Quelques jours seulement après avoir publiquement affirmé son intention de ne pas se mêler à la mode des acquisitions, Nintendo annonce le rachat de l’entreprise SRD, spécialisée dans la programmation de jeux. Ce qui interpelle d’autant plus que SRD, malgré sa grande importance historique, est une société très peu connue. Voilà l’occasion d’éclairer un peu tout ça.
L’origine de SRD chez Nintendo
Avant tout, il faut comprendre comment fonctionne le développement de jeux chez Nintendo à ses débuts. Si le design, autant d’un point de vue visuel que mécanique, est généralement assuré en interne, le constructeur n’a à l’origine pas vraiment de savoir-faire en matière de programmation, et fait donc appel à des prestataires pour s’occuper de cet aspect. C’est ainsi que la plupart des partenaires historiques de Nintendo ont commencé cette relation : c’est notamment le cas d’Intelligent Systems et HAL Laboratory, missionnés sur le code de jeux imaginés par les équipes de Nintendo.
C’est également le cas d’Ikegami Tsushinki, petite société qui a désormais abandonné le jeu vidéo, mais qui était l’un des premiers associés de Nintendo. Elle s’est occupée de développer bon nombre de ses jeux arcade, dont leur plus important succès sur ce secteur, Donkey Kong. Ikegumi est ensuite rentré dans un conflit judiciaire avec Nintendo autour de la propriété du code de Donkey Kong (dont l’issue a été résolue à l’amiable, loin des regards).
SRD est donc l’une des sociétés qui a collaboré avec Nintendo, dès le début des années 1980. Contrairement à ce qui est souvent mal interprété, ils n’ont rien à voir avec l’élaboration du Donkey Kong original, mais ont en revanche œuvré sur son portage pour la Famicom. À l’instar d’HAL Laboratory, SRD devient l’un des principaux prestataires œuvrant avec le service R&D2 de Nintendo, celui qui a donné naissance à la Famicom/NES, et avait surtout besoin de portages arcade pour alimenter sa machine. Pour situer, Intelligent Systems collabore de son côté avec les productions du service R&D1 (Metroid, Famicom Wars, la Game Boy, etc.).
C’est aussi à cette époque que Nintendo établit la division R&D4, avec pour mission de créer des jeux originaux, et avec pour directeur adjoint un certain Shigeru Miyamoto (qui deviendra assez vite directeur). Ce dernier a également besoin d’un prestataire pour la programmation des jeux, et parvient à nouer une relation avec SRD.
Au cœur de la machine Nintendo
L’activité première de SRD, c’est l’élaboration de logiciels à usage professionnel. Si la société décroche un contrat avec Nintendo, c’est parce que certains de ses talents connaissent bien la puce 6502 de Ricoh qui intègre les ordinateurs Apple II, et dont une version spécifique est utilisée pour la Famicom. Après la première expérience avec R&D2, SRD devient le studio de programmation attitré de Nintendo R&D4, futur Nintendo EAD (et désormais Nintendo EPD).
Ce n’est pas un simple prestataire, mais véritablement le pôle de programmation des jeux du studio de Miyamoto, à tel point que le siège de la branche de Kyoto de SRD (l’entreprise est établie à Osaka) est à l’intérieur même des locaux de Nintendo.
Pour la Super Nintendo, EAD a besoin d’augmenter sa capacité à produire des jeux et intensifie le recrutement de ses propres programmeurs. F-Zero devient le premier titre du studio à être entièrement développé par des salariés de Nintendo. Mais SRD conserve un statut majeur et ce sont toujours eux qui s’occupent de la programmation des Mario et Zelda, par exemple. C’est comme ça que se poursuit l’organisation en interne jusqu’à aujourd’hui : SRD travaille sur certains jeux du studio, tandis que d’autres sont faits par des employés de Nintendo. Mais au fond, tous ces gens sont des collègues partageant les mêmes locaux et collaborant ensemble. En supplément, SRD est impliqué dans divers chantiers comme le jeu en ligne, le Miiverse de la Wii U ou encore l’eShop.
Le CV des membres de SRD
Pour bien saisir la chose, il faut évoquer le profil de certaines des personnes phares de SRD, à commencer par Toshihiko Nakago, qui est aujourd’hui le PDG de SRD et fut l’élément majeur de la société dans le développement de jeux pour Nintendo. En 2009, il racontait sa rencontre avec Shigeru Miyamoto : « Honnêtement, je ne savais rien de lui ! À cette époque, j’ignorais même que quelqu’un du nom de Miyamoto travaillait à Nintendo. Puis il est venu me voir et il m’a dit : “On va bosser ensemble sur Excitebike1.” »
Ils deviennent vite très proches. Au point de littéralement coucher ensemble : le développement d’Excitebike se fait en partie à Tokyo, et le Japon connaît alors le début de sa bulle économique qui rend difficile de trouver des chambres d’hôtel libres, et Miyamoto et Nakago doivent parfois partager leur lit. L’ancien PDG de Nintendo, Satoru Iwata, a souvent parlé de la relation appuyée qu’avaient Shigeru Miyamoto, Toshihiko Nakago, et Takashi Tezuka, comme les trois complices majeurs chez Nintendo qui déjeunent presque systématiquement ensemble à la cantine de l’entreprise.
En fait, Nakago est tout simplement l’un des cocréateurs des séries Super Mario et Zelda : c’était le principal programmeur de Super Mario Bros. et The Legend of Zelda sur NES. Désormais, 37 ans plus tard, il est donc le PDG de cette société rachetée par Nintendo.
Et évidemment, ça ne se résume pas qu’à lui, loin de là. Prenons Toshio Iwawaki, directeur général de SRD : il s’agit de l’un des superviseurs de Zelda – Breath of the Wild, et fut, entre autres choses, le directeur de la programmation de Zelda – Ocarina of Time ou encore l’un des programmeurs des Super Mario de la NES et de la SNES.
Kazuaki Morita, directeur technique de SRD, a aussi accompagné la création des séries Mario et Zelda sur NES, et est la personne qui, à la fin du développement de Zelda – A Link to the Past, s’est amusé à tenter de convertir le jeu sur Game Boy, donnant naissance au projet Zelda – Link’s Awakening. C’est également un passionné de pêche qui a tenu à intégrer dans Link’s Awakening un mini-jeu consacré à cette discipline. C’est enfin lui qui a conçu le jeu de pêche dans Ocarina of Time, en cachette d’Eiji Aonuma, qui à cet instant lui avait chargé de donner vie au boss du temple de l’eau. Il est aussi crédité du statut de superviseur pour Zelda BOTW.
Le point sur la situation
En bref, SRD, c’est déjà un peu Nintendo, et ce depuis un bon moment. Ce rachat ne fait que consolider cette relation exclusive vieille de 40 ans. À tel point qu’on peut se demander pourquoi il était nécessaire d’en passer par là. Peut-être une manière de s’assurer, justement, qu’il n’y aura aucun changement ? Le communiqué de Nintendo parle d’une volonté de « sécuriser la disponibilité des ressources de développement de jeux pour Nintendo2 ». Est-ce qu’Intelligent Systems et HAL Laboratory, deux autres partenaires historiques de Nintendo, mais techniquement indépendants, sont les prochains sur la liste ?
Au-delà de l’ambiance actuelle des acquisitions à foison dans l’industrie du jeu vidéo, celle-ci se fait également dans le cadre d’un ambitieux plan d’accroissement des forces internes de l’entreprise. C’est l’autre argument soulevé par Nintendo pour expliquer le rachat : « faciliter l’amélioration prévue de l’efficacité du développement de jeu », et ça fait certainement partie du plan général actuel. La chose a été présentée en novembre dernier : Nintendo va puiser dans son imposante trésorerie pour allouer un budget qui pourra monter jusqu’à 100 milliards de yens (un peu moins de 800 millions d’euros) afin de renforcer ses effectifs dans le développement de jeux. De nombreux recrutements sont attendus, et de nouveaux locaux, aussi.
Faisons l’historique. En 1959, Nintendo installe son quartier général dans un bâtiment aujourd’hui nommé le Kyoto Research Center. En 1982, la branche Kyoto de SRD s’installe ici. En 1991, Nintendo fait un peu de place pour également accueillir des membres d’Intelligent Systems. En 2000, Nintendo investi son emblématique nouveau siège social. L’essentiel des développeurs de Nintendo EAD ainsi que SRD déménagent pour s’y rendre. Quelques développeurs restent au Kyoto Research Center. En 2001, Intelligent Systems profite de la situation pour obtenir plus de place dans le Kyoto Research Center, et regroupe finalement tous ses effectifs à cet endroit en 2003.
En 2013, Intelligent Systems quitte le Kyoto Research Center pour s’installer à proximité, dans un nouveau bâtiment leur appartenant. En 2014, Nintendo termine la construction du Development Center, un emplacement aussi grand que son siège social, situé juste à côté. Tous les développeurs internes y sont transférés, ainsi que SRD et les équipes concevant les consoles. Les derniers développeurs qui étaient au Kyoto Research Center s’y rendent également, ne laissant dans les vieux locaux plus que le Mario Club (le service QA de Nintendo).
Et désormais, ça bouge encore pas mal. Entre le siège social et le Development Center, il y a un emplacement, qui n’appartient pas à Nintendo, où un nouvel immeuble est sur le point de finir sa construction : le Kyoto City Waterworks Bureau. Nintendo s’est positionné pour y louer deux étages – correspondant à 8 500 m² de bureaux. L’objectif étant de pouvoir y placer des équipes de développement (qui restent ainsi très proche des autres) à partir de mai 2022. À côté de ça, Nintendo prépare la construction d’un nouveau bâtiment situé sur les terres de son ancien siège social, au Kyoto Research Center, là où se trouve le Mario Club. A priori pour accueillir encore davantage de développeurs. Ces dernières informations ont été révélées par le Nikkei3 et il n’y a encore aucune feuille de route officielle quant à ce chantier qui pourrait prendre quelques années. Les bureaux qui seront investis en mai prochain correspondent certainement à une solution pour patienter.
Fin d’une ère ?
Peut-être que la nécessité de l’acquisition de SRD repose aussi sur un probable départ à la retraite de son PDG. Le cocréateur de Super Mario et Zelda fête son soixante-cinquième anniversaire en 2022, ce qui correspond à l’âge légal du départ à la retraite au Japon. Même si le départ (pas pour autant acté) de Toshihiko Nakago ne devrait logiquement pas chambouler l’entreprise, son histoire et sa complicité avec Miyamoto ont certainement eu une grande importance dans la relation entre les deux sociétés. Nintendo a potentiellement voulu prendre les devants et anticiper cette fin de carrière en s’assurant financièrement qu’elle n’impactera pas l’association. C’est le dernier argument officiel derrière le rachat : « renforcer la direction de SRD. »
De quoi nous rappeler que Nintendo vit actuellement la concrétisation de la transition générationnelle qu’elle prépare depuis des années. Si Nakago atteint 65 ans cette année, Takashi Tezuka approche des 62 ans. Quant à Shigeru Miyamoto, il fêtera ses 70 ans en 2022 : autant dire que son départ est imminent. Ces gens ne sont plus en première ligne du développement depuis un moment. Miyamoto s’en est particulièrement éloigné ces dernières années, préférant s’amuser sur des expériences nouvelles comme le parc d’attractions Super Nintendo World et le film Super Mario. Mais si son rôle dans le développement de jeux est devenu marginal, il demeure essentiel dans la gestion de l’entreprise : parmi ceux qui siègent au conseil d’administration, c’est le plus ancien de tous.
Contrairement à beaucoup d’autres éditeurs, Nintendo se démarque, au sein du club de ceux qui ont construit leur identité au début des années 1980, comme l’une des rares à toujours avoir ses principaux talents de l’époque. Miyamoto, Tezuka et Nakago, ce sont les géniteurs de deux séries phares du groupe, Super Mario et Zelda. Leur histoire est en train d’arriver à son terme, et Nintendo termine les préparatifs pour pouvoir tourner la page sans encombre. Le tout en faisant face, comme tout le monde, à la nécessité d’accroître ses effectifs pour gérer des développements qui ne cessent de réclamer plus de ressources.
Mise à jour
Le 12 avril 2022, Nintendo annonce l’acquisition d’un terrain, situé entre son quartier général et son bâtiment Development Center. L’objectif est d’y construire un nouvel immeuble de 72 m de haut, pouvant accueillir 38 000 m² de bureaux répartis sur douze étages. Ce nouvel immeuble servira aux équipes de développements et est pour l’instant baptisé le Development Center n°2.
La construction de cet immeuble prendra normalement fin en décembre 2027. C’est donc un projet à long terme qui n’enlève pas la nécessité de louer des locaux du Kyoto City Waterworks Bureau en attendant. Nintendo n’a toutefois donné aucune information concrète par rapport aux révélations du Nikkei, et on ne sait pas si la construction de cet immeuble a vocation à remplacer le projet de rénovation du Kyoto Research Center ou si celui-ci est toujours d’actualité.
Par rapport au Kyoto Research Center, ce nouveau terrain a l’avantage de conserver une grande proximité avec les deux principaux bâtiments de Nintendo : son quartier général et son Development Center. Une mise à jour des images de Google Streetview permet d’ailleurs d’observer (ci-dessus) la construction presque terminée du Kyoto City Waterworks Bureau et de constater à quel point les différents immeubles sont proches.
Cet article est le quatrième numéro de la nouvelle chronique hebdomadaire de Ludostrie, baptisée Hebdostrie.