 1), un autre qui propose d’avancer sur un terrain qui ne reste en place que quelques secondes, avec quelques tanks sur le trajet (image 2), ou même une phase de jeu, très Naughty Dog dans l’esprit, où l’on doit foncer à toute vitesse face à la caméra sur un scooter en étant poursuivi par un tyrannosaure (image 3).

Mais mettons de côté ces multiples warp zone pour revenir à la ville en elle-même. Dans New Donk City, on trouve en tout 81 lunes. Certaines demandent juste d’être attrapées, généralement à un endroit qui amène un minimum de défi pour les atteindre, comme au-dessus du plus important gratte-ciel de la ville, ou encore dans un pseudo labyrinthe vertical en bordure d’un immeuble. D’autres sont enterrées dans le sol, nécessitant une bête charge pilon pour les récupérer, avec un halo lumineux pour indiquer la position.

Cette dernière situation est, à vrai dire, très courante. Mais parfois sans halo lumineux, et ce sont d’autres éléments qui permettent d’arriver à la conclusion qu’une lune est cachée là, comme un amas d’oiseaux qui se réunissent à un point précis. Il y a aussi différents cas impliquant une légère énigme, comme un habitant qui semble déprimé, assis seul sur un banc : il suffit donc de s’asseoir à côté de lui pour lui parler et lui remonter le moral. Un autre exemple repose sur la présence d’un parking à scooter, qu’un quidam a l’idée d’installer sur le toit d’un petit immeuble. Il est simple de comprendre ce que le jeu demande : il faut placer le véhicule à cet endroit pour récolter une lune. Pour y parvenir, une des solutions consiste à récupérer le scooter garé tout en haut du plus grand gratte-ciel de la ville, d’utiliser l’interrupteur à proximité pour faire apparaître une plateforme temporaire, et foncer à toute vitesse dans le vide en direction des immeubles d’en face. Ne reste plus qu’à progresser avec un minimum d’habileté jusqu’à rejoindre le bâtiment où se situe le parking.

C’est ainsi que Super Mario Odyssey prend tout son sens lorsqu’on cherche à compléter le jeu à 100 %. Ce moment, une fois le scénario achevé, où l’on se lance dans la quête de la perfection en quadrillant le territoire afin d’en déceler tous ses secrets. Et l’œuvre est ingénieusement conçue pour ne pas rendre cette tâche rébarbative, pour ne pas sombrer dans l’impression de « travailler » comme c’est habituellement le cas lorsqu’on cherche à finir un open world à 100 %. Et c’est bien là son plus grand exploit, avec un habile mélange de lunes cachées et d’autres qui sont balisées sur la carte, souvent plus compliquées à dénicher et où la localisation amène à une énigme pour découvrir où précisément se situe l’objectif et comment le récupérer. Et lorsqu’on bloque sur une lune non balisée sans savoir ou chercher, le jeu offre des options pour y parvenir sans aller demander de l’aide sur internet : le perroquet qui donne le nom de la lune (ce qui constitue un indice en soi) ou, à la limite de la triche, Toad qui, en échange de quelques pièces, va baliser la lune.

Les seules failles dans cette démarche sont les très rares lunes où la tâche peut s’avérer gonflante (ce qui peut dépendre des tempéraments et aptitudes de chacun, mais il y a surtout le mini-jeu de la corde à sauter qui rentre dans cette catégorie), et un peu moins de 300 lunes (soit tout de même 30 % du total) que l’on récupère d’une manière loin d’être enthousiasmante : celles de Toadette, qui échange une lune contre un objectif spécifique et similaire à ce qu’on retrouve souvent avec les Trophés ou Succès sur PlayStation et Xbox (comme terminer une dizaine d’épreuves de course), et les lunes à acheter en magasin contre des pièces. Pour Toadette, il s’agit de choses que l’on réussit naturellement en progressant dans l’aventure et le souci se résume surtout à devoir dialoguer avec la demoiselle pendant de longues minutes alors qu’elle donne les lunes une par une. Pour celles qu’il faut acheter, cela peut exiger de devoir farmer des pièces, mais le défi des ballons de Luigi rajouté dans la mise à jour de février a l’avantage de rendre amusante cette perspective.

Et de fait, en dehors de ces petits écarts, Mario Odyssey s’en sort admirablement bien pour proposer une quantité astronomique de lunes sans que cela se réduise à une bête recherche sans autre défi que de fouiller tous les coins d’un environnement qui n’est pas conçu pour, comme si l’on essayait de ramasser tous les mégots qui traînent dans Paris. Le titre de Nintendo parvient à transformer cette quête peu réjouissante en un vrai plaisir qui semble s’étendre à l’infini, avec une diversité constante dans les démarches à effectuer. Et évidemment, tout ceci passe par la maniabilité.

Facile à apprendre, difficile à maîtriser, dit l’adage

Si la proposition de l’open world constitue la plus importante identité de Super Mario Odyssey, sa mécanique de transformations par l’intermédiaire de la casquette du plombier est ce qui a été le plus mis en avant. Dans les faits, cela ne révolutionne pas vraiment la série : en fin de compte, ce n’est rien d’autre que l’équivalent des power-ups qui font partie des spécificités historiques des Super Mario. Mais cette trouvaille a sans doute permis aux concepteurs de se concentrer sur cet élément spécifique pour l’exploiter davantage que dans tout autre épisode.

Il y a en tout 52 métamorphoses. Précision importante d’abord : un peu moins de 20 d’entre elles ne sont que des objets, la plupart sans saveur. Il va s’agir notamment de prendre le contrôle d’un gros rocher ou d’une bouche d’égout, avec comme seule possibilité de se déplacer légèrement pour faire apparaître un passage secret. D’autres vont être plus intéressantes pour les capacités de mouvance qu’elles procurent : en se transformant par exemple en une barre flexible, on peut faire une grisante projection de Mario dans n’importe quelle direction.

Et puis il y a la dimension essentielle : la possibilité de se métamorphoser en ennemi. Un peu plus d’une vingtaine, avec des variantes légères dans le lot. Il y a d’abord les plus classiques, celles qui ont été rapidement présentées et qui font appel à l’histoire de Mario : la transformation en Bullet Bill (les missiles), en plante Piranha, en Frère Marto ou Pyro, ou encore en Cheep Cheep, ces poissons qui permettent de se déplacer avec aisance et sans contrainte dans l’eau. On trouve dans le lot quelques idées ingénieuses, comme la transformation en Goomba, en théorie sans le moindre intérêt. Le tout premier ennemi de Super Mario Bros. ne dispose d’aucun talent offensif ou défensif, est plus lent que Mario et ne peut faire qu’un très léger bond qui lui suffit à peine pour monter les marches d’un escalier. Mais le jeu l’exploite de manière intelligente : sa seule particularité est en fait qu’il peut sauter sur un autre Goomba, ce qui sert à en contrôler deux d’un coup, juchés l’un sur l’autre. Une aptitude que l’on peut reproduire sans cesse jusqu’à atteindre une taille vertigineuse, permettant alors d’accéder à des recoins spécifiques, le tout en devant faire attention aux adversaires : à la moindre attaque subie (par exemple un autre Goomba sur lequel on rate le timing du saut) et la tour s’effondre.

Et puis il y a les nouveaux ennemis, ces personnages inédits, conçus spécialement pour Odyssey et, on l’imagine, avec cette mécanique de métamorphose en tête. Il y a évidemment le T-Rex, présenté par Koizumi comme sa transformation préférée alors qu’il s’agit en fin de compte d’une des moins intéressantes. Certes, à la première tentative, il y a une impression de puissance redoutable qui est assez jouissive. Mais ce n’est rien d’autre que ça : incarner un monstre féroce et dangereux, mais du coup lourdaud, peu maniable et lent, et qui a la particularité d’avoir une limite dans le temps d’utilisation.

D’autres créatures ont en revanche des caractéristiques très plaisantes. Le Giclopode, une petite pieuvre qui vit dans une bulle et éjecte de l’eau avec une forte intensité, ce qui le propulse dans la direction opposée, que ce soit horizontalement ou verticalement, et qui donne une utilité finalement très similaire au J.E.T. de Sunshine. Que dire encore du Tropical Wiggler ou du Pikonio qui amènent aussi des mouvements très intéressants, admirablement bien exploités par le level design.

Le résultat de tout cela, c’est d’offrir au joueur une grande diversité dans les possibilités du jeu. Au fil de l’aventure, on est confronté à ces différents adversaires qui permettent, une fois qu’on en a pris le contrôle, de varier les approches des épreuves qui se dressent devant nous. Mais si nombre de ces utilisations sont obligatoires, il y a aussi une quantité importante de cas où ce ne l’est pas, ce qui nous ramène à la dimension bac à sable très appuyée de cet opus, qui passe évidemment par les mouvements naturels de Mario.

Au fil des épisodes, le plombier a gagné pas mal de possibilités de déplacement. L’action phare du jeu, le lancer de casquette, se caractérise aussi comme une option intéressante au-delà de la métamorphose. C’est un aspect essentiel de la série depuis son passage à la 3D, qui arrive ici à son paroxysme. Une fois que le joueur dompte pleinement la maniabilité, ce qui peut prendre un certain temps, c’est une capacité d’évoluer librement dans les niveaux qui donne un vrai sentiment de toute-puissance, avec plusieurs manières possibles pour parvenir au même point.

Prenons un objectif simple de la série, à savoir le fait de sauter entre deux plateformes. Il y a le saut de base de Mario, qui peut être plus long avec de l’élan, et qui peut surtout l’être encore plus avec l’action du saut en longueur. Mais il y a aussi le rebond sur la casquette : on l’envoie, la maintient en l’air, et saute dessus. Et puis, il y a les combinaisons. Saut en longueur, lancer de casquette, plongeon sur la casquette pour accentuer la puissance du rebond, et ainsi de suite.

« Ce qui m’a vraiment aidé à prendre du plaisir et à ne pas m’ennuyer [en le finissant à 100 %], repose sur la difficulté qu’il y a à maîtriser les mouvements de Mario. Ce n’est que bien longtemps après être entré dans le post-game que j’ai enfin eu l’impression d’avoir un “contrôle total” de Mario et que j’ai compris comment fonctionnaient tous les mouvements avancés comme les sauts multiples ou les rebonds sur la casquette. En réalité, le contenu du post-game ne nécessite jamais de maîtriser ces commandes, mais vous pouvez les utiliser presque partout, ce qui fait que revenir en arrière pour les lunes non obtenues devient vraiment génial. Beaucoup d’entre-elles ont une résolution qui repose sur le fait de prendre le contrôle d’une créature pour obtenir la lune, mais pour la plupart vous pouvez aussi vous en sortir avec la bonne combinaison de sauts multiples et lancers [de casquette]. Il y a un moment où les murs et vides ne ressemblent plus à des obstacles tout simplement grâce à  l’éventail de possibilités [de déplacements]. » Tyler Glaiel (The End is Nigh).

Ce que raconte Glaiel est particulièrement intéressant de la part de quelqu’un qui a travaillé sur The End is Nigh, un jeu qui propose une difficulté très élevée, bien plus qu’un Mario. Car il faut bien le dire, Super Mario Odyssey n’est pas un jeu difficile. Que ce soit pour finir le scénario ou même arriver aux 100 %, c’est à la portée de tout joueur avec un minimum d’expérience. « Super Mario Odyssey est facile à apprendre et inutile à maîtriser », critiquait Ian Dallas, le réalisateur de What Remains of Edith Finch. Ce qui est un jugement erroné : la maîtrise totale de Mario, qui pour le coup constitue une vraie difficulté, n’est certes pas obligatoire, mais offre davantage de possibilités qui amènent à une sensation de plaisir accrue.

Ce n’est pas forcément propre à Odyssey, on le retrouve aussi dans les épisodes linéaires, comme avec cette bonne vieille capacité de pouvoir se sortir d’une situation délicate, lorsqu’on a raté l’action demandée par le déroulement logique du jeu, mais qu’on parvient au résultat attendu d’une autre manière, comme le démontre un utilisateur de Twitter avec l’extrait ci-dessus. C’est précisément ce qui fait que les Mario offrent souvent des speedrun si agréables à regarder. Mais, d’une part, Odyssey va encore plus loin dans cette démarche, et la met surtout en exergue avec les recherches de lunes. Démonstration avec l’exemple des images ci-dessous, cas typique auquel Glaiel fait allusion : une métamorphose en Giclopode est a priori nécessaire, mais on peut y parvenir sans. Une fois maîtrisé, Mario Odyssey offre bien ce sentiment de liberté absolue dans les déplacements, comme aucun autre jeu n’y parvient.

En quête de nouveaux paysages

Il nous reste un dernier aspect crucial de l’identité d’Odyssey à aborder : son thème du voyage. C’est un domaine important de la série, et même des jeux de plateforme en général : proposer une diversité des environnements pour renouveler les décors et rendre l’expérience plus plaisante. Comme bien d’autres, Mario est, de façon plus ou moins appuyée, enfermé dans des carcans qui deviennent finalement monotones, et que l’on pouvait particulièrement constater dans les New Super Mario Bros. De la campagne au désert jusqu’au monde maritime, en passant par les décors enneigés, la jungle, ou encore l’ambiance volcanique généralement propre aux derniers niveaux qui s’accompagnent du traditionnel château de Bowser. Les Mario 3D ont toujours essayé d’avoir quelques nouvelles idées, de renouveler ce catalogue sans surprise, avec plus ou moins de réussite. Odyssey tente d’aller encore plus loin, tout cela pour répondre à son thème phare, pour donner jusqu’à l’habitué des Mario la sensation de voyager, bien plus que dans les épisodes précédents.

« Par exemple, pour New Donk City, le fait qu’il y a des êtres humains aux proportions réalistes repose sur la volonté d’exprimer ce genre de sentiment étrange que vous pouvez avoir quand vous voyagez dans un nouvel endroit, quand vous voyez quelque chose que vous n’avez jamais vu auparavant et que vous vous confrontez à des choses inconnues. C’est ce que fait Mario dans ce jeu. Par exemple, plutôt que d’essayer de créer une version réelle de Yoshi, avoir un véritable Tyrannosaure dans le jeu et l’appeler spécifiquement un T-Rex était une tentative de renforcer ce sentiment qu’il y a des éléments inconnus dans ce jeu. L’écart entre ce que les gens connaissent, comme le T-Rex, un dinosaure qui vivait sur cette planète, et ce que vous vous attendez habituellement à trouver dans un jeu Mario est, pour nous, une manière d’atteindre ce sentiment de surprise qui correspond au thème général du voyage7. » Yoshiaki Koizumi.

C’est un aspect délicat à juger puisque sans doute celui qui repose le plus sur la subjectivité. Le fait est qu’a minima, il est incontestable que New Donk City procure ce sentiment. Le problème c’est que ce cas est la seule réussite totale dans ce domaine. La jungle, par exemple, bénéficie d’une direction artistique plutôt bonne et originale, mais ça n’en reste pas moins une jungle. Idem pour le désert ou le territoire spécifique du T-Rex, qui tente une ambiance préhistorique qui n’est peut-être pas assez appuyée. Il y a bien le monde de la cuisine, mais dont le résultat n’est pour le coup pas bien beau. Il y a celui qui semble tout droit sorti de Dark Souls mais qui est bien trop petit, se résumant essentiellement au théâtre d’un combat de boss.

Non pas qu’il aurait été aisé de faire mieux, bien au contraire. Mais on peut sentir un manque de folie dans la démarche des développeurs, peut-être effrayés à l’idée d’aller trop loin et d’avoir un résultat trop distant de l’ambiance d’un Mario. C’est un équilibre délicat à gérer, sur lequel l’équipe de Koizumi s’en sort plutôt bien, mais sans parvenir à briller sur ce plan.

La science du timing

Lorsqu’on demande à Yoshiaki Koizumi quel est le développement auquel il a participé qui lui a donné le plus de plaisir, il répond sans hésitation Super Mario 64. Tout simplement parce qu’ils avaient tout à créer.

Super Mario Odyssey n’arrive pas à la cheville de Super Mario 64. Et il y a peu de chance qu’un Mario y parvienne un jour. Parce qu’aucun ne pourra prétendre à une importance aussi grande qu’un jeu qui s’appuyait sur une révolution aussi essentielle que le passage à la 3D. Galaxy réussissait à s’en approcher, avec cette superbe idée de la gravité qui renouvelait totalement la façon de se déplacer, d’une manière bien plus novatrice qu’une sorte de jet-pack ou un lancer de casquette. Le genre de trouvaille précieuse qui est bien rare.

C’est tout le problème d’une série comme Mario, qui cherche à chaque fois à se réinventer, mais qui ne peut pas le faire tout le temps, ou plutôt qui ne peut pas y parvenir avec autant d’intensité. Le succès d’Odyssey est ainsi limité par ce constat implacable : ce n’est pas une expérience aussi rafraichissante que l’étaient Galaxy ou 64. Mais ça n’en reste pas moins un résultat unique et bien différent des épisodes précédents ou, encore plus, de ce qu’on trouve ailleurs. L’approche particulière du collectible, de cette composante régulière dans les open world, en bâtissant l’intégralité du jeu autour de cela, offre une manière originale et réussie de traiter l’objectif du 100 %, trop souvent relégué comme un bonus accessoire et ennuyeux.

Le reste fait preuve du talent et du savoir des équipes de Nintendo, qui, en particulier du côté d’EPD Tokyo, responsable des Mario en 3D, ne semble jamais vaciller. Que ce soit dans la logique du game design et du level design, on touche une fois de plus à une maîtrise impressionnante qui n’a jamais vraiment quitté la série et maintient chaque nouvel opus comme une référence par nature. Tout l’enjeu est alors de faire davantage encore, de ne pas seulement constituer un grand jeu mais un grand Mario. Odyssey peut-il prétendre à ce statut alors que son génie véritable n’apparaît qu’avec la contrainte de viser les 1000 lunes ? C’est délicat à juger. Mais a minima, il y a cette démarche qui s’imposait comme une réussite dès l’annonce du jeu : revenir à l’open world, quinze ans après Sunshine et après nous avoir fourni des épisodes linéaires en série. C’était déjà une assurance de renouveler l’expérience et faire mouche après l’excellence d’un Mario 3D World trop peu rafraichissant. Sans doute est-ce tout simplement là que s’explique le succès, aussi bien critique que commercial d’Odyssey qui aurait paradoxalement eu un impact moins prononcé s’il était arrivé juste après Sunshine.

 

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Sources

  1. https://gonintendo.com/stories/285983-nintendo-s-koizumi-on-the-surprise-of-switch-s-success-comparing
  2. https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-Super-Mario-Galaxy/Iwata-demande-Super-Mario-Galaxy-Vol-1/2-A-l-ecoute-de-nombreuses-voix/2-A-l-ecoute-de-nombreuses-voix-230081.html
  3. https://www.reddit.com/r/NintendoSwitch/comments/6h9s6l/hi_im_mr_koizumi_producer_of_super_mario_odyssey/
  4. http://time.com/4816417/super-mario-odyssey-interview-e3/
  5. https://gonintendo.com/stories/285983-nintendo-s-koizumi-on-the-surprise-of-switch-s-success-comparing
  6. http://www.gameinformer.com/b/features/archive/2017/10/25/shigeru-miyamoto-on-potentially-remaking-mario-64-and-yoichi-kotabes-art.aspx
  7. https://www.theverge.com/2017/8/28/16213402/nintendo-yoshiaki-koizumi-super-mario-odyssey-interview-gamescom-2017