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Netflix, le problème du capitalisme, et les élections

On dit souvent que le but d’une entreprise, c’est de gagner de l’argent. Je pense qu’une meilleure définition serait la suivante : le but d’une entreprise, c’est de satisfaire ses actionnaires. C’est quelque chose qui reste valable à tous les niveaux. Si, par exemple, on parle d’une entreprise publique, où donc l’actionnaire majoritaire est l’état, alors l’objectif n’est pas nécessairement de gagner de l’argent, mais de fournir un service à une population, laquelle est, par l’intermédiaire de l’état, actionnaire de celle-ci.

La nuance est également importante pour les grandes entreprises cotées en bourse. Les dirigeants de ces sociétés sont tous au service des actionnaires, lesquels votent pour les membres du conseil d’administration, ces derniers ayant le pouvoir de choisir le PDG de l’entreprise. Indirectement, les actionnaires ont donc le pouvoir de choisir le PDG, pour lequel le travail peut ainsi se résumer de cette manière : faire en sorte que les actionnaires soient satisfaits. Et la nuance est importante, parce qu’une entreprise qui « juste » gagne de l’argent, ça ne signifie pas que les actionnaires en gagnent également.

Démonstration

Prenons un cas concret : celui de Netflix. Dans les grandes lignes, l’histoire de Netflix, une société fondée en 1997 aux États-Unis, est bien connue. L’idée de base, inspirée par Amazon, consiste à fournir un service de location de films par la poste, et l’introduction du DVD en 1997 permet de concrétiser ce principe. Netflix atteindra un total supérieur à 11 millions d’abonnés à son service existant uniquement aux États-Unis, service qui se révèle très rentable. Mais le Netflix tel qu’on le connaît aujourd’hui naît véritablement en 2007, avec le lancement de son service de streaming, qui va rapidement connaître un succès plus conséquent, et s’ouvrir à l’international en 2010.

Les résultats financiers de Netflix sont extraordinaires. Depuis sa création, la croissance du chiffre d’affaires de l’entreprise est constante. Du côté du bénéfice, c’est aussi un excellent bilan. Déficitaire à ses débuts et jusqu’en 2002, Netflix a ensuite systématiquement été dans le vert, et depuis 2021 réalise un bénéfice net qui s’établit à environ 5 milliards de dollars par an, excusez du peu.

Ces données peuvent éventuellement vous surprendre : l’idée très répandu étant que Netflix, en dépit de son succès, a du mal à être rentable. Cette idée reçue repose sur la dette de l’entreprise. C’est-à-dire qu’au-delà des comptes de résultats, il y a les comptes de trésorerie, et certains investissements, notamment dans les contenus que finance et acquiert Netflix, n’apparaissent qu’ici. Ainsi, Netflix est aujourd’hui une société qui possède une trésorerie s’élevant à un peu plus de 7 milliards $, mais accuse une dette dépassant les 14 milliards $. Une dette qui, toutefois, se réduit désormais progressivement, et n’est de toute façon pas une source d’inquiétude pour l’entreprise : quand on gagne 5 milliards par an, une dette de 14 milliards n’est pas vraiment un problème.

Bref, Netflix est une société qui se porte très bien financièrement, et ne souffre d’aucune perspective de déclin quant à son activité. Et pourtant, au début de l’année 2022, l’entreprise a traversé une importante crise : le cours de son action a, en quelques semaines, dégringolé de plus de 70 %, passant de presque 700 $ à moins de 200 $.

Le cours de l’action de Netflix, en dollars.

Pourquoi un tel effondrement, alors même que Netflix annonçait au même moment un bénéfice record, quant à lui en hausse de 85 % ? Eh bien, à cause du nombre d’abonnés. Au terme de l’année 2021, Netflix disposait d’un total de 221,8 millions d’abonnés payants dans le monde, ce qui représentait 18,2 millions de plus qu’un an auparavant. Le problème, c’est qu’il y avait 36,6 millions d’abonnés supplémentaires l’année d’avant, et qu’il fallait remonter à 2015 pour trouver un gain d’abonnés à l’année aussi « faible ». Pour la première fois en presque 10 ans, la croissance de Netflix commençait à se tasser. Un phénomène particulièrement visible aux États-Unis – premier territoire où le service a été exploité et donc laboratoire et précurseur des tendances par rapport au reste du monde – où le nombre d’abonnés a carrément baissé en 2022 (de presque 1 million).

Pourtant, encore une fois, Netflix allait très bien. Le modèle économique de l’entreprise a démontré son efficacité. La société est alors parfaitement rentable, tout à fait en mesure de rembourser ses créances, et pourrait alors juste se contenter de poursuivre son activité avec sérénité, en cherchant tout simplement à produire des bons contenus pour satisfaire son audience. Oui mais voilà, les actionnaires.

Gagner de l’argent, quand on est actionnaire, c’est relativement simple dans l’idée. On achète une action à un certain prix (par exemple, 100 $), et au bout d’un moment on la revend à un certain prix (par exemple, 200 $), et on réalise ainsi une plus-value. Mais du coup, si l’action reste au même prix de départ, alors on ne gagne pas d’argent et tout ça n’a servi à rien. Pire dans l’hypothèse où le cours de l’action a décliné : on a carrément perdu de l’argent. De fait, une entreprise qui se contente de poursuivre tranquillement son activité avec des profits stables, bah ça ne mène, au mieux, qu’à un cours de l’action stable, et ce n’est donc pas une bonne affaire pour les actionnaires.

Ce qui s’est passé avec Netflix au début de l’année 2022, c’est simplement que les actionnaires se sont dit que ça y est, Netflix commençait à atteindre un plafond et que ses perspectives de croissances sont désormais bien plus limitées qu’autrefois. C’était le moment idéal pour réaliser sa plus-value, donc pour vendre, ce qui mécaniquement fait chuter le cours de l’action. Structurellement, le système boursier, et donc le système capitaliste, impose la quête de la croissance constante. Peu importe que les finances de Netflix soient excellentes : si la société connaît une croissance en baisse, alors c’est un échec.

Dans ces conditions, alors même que Netflix a depuis longtemps atteint un modèle économique efficace et rentable, l’entreprise ne peut pas s’en satisfaire et doit constamment repartir à l’assaut de la croissance, de différentes manières. En augmentant sa marge, par le biais des augmentations de prix, ou par le biais de dépenses plus faibles. En produisant des contenus moins chers, dans des pays où ça coûte moins d’argent. En cherchant davantage d’abonnés dans les marchés émergeants, où le plafond est encore loin. En explorant le créneau de la publicité avec un abonnement moins cher mais qui rapporterait plus grâce aux ventes de pubs. En interdisant le partage de comptes, pour obliger davantage de monde à s’abonner. Et tout ceci fonctionne. En 2023, la croissance des abonnés est de retour à haut niveau.

Et puis il y a la question de la redistribution. Netflix est une société qui n’a jamais versé de dividendes et n’a pas l’intention de le faire. Ses actionnaires s’en moquent, ce qu’ils veulent surtout, comme on l’a vu précédemment, c’est que la valeur de leur action augmente. En 2023, Netflix a aussi investi directement dans cette optique avec un plan de rachats d’actions de l’ordre de 6 milliards $. C’est plus que leur bénéfice net cette année-là. Bref, Netflix a tout bien fait comme il faut pour satisfaire les actionnaires, et l’évolution du cours de l’action en témoigne.

Le cours de l’action de Netflix, en dollars.

Idéologie mortifère

Dans l’épisode 3 de la saison 6 de Bojack Horseman – une excellente série d’animation produite par Netflix – la journaliste Diane subit le fait que son média a été racheté par Whitewhale, un énorme conglomérat qui les censure. Avant de quitter son travail, elle décide de faire une dernière enquête sur les méthodes de Whitewhale, découvrant le cas d’un employé mort sur son lieu de travail dans des circonstances troublantes, alors même qu’il cherchait à dénoncer les cadences infernales de son employeur. Le PDG de Whitewhale accorde un entretien à Diane et son collègue, et, dans une carricature forcément grossière et surréaliste, n’a aucun problème à confirmer que c’est lui qui a assassiné l’employé, parce que ce dernier prenait trop de pauses pipi et encourageait les autres employés à faire de même. Et le patron ne manque pas d’expliquer pourquoi il n’a aucun problème avec la franchise.

« Quand vous nous dépeignez comme mauvais ou insensibles, ou d’autres défauts du méchant dans Harry Potter, les gens pensent qu’on n’est pas compromis par la moralité et nos actions montent. »

Prenons un autre cas, qui rejoint un peu celui de Netflix. En 2023, le syndicat des auteurs aux États-Unis lance une grève massive, rapidement rejointe par le syndicat des acteurs, à l’encontre des plateformes de streaming qui prennent une place prépondérante dans l’industrie audiovisuelle tout en ayant des accords bien moins favorables pour les travailleurs que le cinéma et la télévision, et avec l’inquiétude de la croissance de l’IA générative.

Le site All Your Screens publiait à cette époque un entretien avec un exécutif de chez Apple TV+, la plateforme de streaming du géant de la tech, exécutif qui profitait de l’anonymat pour parler franchement, tout en précisant qu’il n’est pas impliqué dans les négociations avec les syndicats.

« Ce n’est pas que les entreprises de streaming ne reconnaissent pas la valeur de l’écriture [des scénaristes] dans l’écosystème actuel. Nous la reconnaissons. Mais nous allons payer le minimum absolu que nous pouvons. Je vois des gens reprocher au streaming cette vision, mais c’est comme ça que fonctionnent toutes les entreprises. Lorsqu’une société déménage ses usines au Mexique ou ses services client au Costa Rica, ce n’est pas personnel. Ce n’est pas parce que les dirigeants de cette entreprise détestent leurs employés ou ne les valorisent pas. C’est juste une simple équation de profit/perte. Et c’est le cas ici. Les plateformes de streaming vont payer le moins cher possible pour tout, y compris les auteurs1. »

« Je ne veux pas avoir l’air d’un connard, mais les auteurs ont tendance à être intelligents et à aimer ce qu’ils font. Mais ils peuvent aussi penser qu’ils sont le putain de centre de l’univers. Je sais que pour eux, cette grève est personnelle. Je comprends, je ressentirais la même chose. Mais pour les studios, tout ça n’est qu’une question de chiffres. Quel est le montant minimum que nous pouvons payer ? C’est comme ça pour tout2. »

Pour tout, et notamment pour l’industrie du jeu vidéo. On aura l’occasion de s’y attarder tout au long de cet été, avec un programme assez ambitieux d’analyses des bilans annuels des principaux acteurs de cette industrie. Un programme qui, je m’en excuse, prend pas mal de retard en raison de l’actualité politique très troublante que traverse notre pays. Alors, avant d’en arriver là, je me permets un petit pas de côté par rapport à la thématique principale de Ludostrie.

Et donc ?

Le 18 juin dernier, le journaliste économique Romaric Godin publiait sur Mediapart un article faisant le point sur la situation économique française et les trois principales options des partis politiques se présentant aux législatives. Il souligne le ralentissement des taux de croissance et de gains de productivité qui touchent la plupart des pays occidentaux depuis de nombreuses années, bien avant la crise du Covid. « Dans un contexte capitaliste, l’affaiblissement de la croissance se traduit par un partage de plus en plus tendu d’un gâteau qui ne grossit plus ou presque plus. Ce que l’on donne, il faut donc le prendre ailleurs3. »

L’analyse de Godin est la suivante : face au constat d’une croissance faible, la solution néolibérale, celle du camp d’Emanuel Macron, consiste à trouver des alternatives pour satisfaire les actionnaires (les propriétaires du capital). « Cela se fait par deux canaux principaux : par la réduction de la part attribuée aux salaires et par la captation par le capital des revenus issus de l’endettement public. La promesse néolibérale d’un retour de la croissance n’est donc qu’un faux-semblant qui dissimule une contre-redistribution vers le capital. Mais cette situation ne fait qu’aggraver le problème. La croissance ne repart pas et les revenus des ménages sont sous pression. […] En parallèle, les transferts massifs en facteur du secteur privé (évalués entre 160 et 200 milliards d’euros par an) conduisent à réduire la capacité des services publics. C’est de cette façon qu’on se retrouve dans la situation apparemment paradoxale actuelle : un déficit galopant et, en même temps, des services publics qui se dégradent à vue d’œil4. »

Le 24 juin dernier, sur la chaîne BFM Business, en réaction à la déclaration du ministre de l’économie Bruno Le Maire qui déclare sans sourciller que les programmes économiques du Nouveau Front Populaire et du Rassemblement National sont  tous les deux des programmes d’influence marxistes, l’éditorialiste (de droite) de BFM Business reconnaissant l’évidence : « Moi ce qui m’a étonné ce matin dans la présentation de Jordan Bardella, c’est qu’effectivement on a plus un programme qui se rapproche de celui d’Emmanuel Macron, c’est-à-dire qu’en gros, moi j’ai trouvé que le programme économique de Jordan Bardella, c’est finalement le programme d’Emanuel Macron avec un peu moins d’écologie et un peu moins d’Europe5. »

Et l’économiste (de gauche) Michaël Zemmour (maître de conférence en économie à l’université Lyon II) de compléter : « Effectivement [le programme économique du RN] est très marqué à droite, mais vous avez oublié une chose, les mesures xénophobes en plus. […] Au cœur du programme économique du Rassemblement National, il y a supprimer les droits sociaux d’une partie de la population, y compris des personnes qui sont françaises mais qui auraient acquis la nationalité, ce qui a un effet direct sur le pouvoir d’achat, et en plus, il font croire, sans chiffrage, que c’est ça qui va financer leur politique économique6. »

Chez Mediapart, Godin souligne la même chose : « Il s’agit de transférer des ressources de cette population discriminée vers une population “nationale” privilégiée. Cette répression ethnique promet à ceux qui sont “du bon côté” des revenus supérieurs au détriment d’une partie de la population7. » Et d’insister sur, au-delà du problème moral de cette perspective, l’absurdité économique de la démarche.

« La répartition ethnique des richesses ne réglera pas la question de la croissance, bien au contraire : on ne revitalise pas l’économie d’un pays en privant de droits et de revenus une partie importante de sa population. D’autant que, puisque le RN ne remet pas en cause la logique globale du système économique, il sera toujours soumis à l’exigence d’accumulation du capital en régime de faible croissance. L’extrême droite en sera alors nécessairement réduite à reprendre les méthodes néolibérales : réduction des droits de tous les travailleurs, soutien massif au capital, réduction des transferts sociaux. Comme toujours, les attaques contre les travailleurs sur des critères ethniques sont indissociables des attaques contre l’ensemble du monde du travail. Si l’on expulse les travailleurs étrangers, il faudra bien contraindre ceux qui restent à travailler pour des bas salaires aux mêmes emplois. Inévitablement, cela débouchera sur une répression sociale inouïe8. »

Reste la solution du NFP, qui se veut être la seule véritable alternative à l’option dominante en place depuis de nombreuses années. Godin, à nouveau : « Le programme du Nouveau Front Populaire est sans ambiguïté : il cible les revenus du capital pour les redistribuer dans les salaires et les services publics. […] Contrairement à ce que certains néolibéraux prétendent, la politique proposée par le NFP n’est pas “équivalente” à celle du RN en ce qu’elle ferait payer la facture aux riches comme ce dernier veut la faire payer aux étrangers. Car il faudrait alors rappeler d’abord que les macronistes veulent, eux, faire payer la facture à l’ensemble des travailleurs9. »

Godin relève toutefois que cette option est loin d’être parfaite. Parce qu’elle ne remet pas en cause notre système économique actuel, et reste esclave d’un impératif de croissance. Le pari du NFP repose en grande partie sur le fait qu’en donnant davantage aux classes moyennes et aux classes pauvres plutôt qu’aux classes riches, cela va relancer la consommation, et donc la croissance. Pour lui, la vraie solution, bien plus complexe, passe par la transformation de notre système économique.

« Il s’agit, en quelque sorte, de sortir de l’impasse de la décroissance capitaliste actuelle pour passer à une société réellement libérée de l’impératif de croissance. Mais une telle option ne fait pas l’unanimité à gauche et reste très minoritaire dans l’opinion. En réalité, un tel saut est politiquement impossible dans la structure politique actuelle de la gauche. D’où un programme centré principalement sur la redistribution, avec les risques qui l’accompagnent. La crise politique actuelle n’est donc pas un coup de tonnerre dans le ciel calme de l’économie. Il est le produit d’une situation économique inextricable qui se combine à une opinion publique qui ne veut pas remettre en cause un système profondément dysfonctionnel10. »

Permettez-moi, à un titre exceptionnel, de donner mon propre avis sur la situation actuelle et le choix de vote qui se dresse devant tous les Français dimanche 7 juillet 2024. Aucune des solutions proposées actuellement n’est en mesure de vraiment résoudre les problèmes économiques rencontrés par la France, et même par le monde entier. Mais l’option du NFP est de très loin la plus moralement acceptable et celle qui va dans le bon sens, la seule en mesure de limiter la casse actuelle des droits sociaux et des services publiques, et la seule qui ouvre la porte vers une transformation plus concrète et plus efficace, même si on ne la décèle pas encore dans le programme actuel. L’option du RN est quant à elle la pire, renforçant la politique déjà en place depuis longtemps, consistant notamment à promettre des hausses de salaires par le biais des réductions des cotisations patronales, celle-là même qui servent à financer les retraites et le système de santé déjà moribond et sans cesse attaqué par des réductions de budgets. Elle est surtout profondément xénophobe et raciste, ce qui fatalement est vouée à accroitre une injustice déjà subit par une partie de la population, l’excluant de fait de la société et la conduisant vers un désespoir où il n’y a plus rien à perdre, ce qui mécaniquement renforcera l’insécurité, et l’autoritarisme – déjà nettement accru sous la présidence de Macron – pour y faire face.

Votez dimanche, et votez bien.

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Sources

  1. https://www.allyourscreens.com/latest-news/u-s/895-exclusive-an-apple-tv-executive-talks-streaming-the-strike-global-television
  2. Ibid.
  3. https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/180624/l-economie-est-aussi-la-source-de-la-crise-politique
  4. https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/180624/l-economie-est-aussi-la-source-de-la-crise-politique
  5. https://www.youtube.com/watch?v=4UU3CNWEBvg
  6. Ibid.
  7. https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/180624/l-economie-est-aussi-la-source-de-la-crise-politique
  8. Ibid.
  9. Ibid.
  10. Ibid.