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Microsoft et la quête du leadership

Hebdostrie, saison 3, épisode 6

C’est donc fait : Activision Blizzard appartient désormais à Microsoft, après un feuilleton qui a duré plus d’un an et une bataille acharnée entre les deux intéressés et les régulateurs, pressés notamment par Sony d’empêcher cette conclusion. Une année marquée par plusieurs retournements de situations dans le dossier, de nombreuses déclarations publiques et beaucoup de documents confidentiels dévoilés. Il en ressort quelques enseignements et, surtout, des questionnements quant à la tournure que prend maintenant l’industrie et la stratégie de Microsoft sur le secteur du jeu vidéo. On va tenter de faire le point.

Une année de conflits

On ne va pas refaire l’historique complet, mais revenir quand même un peu sur les moments les plus marquants de l’affaire. Rappelons le contexte : en janvier 2022, Microsoft annonce l’acquisition d’Activision Blizzard pour un montant de 68,7 milliards de dollars (ce qui pulvérise le précédent record dans l’industrie du jeu vidéo : le rachat de Zynga par Take-Two pour 12,7 milliards de dollars, qui a été annoncé à peine une semaine avant). Une telle transaction impose que les organismes de régulations, chargés notamment d’empêcher des risques de monopoles, étudient la chose avant d’autoriser ou de bloquer l’opération.

Tout l’enjeu a porté sur les régulateurs des trois principaux marchés occidentaux : la FTC (Federal Trade Commission) aux États-Unis, la commission Européenne, et la CMA (Competition and Markets Authority) au Royaume-Uni, ce dernier étant celui qui a posé le plus de problème. À partir de la fin de l’année 2022, Jim Ryan, le PDG de Sony Interactive Entertainment (l’activité jeux vidéo de Sony) se lance activement dans la quête de convaincre les régulateurs de bloquer l’acquisition, multipliant les voyages pour aller les rencontrer directement et faire valoir ses arguments quant au danger pour le marché (mais surtout pour son entreprise) que ça apporterait.

Les contre-attaques se sont multipliées au début de l’année 2023. En février, Robert Kotick (PDG d’Activision Blizzard) sort de sa réserve pour s’en prendre à la CMA, allant jusqu’à viser le Premier ministre britannique. « Rishi Sunak a déclaré qu’ils aimeraient devenir comme la Silicon Valley de l’Europe, et si cet accord ne peut pas passer, ils ne deviendront pas la Silicon Valley, mais la Death Valley1. » Et d’évoquer l’action des régulateurs de manière générale, qu’il semble détester, en bon libertarien convaincu qu’il est, avec un peu de xénophobie en prime.

« Je ne pense pas qu’ils comprennent pleinement que c’est une activité free-to-play, que les entreprises japonaises et chinoises dominent l’industrie avec Sony et Nintendo qui ont ces énormes catalogues de propriétés intellectuelles… Je pense que [les régulateurs] sont un peu confus sur où se situe la concurrence aujourd’hui. […] Nous avons lutté pour entrer dans le marché japonais, nous ne pouvons pas entrer dans le marché chinois sans un partenaire [local], et donc la concurrence actuelle ne vient pas d’entreprises européennes ou américaines, mais de ces entreprises au Japon et en Chine2. »

Bobby Kotick, PDG d’Activision Blizzard (à droite).

Dans la même ambiance, fin mars, alors que le régulateur japonais valide l’acquisition (sans surprise compte tenu du faible poids qu’incarne la marque Xbox sur le territoire), on découvre que les lobbyistes de Microsoft ont provoqué du mouvement du côté du Congrès américain pour mettre en lumière la situation de Microsoft sur le marché du jeu vidéo japonais. Onze membres du Congrès (des républicains et des démocrates) alertent l’administration Biden sur le fait que Sony paye des exclusivités japonaises, comme Final Fantasy XVI, ce qui va selon eux à l’encontre des accords commerciaux entre le Japon et les États-Unis.

Dans leur lettre ouverte, ils précisent que le fait que le gouvernement japonais ne s’en prenne pas à Sony pour empêcher cette méthode constituerait « un vrai impact sur Microsoft et de nombreux studios de développement de jeux et éditeurs américains qui vendent dans le monde entier mais voient leurs bénéfices au Japon atténués par ces pratiques3. » Il n’y a évidemment aucun mot sur les nombreuses exclusivités japonaises que Microsoft avait acheté à l’époque de la Xbox 360.

Quand on n’y croyait plus

En avril, alors que la CMA rend son verdict – qui s’avère être un blocage de l’acquisition – le ton monte. Un communiqué d’Activision Blizzard indique que la société « prend acte du fait que, malgré tous ses beaux discours, le Royaume-Uni est clairement fermé aux affaires4. » Sans vraiment le formuler, un chantage à l’emploi est sous-entendu. Le directeur juridique de Microsoft, Brad Smith, intervient rapidement pour évoquer le sujet sur la BBC.

« Cette décision, je dois le dire, est probablement celle de notre jour le plus sombre de nos quatre décennies en Grande-Bretagne. Ça fait plus qu’ébranler notre confiance dans les opportunités futures pour faire croitre une activité technologique en Grande-Bretagne, c’est sans précédent. […] J’ai entendu des choses de la part de nombreuses personnes à travers le monde. Les gens sont choqués, les gens sont déçus, et leur confiance dans la technologie au Royaume-Uni a été gravement ébranlée5. »

Il demande au Premier ministre de s’occuper de la CMA pour changer les choses. Un porte-parole du gouvernement britannique réagit le lendemain, indiquant que « ce genre d’affirmations n’est pas étayé par les faits6 », et rappelle que la CMA est un organisme indépendant. Ainsi, faire ce que réclame Smith, à savoir intervenir pour demander à la CMA de revoir son jugement, serait… eh bien, contraire à la démocratie, en fait. De son côté, Kotick s’énerve encore plus : « ces régulateurs ne comprennent vraiment pas notre métier7. »

Brad Smith

Microsoft, anti-exclusivités ?

Sur la question des exclusivités, il y a aussi eu pas mal de rebondissements. Dès le début, Microsoft insiste sur le fait que leur but n’est pas de rendre Call of Duty exclusif à ses consoles (et au PC). « Cela n’aurait aucun sens financier pour Microsoft de retirer Call of Duty des PlayStation étant donné sa position dominante dans le marché8 », répète à de multiples reprises le constructeur. Microsoft déclare avoir proposé à Sony un contrat leur garantissant les sorties des jeux sur PlayStation. Jim Ryan s’offusque publiquement des termes de l’accord. « Microsoft a uniquement proposé le maintien de Call of Duty sur PlayStation pendant trois ans après l’expiration du contrat d’exploitation actuellement en cours entre Activision et Sony9. »

Dans la foulée, on apprend que Microsoft a proposé un nouvel accord à Sony amenant la garantie de sorties des Call of Duty sur PlayStation pour les dix prochaines années (que Sony refuse initialement, pour finalement l’accepter durant l’été, quand il devenait clair que l’acquisition se ferait). Et enchaîne quelques semaines plus tard en annonçant la signature avec Nintendo pour un accord similaire (également d’une durée de dix ans), portant visiblement plus sur la prochaine console de Nintendo que sur la Switch.

Microsoft avance ses arguments pour convaincre. Et utilise particulièrement l’antécédent Mojang, et le fait que Minecraft ne s’est pas transformé en une exclusivité. L’entreprise indépendante 4J Studios, qui a travaillé sur les conversions consoles de Minecraft depuis le début, témoigne pour indiquer que le rachat de Mojang par Microsoft n’a pas impacté la chose, et qu’au contraire Microsoft a même encouragé le développement de contenus liés à Mario, exclusifs à la Wii U et la Switch.

Des échanges internes ont toutefois dévoilé que pour Minecraft Dungeons, l’entreprise a d’abord envisagé de sortir le jeu uniquement sur Xbox et PC, avec la bénédiction de Phil Spencer. Mais la réalité des chiffres a son importance : Spencer a reconnu que Minecraft se vendait environ deux fois mieux sur PlayStation que sur Xbox, et se vendait environ deux fois mieux sur Switch que sur PlayStation. Et les documents de Microsoft révèlent qu’en 2021 l’éditeur a vendu presque autant de jeux sur PlayStation ou Switch que sur Xbox. Ce qui, tout bien considéré, est plutôt une démonstration des faibles ventes de jeux Xbox qu’autre chose.

Document de Microsoft estimant les ventes sur console des principaux éditeurs.

Microsoft, pro-exclusivités ?

Et puis, il y a le précédent Bethesda. En mars, au détour d’un entretien avec IGN France, le réalisateur de Redfall (jeu de Bethesda développé par Arkane Austin et sorti en mai 2023 uniquement sur Xbox et PC) révèle que le titre devait initialement avoir une version PS5, mais que celle-ci fut refusée par Microsoft. En juin, alors que le procès entre la FTC et Microsoft débute, des éléments importants s’ajoutent à l’affaire au moment de l’interrogatoire de Pete Hines, principal exécutif chez Bethesda. La FTC met en avant un courriel interne de Hines, daté de février 2022, qui réagit à un message officiel publié sur le blog Xbox et assurant que les Call of Duty continueront à sortir sur PlayStation, ce qui visiblement ne plaisait pas chez Bethesda, alors qu’on leur refusait cette possibilité.

« Est-ce que quelqu’un chez Xbox a pensé à nous prévenir ? Todd [Howard, directeur de Bethesda Game Studios] se rend au DICE dans quelques semaines, vous n’avez pas pensé qu’un journaliste pourrait aller le voir et lui demander pourquoi ce serait ok pour [Call of Duty] ou n’importe quel jeu d’Activision Blizzard [de continuer à sortir sur PlayStation], mais pas pour [The Elder Scrolls 6] ou Starfield10 ? »

Pete Hines

Au tribunal, Hines est bien obligé de reconnaître ce que tout le monde se doute : que Microsoft leur a explicitement imposé de ne plus faire de versions PlayStation. Que Starfield était initialement prévu sur PS5, mais aussi le projet Indiana Jones actuellement en développement chez Machine Games, pour lequel le contrat initial avec Disney (détenteur de la licence) avait dû être renégocié après l’acquisition pour qu’une sortie PlayStation soit retirée de l’équation.

Mais dans le même temps, Jim Ryan a également perdu des points depuis la révélation de ses propres courriels interne où il écrit, peu de temps après l’annonce de l’acquisition, qu’il est persuadé que Microsoft sera contraint de continuer à sortir les Call of Duty sur PlayStation, sans quoi le manque à gagner serait trop important. Phil Spencer (directeur de l’activité jeux vidéo de Microsoft) s’engage quant à lui – sous serment – qu’il persistera (sans réserve de temps) à sortir les Call of Duty sur PlayStation.

En fin de compte…

Bon, le sujet des exclusivités, s’il est sans doute celui qui a fait le plus de bruit, n’est en réalité pas si important dans l’histoire. En octobre 2023, le régulateur brésilien était l’un des premiers à approuver l’acquisition, et résumait assez bien la chose : oui, Microsoft perdrait effectivement beaucoup d’argent si Call of Duty arrêtait de sortir sur PlayStation, ce qui donc peut suffire à les dissuader de le faire, comme ils ne l’ont pas fait avec Minecraft.

Mais en même temps, oui, Microsoft peut envisager de se priver des ventes PlayStation si la société estime que le renforcement de son offre sera suffisant pour compenser ce manque à gagner. Cela étant, le plus important est là : même dans cette éventualité, Sony a suffisamment d’avantages pour maintenir son leadership. L’Union européenne, où la domination de Sony sur Microsoft est violente (le ratio entre les deux est de l’ordre de 80-20) et où Call of Duty est moins puissant commercialement qu’en Amérique, en arrive à la même conclusion.

Et même la CMA change d’avis à ce sujet, considérant que ce n’est pas l’important, au moment où l’organisme annonce pourtant vouloir empêcher l’acquisition. Ce qui a donné cette situation paradoxale où Sony juge le nouvel avis de la CMA « surprenant, sans précédent, et irrationnel11 », en même temps que Microsoft s’agace de leur verdict. C’est qu’à ce moment, la CMA considère que le vrai enjeu concerne le cloud, et l’avantage exceptionnel qu’aurait Microsoft sur ce secteur si l’acquisition se fait. Ce qui amène d’autres confidences intéressantes de la part de l’entreprise américaine.

Phil Spencer (au centre) se rendant au tribunal pour s’opposer à la FTC.

La question du cloud

Petit retour en mars 2019. On est alors à quelques semaines de l’E3 et Google vient de dévoiler son grand projet dans le cloud gaming : Stadia. Chez Microsoft, Phil Spencer envoie un message à ses employés. « Leur présentation est la validation du chemin sur lequel nous nous sommes embarqués il y a deux ans, indique-t-il. […] Il y a déjà eu beaucoup de travail pour nous mettre dans une position où nous serons en mesure de viser les 2 milliards de joueurs sur la planète. Google a frappé un grand coup aujourd’hui et nous avons quelques mois devant nous avant l’E3, où nous aussi nous ferons tout aussi fort12. »

Ça, c’était leur grand truc de l’époque, ces 2 milliards de joueurs. C’est la quantité évaluée de personnes dans le monde qui jouent à des jeux vidéo, sous une forme ou une autre. Et évidemment, la majorité provient du mobile. L’idée était donc d’aller chercher les joueurs mobile avec une offre de jeux console/PC en utilisant le cloud. Sauf que ça ne fonctionne pas vraiment. En 2022 Microsoft se vantait du fait que son service cloud était pratiqué par 10 millions de personnes. On est loin des 2 milliards, mais c’est quand même déjà beaucoup, non ?

Eh bah, non, en fait. Lors du procès avec la FTC, Microsoft certifiait qu’en réalité ça touche peu de monde. Ces 10 millions d’utilisateurs, ce sont plutôt des gens qui utilisent la fonctionnalité comme un moyen de tester les jeux avant ou pendant le téléchargement. Un simple bonus, une feature. Un témoignage confirmé par la D. Elizabeth Bailey, économiste commanditée par la cour pour étudier d’un œil indépendant l’affaire. Celle-ci estime que le cloud représente moins de 1 % du temps de jeu chez les utilisateurs Xbox. Spencer, de son côté, affirme que les plans de Microsoft en matière de cloud gaming pour le mobile sont un échec, imposant un changement de stratégie. Celle-ci consiste à acquérir un acteur majeur du jeu mobile « traditionnel », comme King (propriété d’Activision Blizzard).

Le patron du jeu vidéo chez Microsoft est alors interrogé sur les dépenses concrètes de son entreprise dans le domaine. « Je dirais que notre investissement spécifique envers xCloud est probablement inférieur à 10 millions de dollars sur l’année fiscale 2022-23, en dehors des coûts pour répondre aux besoins des joueurs existants13. » On insiste pour lui demander quels sont les plans sur ce créneau. Il répond que c’est incertain. « Pour cette année, on a vraiment fait baisser l’investissement à zéro alors qu’on attend de voir si on peut trouver un marché qui correspond au principe de streamer des jeux Xbox à des appareils, en particulier le mobile14. »

Il n’en reste pas moins que nombreux dans l’industrie sont toujours convaincus que le cloud gaming deviendra quelque chose de très important, peut-être même capable de supplanter le marché des consoles. La CMA estime que dès 2026, le marché représentera 11 milliards £, dont 1 milliard rien qu’au Royaume-Uni, et considère que Microsoft détient déjà entre 60 et 70 % du marché. Alors Microsoft a cherché à les rassurer, multipliant les accords de 10 ans avec des acteurs du cloud pour leur garantir l’accès au catalogue Microsoft, dont celui d’Activision Blizzard. Ça a commencé avec Nvidia, puis avec Boosteroid, Ubitus, EE et Nware. Et finalement, la touche finale qui a permis à la CMA de valider l’acquisition : un accord avec Ubisoft pour transférer les droits des jeux Activision Blizzard à l’éditeur français en matière de cloud.

Les manifestations de travailleurs chez Activision Blizzard (essentiellement les équipes QA de Raven) pour réclamer un statut de salarié à temps plein.

Les sujets ignorés

En mars 2022, quelques semaines à peine après l’annonce de l’acquisition, Public Citizen (un important lobby américain en faveur d’une plus forte régularisation de la finance et de la défense des consommateurs) signait une lettre ouverte en compagnie de quatorze autres associations qui luttent pour la protection des consommateurs et des travailleurs. En gros, il était demandé que l’acquisition soit empêchée, arguant que les conséquences seraient néfastes pour le public. Mais pas seulement.

« Le fait qu’aucun des employés de Microsoft basés aux États-Unis n’appartienne à un syndicat souligne le succès de Microsoft dans sa capacité à empêcher sa main-d’œuvre de s’organiser pour protéger les intérêts des travailleurs. L’impact s’étend au-delà de sa propre main-d’œuvre. Les concepteurs de jeux auront moins d’employeurs potentiels et les développeurs indépendants auront moins de partenaires en compétition pour leur travail, ce qui réduira les salaires et l’innovation15. »

On ne sait pas si c’est en réaction à ça, mais Microsoft l’a joué très finement sur ce plan. Au tout début de l’année 2023, on découvrait que 300 employés de Bethesda (chez id Software, Arkane et Bethesda Game Studios, essentiellement dans le domaine de la QA – le debug) formaient une union syndicale reconnue par Microsoft. C’est la toute première fois de l’histoire de l’entreprise que des employés sont officiellement syndiqués. « Nous sommes impatients de nous engager dans des négociations de bonne foi en vue de conclure une convention collective16 », indique alors Microsoft, qui signe une publicité avec la CWA (Communications Workers of America, le plus important syndicat du secteur en Amérique) dans le Washington Post, où il est précisé : « En 2023, nous espérer apporter les mêmes accords et principes à Activision Blizzard, que Microsoft propose d’acquérir17. »

Tout ça remonte même à juin 2022, quand la CWA et Microsoft ont signé un accord dans lequel le géant américain s’engage à être désormais neutre face aux tentatives de syndicalisation en interne. La CWA est ainsi devenue une alliée inattendue de Microsoft dans ce feuilleton, allant même jusqu’à demander aux régulateurs d’approuver l’acquisition. Il faut dire que dans le même temps, Activision Blizzard faisait preuve d’une farouche opposition au syndicalisme croissant dans le milieu. Dans un tel contexte, la CWA considère que l’acquisition permettrait aux employés d’Activision Blizzard de former plus facilement des syndicats.

Le fait est que le sujet de l’impact potentiel de l’acquisition sur les conditions des travailleurs et le marché de l’emploi n’a pas vraiment été étudié par les régulateurs. De même qu’un possible effet boule de neige. C’était pourtant, au fond, le sujet le plus important dans cette histoire. Est-ce que ce n’est pas ouvrir la boîte de pandore que d’autoriser ce rachat ? Comment va réagir le reste de l’industrie ? Comment va réagir Sony ? Jusqu’où va aller ce phénomène de concentration ? On ne sait pas. Peut-être nulle part. Mais que cette question ne soit pas devenue un sujet majeur dans les réflexions au cours de ces derniers mois est assez malheureux.

Plus de retour en arrière possible

Et maintenant, que va devenir l’activité jeux vidéo Microsoft ? Il y a un aspect qu’il faut bien comprendre : ce rachat place une pression monumentale sur les dirigeants de la marque Xbox. Il y a cette idée que Microsoft peut se le permettre, grâce à sa richesse extravagante, ses réserves de fonds colossales et l’ampleur démesurée du bénéfice accumulé par l’ensemble du groupe chaque année. Oui, Microsoft est riche et peut se permettre tout un tas de choses qui ne sont pas à la portée de la plupart des entreprises du secteur. Mais ça ne veut pas dire que Microsoft peut faire n’importe quoi sans conséquence.

Même pour Microsoft, cette somme de 69 milliards de dollars est hors-norme. C’est un investissement colossal, qui a intérêt à être rentable. Parce que les actionnaires, ils pourraient préférer qu’on les leur refile sous forme de dividendes ou de rachats d’action, ces 69 milliards. Et les actionnaires, ils ont le pouvoir de licencier les dirigeants de Microsoft. Alors, après avoir investi autant dans le jeu vidéo, il y a intérêt pour Satya Nadella, PDG de Microsoft, que cette activité rapporte beaucoup à l’entreprise.

On peut rêver sur le fait que cet investissement pousse Microsoft à être plus transparent sur ses finances, en l’état on est toujours dans un certain flou quant à la rentabilité de la branche Gaming. On sait au moins que celle-ci est rentable, mais à un degré assez léger : Phil Spencer s’est contenté de révéler (au cours d’un interrogatoire qui lui-même n’aurait normalement pas dû être rendu public) que la marge de son activité correspond à un taux d’une seule unité, donc entre 1 et 9 %. En comparaison, la marge opérationnelle de l’activité jeu vidéo de Sony s’élève à 11 % lors de la dernière année fiscale, et celle de Nintendo est de 32 %. Celle d’Activision Blizzard était de 22 % en 2022 et de 37 % en 2021.

On rappelle qu’avec environ 58 millions de consoles écoulées dans le monde, le bilan de la Xbox One, bien que mauvais par rapport à la Xbox 360 (plus de 84 millions), est loin d’être catastrophique. Surtout qu’une console vendue rapporte bien plus qu’autrefois. Si Microsoft répète depuis des années que vendre des consoles n’est pas rentable, c’est une affirmation trompeuse : si la vente de console en tant que telle est souvent déficitaire, elle permet aussi de récolter des royalties de la part des tiers. Et ceux-ci ont explosé avec la démocratisation du dématérialisé et des microtransactions, où le constructeur récupère 30 % de tout ce que les tiers vendent. Et c’est ainsi que ça devient très rentable. Mais Microsoft n’est pas du genre à se contenter d’une petite activité qui a enfin atteint sa rentabilité, surtout quand celle-ci perd progressivement des parts de marché.

Consoles et PC

Reprenons la stratégie de Microsoft sous l’ère Phil Spencer. D’abord, elle consiste à suivre un mouvement général qu’est celui des abonnements. Après tout, Microsoft est un pionnier en la matière côté jeux vidéo en ayant imposé l’idée que le public doit payer un abonnement pour jouer en ligne, principe repris depuis par ses concurrents. Le Game Pass pousse le concept plus loin avec l’accès à une ludothèque, et va au fond de l’idée en proposant tous ses jeux first-party dans l’abonnement dès leur sortie. Ce qui, fatalement, conduit à des ventes moins importantes de ses jeux. Mais pour compenser, il y a le principe de sortir tous ses jeux first-party sur PC simultanément, y compris sur Steam.

L’autre avantage de ces sorties PC, c’est que ça permet de créer également une offre Game Pass en natif sur PC. Ce qui donne l’opportunité de pouvoir concurrencer Valve de manière plus efficace qu’Epic. Contrairement à l’éditeur de Fortnite, Microsoft ne mise pas sur les exclusivités pour attirer le public sur son store, au point, donc, de sortir ses propres jeux sur Steam, mais mise sur une offre de consommation alternative. Et comme Epic, Microsoft a décidé de réduire son taux de royalties sur sa plateforme à 12 %, ce qui est un argument de poids pour les négociations avec les tiers. C’est-à-dire que pour un tiers qui a un jeu avec une forte monétisation in-game (DLC, microtransactions), l’éditeur en question a tout intérêt à ce que ses consommateurs sur PC passent par le Game Pass (et donc le store de Microsoft) pour acheter leurs contenus additionnels plutôt que par l’intermédiaire Steam.

Mais c’est là que la stratégie de Microsoft devient complexe, et peut-être même un brin hasardeuse. Il y a toujours cette idée que, désormais, les consoles ne sont plus très importantes pour Microsoft. Mais c’est un jugement très erroné. D’abord parce que, justement, le choix de passer à un taux de 12 % pour les royalties des tiers sur PC au lieu des 30 % sur console fait que Microsoft va gagner bien plus d’argent avec un consommateur qui est dans son écosystème console que dans son écosystème PC. Le plan de Microsoft est pertinent pour essayer de récupérer du public de Steam sur PC, mais si des gens abandonnent les Xbox au profit du Game Pass PC, Microsoft est perdant.

Les consoles en difficulté

Et puis aussi parce que c’est de toute façon sur console que le Game Pass trouve le mieux son public. Les documents qui ont fuité ont permis d’établir que début 2022, il y avait presque 22 millions d’abonnés Game Pass sur console, contre entre 3 et 5 millions d’abonnés Game Pass sur PC. Un autre document révèle les prévisions de l’entreprise en la matière : Microsoft s’attendait à ce qu’en juin 2023 la répartition entre joueurs consoles et joueurs PC parmi les abonnés serait de plus de 75 % sur console et moins de 25 % sur PC. Et Microsoft s’attend à ce que ratio reste stable au fil des années et soit sensiblement le même, au moins jusqu’en juin 2030.

Il y a quand même une nuance à apporter sur ce dernier point : ces calculs de ratios ne prennent pas en compte le cloud. Et Microsoft espère une forte croissance de ses abonnés qui utiliseront principalement le cloud d’ici à 2030. Pour faire simple, l’objectif est d’avoir, en juin 2030, environ 110 millions d’abonnés au Game Pass, dont plus de la moitié (60 millions) sur console, environ 30 millions sur le cloud, et environ 20 millions sur PC.

Les prévisions de Microsoft en matière d’abonnés au Game Pass.

D’autres documents témoignent aussi des plans en matière de consoles, et notamment que la prochaine génération est envisagée pour 2028. Mais surtout que fin 2027 le parc de consoles de Xbox Series dans le monde atteindrait un total se situant entre 56 et 59 millions. Soit des ventes équivalentes, si ce n’est supérieures, à ce qu’a réalisé la Xbox One.

Le hic, c’est que ça n’en prend pas vraiment le chemin. L’année 2023 est particulièrement catastrophique pour Microsoft en matière de ventes de consoles. On évoquait auparavant le ratio de 80 % / 20 % pour les ventes de PlayStation et Xbox en Europe. Mais ça s’aggrave : sur l’année 2023, en France, on se rapproche d’un ratio 90 % / 10 %. Que la Xbox Series accuse une sévère baisse de ses ventes européennes en septembre 2023 par rapport à septembre 2022, malgré l’amélioration des approvisionnements, la sortie de Starfield, et alors que les ventes de PS5 explosent, en dit long sur la situation. Et même aux États-Unis, où pourtant l’effet Starfield est davantage visible, les derniers chiffres connus témoignent d’une part de marché qui se dégrade depuis la génération précédente et la PS5 est toujours dominante quand la Xbox One parvenait de manière assez fréquente à dépasser la PS4 dans le territoire.

L’importance de l’offre first-party

Et donc, pendant ce temps, où en est le Game Pass ? On n’a plus eu de données officielles depuis l’annonce, en janvier 2022, des 25 millions d’abonnés. Même si, de manière officieuse, par exemple au travers de profils Linkedin d’employés de Microsoft, on parle de plus en plus de 30 millions.

Eh bien, revenons aux anciennes prévisions internes découvertes dans les documents de Microsoft. L’entreprise s’attendait plutôt à être au-dessus des 40 millions en juin 2023, et d’atteindre les 50 millions en 2024, pour continuer comme ça jusqu’à 110 millions en 2030. C’est quand même très ambitieux et il va falloir rendre l’offre first-party bien plus efficace pour ça.

Et c’est toujours le problème fondamental de l’entreprise. Après une année 2022 très pauvre en sorties, l’année 2023 fut d’abord celle des résultats mitigés, comme Hi-Fi Rush, quand on ne parle pas carrément d’un fiasco particulièrement violent, comme avec Redfall. Considérez ceci : Prey, le précédent jeu d’Arkane Austin sorti en 2017, a fait, en 2023 uniquement, environ dix fois plus de ventes que Redfall en Europe. Dans ce contexte, Starfield arrive comme une bouffée d’air frais qui fait beaucoup de bien à l’offre Microsoft. Mais comme on l’a déjà étudié, son résultat n’est pas non plus à la hauteur de ce qu’on aurait pu attendre du nouveau jeu des développeurs d’Elder Scrolls et Fallout, et accumule moins de joueurs que Forza Horizon 5.

C’est encore et toujours le même problème de Microsoft : son offre first-party, d’autant plus importante pour la stratégie Game Pass. Les multiples investissements de ces dernières années sont là pour le corriger, mais il y a le souci historique de la gestion des studios Microsoft, pleine de casseroles. Laquelle s’ajoute à une époque où il est de plus en plus compliqué pour tout le monde de gérer des équipes sans cesse plus grandes sur des projets sans cesse plus complexes.

Et tout ceci avec cette notion qu’il ne faut pas oublier : sur les désormais 30 studios (en ne comptant pas les studios d’assistance qui ne pilotent pas ou plus de développements et en comptant l’ensemble de Blizzard comme un seul studio) que possède Microsoft, plus de 80 % ont été fondés ou acquis au cours des cinq dernières années. Les cinq « anciens » étant Mojang (racheté en 2014), The Coalition (fondé en 2010 pour remplacer Epic Games sur les Gears of War), 343 Industries (fondé en 2007 pour remplacer Bungie sur les Halo), Rare (racheté en 2002) et Turn 10 Studios (fondé en 2001 par Microsoft).

C’est surtout sur ce domaine que Microsoft doit progresser et la toute récente réorganisation du haut de sa hiérarchie va dans ce sens. Si le directeur des studios, Matt Booty, conserve de manière presque insolente la confiance de Phil Spencer pour effectuer ce travail, le fait qu’il obtienne une place de numéro 2 de l’organigramme et récupère le contrôle de Bethesda (alors que Pete Hines vient de démissionner), témoigne au moins du fait que l’entreprise a saisi l’importance de ce domaine. Et si Activision Blizzard reste pour l’instant sous l’autorité de Bobby Kotick, il est fort possible que ce dernier s’en aille à son tour une fois son contrat terminé (fin 2023) pour que Booty en hérite également.

Le nouvel organigramme de la direction de l’activité jeux vidéo de Microsoft.

Et tout ceci avec l’espoir de renforcer considérablement l’offre Game Pass. Parce que c’est aussi la conclusion du rachat d’Activision Blizzard. Outre l’intérêt de récupérer une offre mobile conséquente qui permet à Microsoft de se positionner plus sérieusement sur ce secteur, l’intérêt de l’acquisition se résume surtout à apporter des jeux dans l’offre d’abonnement de Microsoft, plus que des exclusivités. C’est qu’Activision se résume désormais à Call of Duty, qui donc est garanti de sortir sur PlayStation (et même sur consoles Nintendo) pour les dix prochaines années. Quant à Blizzard, on risque aussi d’attendre un moment avant de voir des productions ignorer les consoles de Sony, alors que le studio vient déjà de sortir deux productions majeures (Diablo IV et Overwatch 2) qui les occuperont certainement pendant longtemps avant de faire quelque chose de neuf.

Peut-être que l’appétit démesuré de Microsoft ne va pas s’arrêter là et que d’autres acquisitions arriveront à l’avenir. Mais pour l’heure, il est temps que l’entreprise apprenne à gérer efficacement cette collection de studios pour arriver à son objectif d’un Game Pass alimenté de manière régulière pour convaincre le grand public de s’y abonner, et de rester abonné même avec des augmentations de tarifs. Et d’atteindre un succès suffisamment important pour assurer la réussite de l’écosystème Microsoft sur console comme sur PC, et rentabiliser efficacement le coût de production de tous ces jeux.

Car c’est aussi ça, ce que signifie cette acquisition : une offre d’abonnement renforcée par plus de jeux first-party, c’est également une production first-party plus coûteuse qui doit davantage piocher dans les revenus de ces abonnements.

Vers le règne du Game pass ?

Le 19 septembre, on a découvert un curieux message public destiné à la FTC, signé par plusieurs développeurs/éditeurs indépendants, tels que Curve Games, Finji, Iam8bit et Strange Scaffold. Ceux-ci marquaient très officiellement leur soutien envers l’acquisition d’Activision Blizzard et demandaient aux régulateurs de l’autoriser pour de bon. Leur argumentaire était classique, celui-là même que Microsoft matraque depuis des années. « Plus il y a d’abonnés dans le Game Pass, et plus il y a d’opportunités pour ces abonnés d’essayer des jeux indés qu’ils n’auraient pas testé sans ça. Et plus ces jeux indés sont joués sur le Game Pass, plus ils ont de chance d’être joués ailleurs également18. »

La logique du message, c’est que l’acquisition d’Activision Blizzard permettra de renforcer le Game Pass et donc de porter son succès, et que les indépendants en profiteront. Mais le hic, c’est que plus Microsoft parvient à renforcer son Game Pass avec des productions first-party, plus celle-ci auront besoin du budget Game Pass pour se financer, et moins les indépendants seront importants pour Microsoft. Il est d’autant plus étrange que Finji, l’éditeur de Tunic (présent dans le Game Pass dès son lancement), soit dans la liste des signataires, alors que sa PDG Bekah Saltsman faisait preuve en janvier dernier d’inquiétudes pertinentes quant au futur du Game Pass.

« Du fait de la contraction et la consolidation de l’industrie observée ces deux dernières années, et du fait que de nombreuses entreprises sont tout simplement détenues par des fournisseurs de services d’abonnements, ma préoccupation est que, dans la mesure où les catalogues sont si grands et les entreprises si prolifiques avec d’énormes bases d’utilisateurs, ils n’auront pas besoin de nous. […] Parce que si nous transformons une population d’acheteurs en une population d’abonnés, cela signifie que nous devons compter sur les bénéfices des abonnements. Et de manière générale [l’argent donné en échange des inclusions dans les offres d’abonnements] ne paye pas pour de nombreuses années de développement, à moins que votre équipe soit très petite19. »

 

 

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Sources

  1. https://www.gamesindustry.biz/kotick-on-microsoft-abk-acquisition-the-ftc-cma-and-eu-dont-know-our-industry
  2. Ibid.
  3. https://www.axios.com/2023/03/27/congress-xbox-playstation-japan
  4. https://twitter.com/Chris_Dring/status/1651182395607900160
  5. https://www.gamesindustry.biz/microsoft-this-is-the-darkest-day-in-our-four-decades-in-britain
  6. https://www.eurogamer.net/uk-government-microsoft-president-wrong-on-activision-block-being-bad-for-britain
  7. https://twitter.com/SquawkCNBC/status/1651560433352953858
  8. https://www.gamesindustry.biz/microsoft-activision-acquisition-expected-to-face-deeper-investigations-in-uk-eu
  9. https://www.gamesindustry.biz/playstation-xboxs-call-of-duty-offer-was-inadequate-on-many-levels
  10. https://www.ign.com/articles/xbox-activision-blizzard-acquisition-ftc-trial-day-1-reaction
  11. https://www.gamesindustry.biz/microsoft-welcomes-cma-u-turn-on-activision-deal-sony-decries-irrational-decision
  12. https://www.numerama.com/pop-culture/473573-impressionne-par-google-stadia-microsoft-annonce-quil-fera-tout-aussi-fort-a-le3-2019.html
  13. https://www.resetera.com/threads/microsoft-reduced-investment-in-xcloud-to-zero-last-year-fortnite-on-xcloud-success-was-only-%E2%80%98fairly-marginal%E2%80%99.766118/#post-112283102
  14. Ibid.
  15. https://www.citizen.org/article/microsofts-activision-blizzard/
  16. https://www.axios.com/2023/01/03/microsoft-game-makers-unionize-zenimax
  17. https://www.gamesindustry.biz/microsoft-pro-union-ad-seems-to-seek-goodwill-for-activision-blizzard-acquisition
  18. https://www.gamesindustry.biz/indie-game-developer-cohort-supports-microsoft-abk-acquisition
  19. https://www.gamesindustry.biz/finji-ceo-subscriptions-are-simultaneously-awesome-and-terrifying