En mai dernier, Nintendo sortait Zelda – Tears of the Kingdom. Un triomphe critique qui apporte parfois une question : quelle est la clé de cette réussite ? Il y a eu des théories, comme la capacité de l’entreprise à conserver ses talents, ou la politique de ne pas hésiter à retarder les jeux et prendre le temps nécessaire pour la phase de QA (quality assurance, principalement le debug). Des explications effectivement pertinentes, sans nécessairement être propres à Nintendo. Mais on pourrait aussi en souligner une autre. C’est intéressant à quel point la puissance la Switch est surtout envisagée comme un défaut du jeu, ou même parfois comme un handicap qui impressionne encore plus quant au résultat. Ils parviennent à faire un si bon jeu malgré une Switch dépassée techniquement. Il serait temps de voir les choses de manière inverse.
La complexité grimpante
Dans les années 2010, la série Pokémon faisait ses débuts sur Nintendo 3DS. Et en accompagnement, d’importantes critiques quant à la performance technique des jeux, notamment en matière de chutes de framerates parfois sévères. Au fur et à mesure que les jeux s’enchaînaient, les complaintes revenaient, avec bien souvent une idée : la Nintendo 3DS est un hardware trop obsolète, et quand la série passera sur une console plus puissante, le problème sera réglé. Arrive la Switch, une machine bien plus puissante que la 3DS, et lorsque Pokémon débarque dessus, les critiques se font finalement bien plus violentes, tant le bilan technique des jeux s’aggrave. Conclusion ? Il faudrait une console plus puissante pour régler ces problèmes.
C’est quelque chose d’assez régulier, dans le jeu vidéo. L’espoir qu’une puissance accrue règle des problèmes techniques spécifiques. On voit par exemple ça avec la question du sacro-saint 60 fps (le nombre d’images affichées par seconde). Vingt ans qu’on pronostique que la prochaine génération de consoles permettra à tous les jeux d’afficher du 60 fps sans problème, et qu’il se généralisera. Vingt ans qu’à chaque nouvelle génération, les développeurs sont accusés de feignantise pour ne pas atteindre cet objectif.
On devrait pourtant avoir tous compris comment ça fonctionne, à force. Alors évidemment, les progrès technologiques du hardware permettent effectivement de résoudre les problèmes d’antan. Mais les bonds générationnels ne servent pas qu’à ça. L’apport de puissance conduit, et même impose par la force des choses, à pousser le curseur dans tous les domaines. Qualité des textures, nombre de polygones, nombre de personnages affichés à l’écran, et ainsi de suite. Toutes les possibilités augmentent et l’équilibre général reste fatalement précaire. La nécessité des concessions ne disparaîtra jamais.
L’idée reçue est que plus de puissance amène plus de facilité pour les développeurs. En un sens, c’est vrai, car les hardwares plus aboutis sont plus à même de rendre possibles tout un tas d’ambitions qui autrefois étaient du domaine de l’utopie. Mais le fait est que dans l’ensemble, plus de puissance amène surtout plus de complexité pour les développeurs.
On peut exhumer à nouveau cette vieille citation de Leslie Benzies, à l’époque producteur chez Rockstar, qui expliquait en 2013 l’évolution du développement pour Grand Theft Auto 5 : « Il fut un temps où les voitures [dans les GTA] avaient quatre parties amovibles. Désormais il y en a quinze, rien que pour un toit ouvrant d’une voiture. Il y a dix, vingt fois plus de détails que pour GTA4, donc cela nécessite, dix, vingt fois plus de monde. Nous avons la chance d’avoir davantage de puissance sur ces machines, donc nous devons sans cesse aller plus loin1. » Comme une obligation tacite.
L’évolution folle
Dernièrement, Matt Booty, président des studios de développement de jeux chez Microsoft, livrait une analyse similaire chez Axios. « Il y a des attentes plus élevées. Le niveau de fidélité que nous sommes en mesure d’offrir ne fait qu’augmenter2. » Et d’insister sur les conséquences concrètes pour le public. « Je pense que l’industrie et les fans ont eu du mal à comprendre que les jeux ne sont plus [faits] en deux ou trois ans, désormais. Il faut quatre, cinq ou six ans3. » Ainsi que le résumait Stephen Totillo, le journaliste d’Axios qui a mené l’entretien : « Les grandes équipes de développement qui autrefois sortaient plusieurs jeux en une décennie pourraient bien devenir chanceuses si elles parviennent à en sortir plus d’un4. »
Rockstar, en l’occurrence, qui avait un effectif dépassant à peine la centaine de développeurs à l’époque de la PS2 et parvenait à sortir trois Grand Theft Auto sur cette génération, est désormais composé de multiples studios qui travaillent tous ensemble pour une équipe totale qui se compte en milliers, et n’a pu sortir qu’un seul jeu – Red Dead Redemption II – sur toute la génération PS4.
En 2020, l’ancien patron de la branche américaine de PlayStation et chairman des Worldwide Studios de Sony, Shawn Layden, abordait lui aussi le sujet de la croissance folle des ressources nécessaires pour réaliser des jeux, et donc des budgets, lesquels deviennent démentiels dans le domaine des AAA. « Le problème avec ce modèle, c’est qu’il n’est tout simplement pas durable5 », affirmait-il. « Je pense que l’industrie dans son ensemble doit se poser et se demander : “Bon, qu’est-ce que nous concevons ? Quelles sont les attentes du public ? Quelle est la meilleure façon de raconter notre histoire et de dire ce que nous devons dire ?” […] Avec la nouvelle génération, ce n’est pas seulement un rôle important dans la gestion… Il s’agit aussi, peut-être, de vraiment évaluer ce que nous pouvons continuer à inclure dans les jeux. À quel prix pouvons-nous continuer à créer ces jeux6 ? »
Et si l’inverse était un avantage ?
Ça fait bien longtemps – depuis, en gros, l’arrivée de Sony dans le milieu – que de nombreuses personnes soumettent l’idée que Nintendo devrait abandonner ses consoles et devenir un simple éditeur tiers. Forcément, ça dépend des périodes, et, avec le carton de la Switch, ce discours est devenu plutôt rare. L’idée, c’est que Nintendo est une entreprise qui a énormément de succès avec ses jeux, et que ne plus se limiter à ses propres consoles démultiplierait son potentiel commercial.
Sauf que la réussite de Nintendo, l’éditeur, repose aussi sur les avantages d’être un constructeur. Ça permet justement de pouvoir se concentrer sur un seul support sans s’éparpiller dans la complexité des multiples versions développées simultanément. Ça donne un poids beaucoup plus élevé pour la communication et la mise en avant des jeux. Ça permet de récupérer l’intégralité des gains de la vente des jeux et de ne pas avoir à les partager avec d’autres entités comme Valve ou Sony. Ça fait que les concepteurs du hardware sont présents dans les mêmes locaux et peuvent amener une étroite collaboration pour maîtriser celui-ci. Et surtout, ça permet de définir soi-même les caractéristiques de ce hardware.
Parmi les consoles actuellement en activité, la Switch est clairement, et de loin, la moins puissante (en mettant évidemment de côté les produits de niche comme la Playdate). Une obsolescence qui s’explique principalement par les contraintes qu’impose son concept général : l’aspect portable oblige un matériel bien plus compact et léger qu’une PlayStation 5, sans parler de la nécessite qu’il consomme le moins possible afin que la durée d’une batterie chargée ne soit pas trop éphémère. Et aussi, par son âge qui commence à être important. Mais il y a un autre intérêt à cette obsolescence : limiter, ou retarder cette croissance insensée des jeux qui réclament toujours plus de ressources pour être conçus.
Nintendo n’y échappe évidemment pas. Le dernier Zelda marque un nouveau record, autant comme celui ayant la plus grosse équipe de développement que comme celui réalisé sur une durée jamais atteinte par un précédent opus. Mais l’entreprise reste dans une situation très différente des autres éditeurs, qu’il s’agisse de Sony, Microsoft, ou des tiers qui ciblent leurs AAA sur le triptyque habituel PlayStation-Xbox-PC. Et finalement, ne pas être sur une console capable de faire tourner des mondes ouverts avec une exceptionnelle fidélité graphique, c’est un avantage pour pouvoir se focaliser sur d’autres aspects, pour attendre un peu avant de devoir augmenter encore plus les équipes jusqu’à une taille insensée qui met en danger la créativité, ou devoir augmenter les temps de développement dans des proportions extrêmes, sans pour autant être pointé du doigt comme un jeu indigne de la console qui l’accueille.
Évidemment, ça ne fait pas tout. À chacun ses goûts et ses jugements en matière de qualité des jeux, mais s‘il est indéniable que le duo BOTW–TOTK incarne une haute prestation dans la production vidéoludique de ces dernières années, il est tout autant indéniable que bien d’autres jeux, dans le modèle plus fréquent des triples-A visant les hardwares les plus performants, figurent aussi dans le haut du panier. Quoi qu’il en soit, le développement d’une réussite demeure inévitablement quelque chose d’extrêmement complexe, et le secret miraculeux pour automatiquement transformer un projet en un succès n’existe pas. La méthode Nintendo n’est qu’une méthode parmi d’autre, loin d’être infaillible.
Mais il faut penser la chose ainsi : ce qui est souvent présenté comme l’un des rares défauts de Zelda – Tears of the Kingdom, à savoir l’obsolescence du hardware qui accueille le titre, constitue en réalité l’un des principaux privilèges dont bénéficie cette production. Aurait-il été possible de faire un monde aussi vaste et aussi travaillé s’il avait fallu à chaque fois des textures et des modélisations plus complexes ? On peut comprendre pourquoi Nintendo n’est pas pressé de passer à la prochaine génération, dans une industrie qui ne cesse de se creuser la tête pour savoir comment aborder l’un de ses principaux problèmes : la course sans fin vers la puissance exponentielle.