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- La dernière chance de Sega
- Le poids des erreurs du passé
- Quand les leaks pleuvaient
- Le retour de Sonic
- Le Jour J
- Défaite à domicile
- L’offensive américaine
- L’été japonais
- 9.9.1999
- Le va-tout de Suzuki
- Entre assurance et désillusion
- Le pionnier du jeu en ligne sur console
- L’énergie du désespoir
- Sega does what everybody don’t
- Présent sur tous les fronts
- Massacre à Noël
- Plus rien ne sera jamais comme avant
- L’affaire Electronic Arts
- La tragédie inévitable
- Épilogue
C’est l’histoire de la première console de la sixième génération, et, en quelque sorte, du début de notre époque contemporaine des jeux vidéo. C’est le début d’une 3D propre, le début du jeu en ligne, mais aussi le début de la fin des consoles Sega. C’est une histoire tragique, faite d’espoir, de prises de risques, d’audaces, d’erreurs, de persévérance, de coups bas, de créativité, de désillusions, d’injustices, de désespoir. C’est l’histoire de la dernière console de Sega, celle par qui le plus grand drame de l’entreprise est arrivé. C’est l’histoire de la Dreamcast.
Retour en fanfare
Nous sommes le 21 mai 1998 et c’est le grand jour. La presse spécialisée a été conviée par Sega à Tokyo, juste avant l’E3, pour une conférence exceptionnelle. C’est à l’hôtel New Otani que ça se passe, dans une grande salle remplie d’un bon millier de personnes. Tout le gratin est là, des développeurs de tous horizons. Ici, Hideo Kojima, réalisateur des Metal Gear. Là, David Perry, responsable de titres comme Aladdin (sur Mega Drive), Earthworm Jim, ou plus récemment MDK. Des exécutifs de tous bords, aussi, et même quelques célébrités japonaises, comme le numéro 2 au classement d’époque des sumos.
Captures extraites d’une couverture de la conférence par la télévision japonaise.
Mais qu’importe. Si tout le monde est là, c’est pour voir ce qu’il y a sur scène. Devant un mur d’écran, Shoichiro Irimajiri, le nouveau président de Sega, apparaît pour prononcer son discours. « Aujourd’hui, nous annonçons fièrement un nouveau cap dans l’activité de Sega, un révolutionnaire monde vidéoludique de rêve pour le 21ème siècle. Un système sur lequel les nouveaux développements de jeux vidéo vont s’épanouir1. »
C’est un discours d’homme d’affaires, plein de promesses et de bonnes intentions. Évidemment, on le sait pas objectif, et donc pas vraiment fiable. Et quitte à nous abreuver de belles paroles, autant aller loin. Il est question du « potentiel illimité de l’humanité », nous assure Irimajiri. Ben voyons. Mais il faut reconnaître que ses propos concordent avec tout ce qui se raconte dans les coulisses de l’industrie et que la presse rapporte déjà depuis quelques mois : le président insiste sur une grande facilité de développement, comme une réponse ferme à ce qui était peut-être le plus gros problème de la Saturn.
Et puis les écrans s’allument, et voici un invité-surprise de haute catégorie : Bill Gates en personne, expliquant le partenariat entre Microsoft et Sega pour inclure Windows CE dans la machine et permettre des portages d’une aisance record du PC à la Dreamcast. Car oui, c’est bien de la Dreamcast dont il s’agit, cette nouvelle console dont les spécificités ont déjà fuité depuis un moment, mais qui a su conserver quelques surprises, comme son nom définitif, que le monde découvre alors. Son design aussi, ainsi que sa manette. Et puis, surtout, ses jeux.
Mais des jeux, il n’en sera pas encore question. Ce jour-là, Sega se contente de présenter deux démos techniques pour témoigner de la puissance de la machine. La première fait apparaître le visage du président Irimajiri modélisé avec une grande fidélité et s’animant de manière impressionnante pour ce qui est du temps réel. Le public sourit : pour beaucoup, l’allusion à la tête de Mario qui figure sur l’écran de sélection de Super Mario 64 est évidente. Le résultat montre surtout l’ampleur du gap technique. Les effets s’enchaînent, aussi spectaculaires visuellement que décalés. Suit une seconde démo, Tower of Babel, plus terre-à-terre mais également très efficace, qui nous fait brièvement voyager dans un décor urbain et fantaisiste.
En conclusion de toute cette présentation, un samouraï apparaît en vidéo, brandit son sabre et découpe le mur d’écran en deux. Celui-ci se scinde réellement et s’ouvre sur le son d’un chœur a cappella, révélant une vaste pièce située juste derrière, où trône en son centre une large table remplie de collations. De quoi faire son effet auprès des journalistes, comme en témoigne alors le magazine français Consoles Plus : « La soirée s’est finie par un buffet de folie. Une première chez Sega qui s’est donné les moyens pour se relancer2. » Les petits fours et le champagne, c’était donc ça qui manquait à la Saturn.
Où sont les jeux ?
« Dans l’ensemble, la présentation a été considérée comme une réussite par les spectateurs3 », estime la publication britannique Edge. De l’avis général, c’était une démonstration convaincante, mais avec tout de même une faille conséquente. Les deux démos sont le fruit de pointures des effectifs de Sega : Tetsuya Mizuguchi est responsable de Irimajiri-San (la tête) et Yu Suzuki de Tower of Babel, mais ça n’en reste pas moins des démos techniques. Malgré la qualité des victuailles, Consoles Plus sait se montrer critique : « Techniquement, Sega avait réussi son coup, mais pas l’ombre d’un seul jeu ou presque4. »
Aucun titre formellement annoncé. Il y a bien eu un très bref spot faisant apparaître de furtives scènes symbolisant différentes productions, dont un Sonic présent l’espace de deux secondes, mais rien de réellement concret. Lors des entretiens avec la presse, on évoque quelques vagues pistes. Il est question de deux jeux en développement chez No Cliché, le studio de Frederik Raynal (Alone in the Dark), d’une production par Appaloosa Interactive (Ecco) ou encore Argonaut (Star Fox). On parle d’éditeurs tiers qui auraient signé pour travailler sur la machine, comme Acclaim, Midway, GT Interactive, Interplay ou Micropose. L’entreprise britannique Bizarre Creations travaillerait sur un mystérieux Metropolis. Konami et Capcom ont des projets secrets. Ubisoft pourrait bien faire des portages de Tonic Trouble et Rayman 2. Mais ça ne va pas plus loin. L’idée de Sega est de faire les choses progressivement, d’annoncer les jeux au compte-goutte pour assurer une couverture médiatique de la console en continu.
Mais en réalité, il ne faut pas attendre si longtemps. Le tout premier jeu officiellement annoncé pour la Dreamcast est révélé le lendemain : D2, du studio Warp, réalisé par le charismatique et imposant feu Kenji Eno. « On m’a dit que Sega ferait une annonce le 21 mai, alors j’ai décidé de faire la mienne juste après, explique-t-il. Je pensais que Sega aurait montré ses jeux avant les miens. Ce n’est qu’il y a une semaine que j’ai entendu dire que Sega ne montrait aucun titre. J’ai demandé avant l’annonce ce qu’ils avaient l’intention de faire avec D2 pour le 21 mai et ils ont répondu : “rien5”. »
Le bonhomme ne se débine pas. Il a réservé une salle pour le 22 mai, l’ouvre au public et accueille pas moins de 11 000 visiteurs. Voilà qui lui offre une forte exposition : trop contente d’avoir au moins un jeu Dreamcast à montrer, toute la presse couvre l’événement. Même si, en fin de compte, D2 subira de multiples reports, sera finalement mal accueilli par la critique et accusera de mauvaises ventes.
L’E3 en demi-teinte
Nous sommes moins d’une semaine plus tard, le mercredi 27 mai, veille de l’ouverture des portes de l’E3 1998, à Atlanta. C’est au Fox Theatre que Sega of America organise sa conférence de presse annuelle, au programme un peu compliqué : il est encore trop tôt pour que la maison-mère autorise à mettre en avant le catalogue de jeux Dreamcast, alors qu’il n’y a plus rien à montrer sur Saturn.
Sega engage donc Kevin Nealon, comédien et membre de la troupe de l’émission phénomène Saturday Night Live qui effectue une parodie de son propre show pour balancer à l’assistance tout un tas de blagues aux dépens de l’industrie du jeu vidéo et de Sega. Le mensuel américain Gamers Republic en fait le récit. « [Il] s’est moqué des déboires de Sega de ces dernières années (tout en glissant vers une sorte d’introspection hystérique sur la concurrence), racontant que des 32X ont été découverts dans les tombeaux sous les pyramides, et expliquant que le prochain E3 se déroulera à Bogata (parce que c’est le seul endroit plus chaud, plus humide, et qui a encore moins de sens qu’Atlanta). C’était une manière intelligente de dire : “Nous avons conscience [de nos échecs], et cela ne se reproduira plus6.” »
L’acteur ayant bien chauffé la salle, Bernie Stolar, le président de Sega of America, peut faire irruption sur scène pour présenter la Dreamcast. Sauf qu’il n’a rien de neuf. Dans l’auditoire, la plupart sont déjà au courant de ce qui a été dévoilé au Japon une semaine auparavant, et Stolar se contente de remontrer les mêmes démos techniques qu’à Tokyo, en tenant les mêmes discours. Petit à petit, l’assistance s’ennuie, déçue du déroulement de cette conférence qui n’a finalement pas grand intérêt. Les pauses que Stolar fait sont dramatiques, dénuées du moindre applaudissement. Il semble progressivement dépérir au fur et à mesure de son texte.
Et puis… « Et puis c’est arrivé, raconte Next Generation. Alors que Bernie quittait la scène, des images d’un shoot’em up qui ne ressemblait à rien de comparable sont apparues sur les écrans. La Dreamcast a peut-être un nom pourri. Sega a peut-être un passé trouble. Mais ce que nous avons vu là, c’était tout ce qu’il fallait. Alors que ce vaisseau spatial se frayait un chemin à travers cet univers polygonal, nous avons tous réalisé que c’était pour de vrai. Une nouvelle console de jeu arrive. Oh, quels jours heureux7. »
Ce n’est qu’une vidéo de trente secondes, d’un shoot’em up qui sort de nulle part et semble similaire dans l’idée à Star Fox. Ce n’est pas Sonic, ce n’est pas Virtua Fighter, ce n’est pas Sega Rally, ce n’est pas un jeu qui a un gros nom. D’ailleurs, il n’a même pas encore de nom. C’est juste « le shoot’em up de la Dreamcast ». « La seule manière pertinente pour le décrire, c’est de parler de CG jouable8 », estime Gamers Republic, qui raconte que plus tard, à la soirée de Nintendo, tout le monde ne parlait que de lui. « Que ce soit au niveau des couleurs, des détails ou même des polygones, ce jeu est un véritable hymne à la joie qui devrait, s’il est aussi beau qu’intéressant, satisfaire les plus exigeants d’entre nous », considère Joypad.
L’enthousiasme semble général, même s’il y en a quelques-uns pour gâcher la fête, comme des développeurs qui, dans les allées du salon, se déclarent sceptiques quant à l’hypothèse que ce qui a été montré est en temps réel. Comme Player One aussi, qui joue les rabat-joie en estimant que cette unique vidéo n’est « pas du tout impressionnante9. » On retrouvera plus tard cette production réalisée en Amérique sous le titre de Geist Force. Comme un symbole, le jeu ne sortira jamais : il sera annulé dans le courant de l’année 1999, dans une indifférence totale.
La reconquête de la presse
Mais pour l’heure, fort de cet enchainement de conférences, et malgré l’actualité très chargée de la part de la concurrence (un certain Final Fantasy VIII vient d’être dévoilé, pendant que Metal Gear Solid et Zelda – Ocarina of Time font sensation à l’E3), Sega semble avoir réussi son coup.
« Soyez certains que la haute technologie de la Dreamcast en fera le produit le plus vendu de cette saison10 », considère le magazine anglais CVG. « Si tout se passe comme prévu, cette nouvelle console deviendra le ticket pour que Sega s’impose11 », assurent les Américains d’EGM. Rares sont les contre-avis, même si tout le monde semble frustré par le manque de jeux présentés et a bien conscience que la communication n’a pas encore véritablement pris son envol. Mais les promesses sont belles.
« La Dreamcast est la vision brillante de Sega pour le futur du jeu sur console, résume Gamers Republic. Un futur dans lequel la technologie est une seconde nature et la substance créative est l’essentiel. Un futur où les développeurs ont les ressources, les outils, le support et le pouvoir nécessaires pour relever facilement les défis de la programmation moderne. Un futur où les consoles rentrent vraiment dans le jeu en réseau, permettant aux joueurs de pratiquer des conversions parfaites de jeux arcade, entre eux, dans le confort de leur maison. Un futur qui semble trop beau pour être vrai. Mais Sega pense qu’il est vrai12. »
À corps perdu
Alors, en attendant d’avoir du concret en matière de jeux, il ne reste plus que ces promesses exprimées par les exécutifs. Des propos qui ont forcément un peu de mal à être totalement audibles, après les échecs répétés qu’a connus Sega auparavant. L’entreprise en est bien consciente, et fait le maximum pour assurer avoir appris de ses erreurs, et que cette fois, tout va bien se passer, que les joueurs peuvent être rassurés au moment de l’achat de la console, que celle-ci ne sera pas abandonnée prématurément.
« Nous avons perdu en crédibilité auprès de notre public de la Saturn – même au Japon – parce qu’ils ont vu la PlayStation devenir la force dominante, concède le président Shoichiro Irimajiri. Pour retrouver leur confiance, nous devons les convaincre que Sega est sérieux pour satisfaire ses clients. Dans le passé, Sega n’a jamais conçu une conférence aussi énorme pour envoyer un message au monde. D’ici le lancement de la Dreamcast le 20 novembre, nous saisirons toutes les occasions pour envoyer notre message à nos clients. […] Dans le passé, je pense que Sega a peut-être été arrogant. Nous avons décidé d’être bien plus ouvert et à l’écoute de nos clients13. »
Alors l’entreprise promet de mettre le paquet. Il est question d’un budget record de 500 millions $, dont 100 millions $ investi en marketing pour chacun des trois territoires (Japon, Amérique, Europe). Il est question d’un millier de kits de développements envoyés à des studios du monde entier. Il est question de devenir le leader du 21e siècle, assure Bernie Stolar.
« Le Sega actuel poursuit deux objectifs importants, explique le président de Sega of America. Offrir les meilleures expériences de jeu jamais observées par l’industrie, et regagner la première place dans le domaine des consoles. Nous ferons tout ce qu’il faut pour y parvenir14. » Les notes d’intentions restent vagues mais s’enchaînent, toujours plus féroces, plus insistantes. « Nous allons la lancer avec un titre de football [américain] et de basketball, assure Stolar. Nous allons aussi la lancer avec Sonic… et de plus, pour la première fois, nous allons avoir le online, la lancer avec un jeu multijoueur où des milliers de personnes peuvent jouer simultanément15. »
C’est bien beau tout ça, mais la position du constructeur reste délicate. Les enjeux sont énormes. Toute la presse semble partager l’idée que c’est la console de la dernière chance, que la situation est désespérée pour Sega et que soit ça passe, soit ça casse. Au moment de ces discussions, de ce pari sur l’avenir, des jeux PlayStation et Nintendo 64 sont les stars du salon de l’E3, montrant que la génération actuelle n’a pas fini de proposer ses propres révolutions. Et puis, déjà, on parle de la PlayStation 2.
« Le plus important, c’est qu’avant la sortie de la PlayStation 2, nous détenions une part considérable du marché et générions une dynamique suffisamment bonne pour le futur, déclare Irimajiri. Même si la PlayStation 2 sort en 1999, notre matériel demeurera supérieur, parce que je crois que tous les éléments basiques de la Dreamcast sont de la plus haute technologie disponible. Cependant, il faut bien admettre que Sony est notre concurrent le plus acharné16. »
Mais de toute façon, Sega n’a pas le choix. Il faut y croire, il faut se jeter à corps perdu dans la quête du grand retour pour renouer avec le succès et ne plus subir les heures sombres de la Saturn. Pour les développeurs, les ingénieurs, les commerciaux, les publicitaires, les décisionnaires, pour tout Sega, ce printemps 1998 n’est que le départ d’un ambitieux plan de reconquête pour faire revivre la splendeur perdue de l’entreprise.
« Je crois que ceux qui me connaissent ont conscience que cette société est différente de ce qu’elle a jamais été et que nous sommes plus intelligents que par le passé, affirme Bernie Stolar. Nous pensons que nous nous dirigeons vers une stratégie qui va nous faire redevenir le leader, et je suis impatient de voir cela, et je pense que tout le monde dans cette organisation l’est. Ils travaillent très dur pour ça17. »
Découvrez la suite de l’Histoire de la Dreamcast dans le deuxième chapitre, Le poids des erreurs du passé, dont la lecture (et celles des autres chapitres) est réservée aux abonnés. Pour contribuer au financement de Ludostrie et accéder à l’intégralité des articles du site, rendez-vous ici. Pour un aperçu plus complet de ce que propose Ludostrie, rendez-vous sur cette page pour découvrir les articles en accès libre.
Sources
- Edge, n°60, juillet 98.
- Consoles +, n°78, juillet 1998.
- Edge, n°60, juillet 1998.
- Consoles +, n°78, juillet 1998.
- Edge, n°60, juillet 1998.
- Gamers Republic, n°3, août 1998.
- Next Generation, n°44, août 1998.
- Gamers Republic, n°3, août 1998.
- Player One, n°88, juillet-août 1998.
- CVG, n°200, juillet 1998.
- EGM, n°109, août 1998.
- Gamers Republic, n°3, août 1998.
- Edge, n°60, juillet 1998.
- GamePro, n°109, août 1998.
- EGM, n°109, août 1998.
- Edge, n°60, juillet 1998.
- EGM, n°109, août 1998.