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- Shigeru Miyamoto, le producteur roi
- Le rôle d’un producteur général
- La face sombre de Miyamoto
- La méthode Miyamoto
- Les motivations du créateur
- La transmission
- La retraite
L’histoire de Shigeru Miyamoto, en tout cas dans les grandes lignes, est bien connue. Principal concepteur – sous les ordres de Gunpei Yokoi – de Donkey Kong, il est à ce titre le géniteur du personnage de Mario et du plus grand succès de Nintendo en arcade. Réalisateur, quelques années plus tard, de Super Mario Bros. et The Legend of Zelda, il offre ainsi au jeu vidéo deux monuments éternels et deux séries magistrales qui le font rentrer dans la légende. Depuis, Miyamoto est devenu le principal visage de son employeur. On lui accorde, à raison, d’être également l’un des pionniers du jeu en 3D avec Super Mario 64 et The Legend of Zelda – Ocarina of Time.
Miyamoto devient ensuite l’homme constamment placé sous les projecteurs par Nintendo, appelé à répondre à des interviews en cascade, interrogé sur la moindre œuvre de son entreprise, et parfois crédité d’être à l’origine d’autres séries, comme Pikmin, Nintendogs ou Wii Music. Des jeux pour lesquels il n’a pourtant pas endossé le rôle de réalisateur. Et pour cause : depuis le tout premier Zelda, et à la seule exception de Super Mario 64, il n’est plus « que » producteur. Une fonction qu’il a assumée pour plus d’une centaine de jeux au cours de sa carrière encore inachevée, et un statut qui est bien souvent nébuleux quant à l’implication réelle que cela représente. Il est de plus en plus admis que Miyamoto n’est pas le véritable maître d’œuvre de ces titres, alors que d’autres personnalités de Nintendo, comme Eiji Aonuma ou Yoshiaki Koizumi, sont de plus en plus mises en lumière. Ce qui amène à cette question : au-delà du rôle promotionnel, au-delà du fait de raconter, pour la millième fois, comment il a conçu le premier niveau de Super Mario Bros., à quoi sert exactement Miyamoto ?
Résolveur de problèmes
Nous sommes vers la fin des années 1980. Hideki Konno, futur créateur de la série Mario Kart, est en première ligne dans l’équipe qui conçoit ce qui est alors le plus important jeu en gestation chez Nintendo : Super Mario Bros. 3. Aux côtés de Katsuya Eguchi, futur créateur de la série Animal Crossing, et sous les ordres de Takashi Tezuka (réalisateur) et Shigeru Miyamoto (producteur), ils élaborent les niveaux et ennemis du jeu. Konno bloque sur l’une de ses créations : le Mini-Goomba. Le principe est de rendre inoffensive cette version miniature de l’adversaire emblématique de la saga, mais d’imposer une lenteur à Mario lorsqu’il est en contact avec cette bestiole. « Mais quand nous l’avons essayé, cela ne convenait pas1 », raconte Konno. Il cherche à modifier les spécifications de l’effet sur le protagoniste pour rendre le résultat efficace, augmentant le poids de Mario, réduisant sa vitesse de moitié. « Miyamoto y a jeté un coup d’œil […] et comme prévu, il a dit : “Ça ne va pas”, et a rejeté l’idée2. »
Konno s’accroche. Il modifie à nouveau les spécificités, multiplie les réglages, et repasse l’examen auprès du producteur, toujours sans succès. « À la fin, Miyamoto a dit : “Malgré tous vos efforts, cela ne sera vraisemblablement pas amusant ainsi”, et il a proposé une nouvelle idée : mettre un bloc invisible au-dessus de la tête de Mario au lieu de le rendre plus lourd3. » Jackpot. Sous l’effet du Mini-Goomba, et par cette astuce, Mario se révèle incapable de sauter trop haut, sans que cela passe par une lenteur d’exécution qui paraît incohérente. « C’était vraiment une solution simple, et quand je l’ai appliquée exactement comme il avait dit, c’était très bien, reconnaît Konno. […] Par la suite, à de nombreuses reprises, quand je me heurtais à un mur, il proposait une approche complètement différente. Mais même quand j’y pense aujourd’hui, oui, ça m’énerve4. (rires) »
« J’ai l’impression que Miyamoto est quelqu’un que j’essaye constamment de rattraper », avouait en 2001 l’un des créateurs de Sonic, Yuji Naka. C’est le genre de sentiment qu’inspire souvent Shigeru Miyamoto. Satoru Iwata en fait le témoignage, narrant sa rivalité isolée envers Miyamoto à l’époque où il n’était pas encore président de Nintendo, mais travaillant pour une entreprise partenaire. « Je voulais que mes jeux deviennent populaires, comme les siens. […] Tout le monde semblait jouer à ses jeux. C’est frustrant. La frustration m’a encouragé à l’observer de près. Quelle est la différence entre lui et moi ? Ce n’était pas une question facile à répondre. Après avoir commencé à travailler avec Miyamoto, au bout d’un certain temps, j’ai commencé à comprendre. […] Moi, en tant que game designer novice, je pensais que j’étais cool. Je me devais de l’être. La façon de faire de Miyamoto m’a provoqué comme un énorme choc. Je me souviens être rentré dans mon bureau et avoir rédigé un rapport, détaillant comment sa méthode fonctionne, et concluant que c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons pas gagner [contre lui]5. »
Comme Konno, certains soulignent parfois leur agacement face à l’ingéniosité dont peut faire preuve leur chef, comme une insulte à leur propre intelligence. C’est la démonstration d’une admiration envers les capacités de celui qui est souvent considéré comme un maître. Mais au-delà de l’exemple isolé du mini Goomba, comment se caractérise vraiment le génie de Miyamoto ? Comme il le dit, Satoru Iwata s’est longtemps passionné à l’analyser. Pour lui, l’atout principal de son concepteur star repose sur l’habilité à trouver une idée qui résout deux problèmes en même temps.
« Je considère cela comme un concept très polyvalent, qui peut s’appliquer à de nombreux aspects de la vie, explique Iwata. Il y a toujours le dilemme de “quoi qu’on fasse, on est perdant” lorsqu’on crée quelque chose. Il existe des options qui améliorent le produit, et il existe également des options qui fonctionnent dans l’autre sens. Le truc, c’est qu’il est rare d’avoir des cas où il n’y a qu’un seul problème. En général, vous avez des problèmes partout, beaucoup de problèmes. […] Présenter une seule solution pour un seul problème ne vous mène nulle part. Cela provoque toujours des effets secondaires. Cela fait apparaître parfois des problèmes nouveaux. […] Un projet n’avance pas beaucoup avec une telle solution. […] [Mais] parfois, une simple idée résout un problème, puis un autre, et même des soucis pour lesquels on pensait qu’ils étaient totalement à part. Miyamoto essaye constamment de trouver ce genre d’idée. Je veux dire, constamment. En permanence6. »
Pour Iwata, c’est une question de personnalité. Entre ceux qui, étant confrontés à un problème, vont choisir une option qui permet de s’en accommoder, et ceux qui vont tenter de résoudre le souci à la source en agissant pour que la cause du problème soit éliminée.
L’élève illégitime de Yokoi
« Je considérais Yokoi comme mon maître7 », confie Shigeru Miyamoto. Lorsque le jeune designer rentre chez Nintendo, Gunpei Yokoi, le futur géniteur des Game & Watch, est déjà la plus grande autorité créative au sein de la firme, et de fait le supérieur de celui qui n’est alors qu’un débutant. Son caractère et son approche de la création sont pourtant, à bien des égards, différents de Yokoi. Mais le premier maître – peut-être le seul véritable maître de toute sa carrière – a eu un impact fort sur la construction de Miyamoto. « Vous êtes vraiment négatif », lui déclare un jour Yokoi, ce qui marque profondément l’employé. « Je ne voulais pas être négatif, se lamente Miyamoto. J’ai repensé [plus tard] à ce qu’il m’avait dit. J’ai réalisé que quand je pense à quelque chose, j’ai tendance à d’abord dresser la liste de ce qui n’est pas faisable. […] Si faire une chose implique que quelque chose d’autre ne fonctionnera pas, je me focalise sur ce qui ne fonctionnera pas. C’est négatif, c’est vrai8. »
Les mots de Yokoi choquent Miyamoto, mais, avec le temps, il les accepte. « J’ai fini progressivement par mieux me comprendre moi-même9 », analyse-t-il. Pourtant, il se félicite de ne pas avoir connu une longue relation avec celui qui était, à son arrivée, l’unique chef du département de Recherche & Développement. « À l’époque, je ne crois pas que j’étais du genre à foncer vers une solution comme je le fais aujourd’hui. Si j’avais fait partie d’une équipe avec Yokoi pour chef, cela n’aurait pas été très facile pour moi10. »
L’employé a difficilement vécu ses débuts chez Nintendo, sans la liberté de faire ce qu’il souhaitait et devant se plier à des règles qui ne lui correspondaient pas. « Je ne suis pas du genre à être ponctuel, reconnaît-il. C’est comme ça depuis mon enfance, je déteste travailler selon des contraintes précises. À vrai dire, quand j’ai commencé chez Nintendo, je pense que c’était au bout de trois mois, j’avais envie de démissionner, parce que je ne pouvais pas supporter de venir au bureau à une heure fixe. Et si je devais faire ça toute ma vie, il vaudrait mieux que je meure – du moins c’est ce que j’ai pensé à ce moment-là. » Mais il obtient au tout début des années 1980 la clé de son émancipation : la direction d’une nouvelle division de développement, la R&D4 qui deviendra ensuite EAD. Dans un premier temps, il n’est que simple adjoint, mais concrétise sa position d’unique chef de son studio au terme des développements des premiers Super Mario Bros. et The Legend of Zelda. C’est là qu’il devient producteur, que sa responsabilité s’accroit et que ses tâches évoluent.
Miyamoto vit alors son rêve. Non seulement est-il en mesure de faire ce qu’il souhaite, mais il dispose désormais de tout un personnel apte à concrétiser son imaginaire. « Je dis simplement aux gens ce que je souhaite accomplir, et les programmeurs me disent s’ils peuvent ou non le faire, expose-t-il. Nous essayons d’atteindre un compromis. Deux ou trois jours plus tard, ils viennent me voir et disent : “Eh bien, nous pouvons faire ceci”, ensuite, deux ou trois jours après ça, “Nous pouvons réaliser cela si nous le faisons comme ça.” Il arrive souvent que nous atteignions notre but au cours de ce processus. Je dois remercier mes équipes pour ça11. »
Et ses équipes, elles se renforcent. Ses principaux subordonnés montent progressivement en grade. Des personnes comme Tadashi Sugiyama (Zelda II), ou Hideki Konno et Katsuya Eguchi (les Super Mario). À l’époque de la Super Nintendo, ils s’émancipent eux-mêmes, et peuvent à leur tour concrétiser de nouvelles ambitions. Cela donne des titres comme F-Zero, Super Mario Kart, ou Star Fox. Le producteur profite du labeur de ses élèves, agissant comme une sorte d’inspecteur général. « Mon rôle de producteur a été assez reposant dans la mesure où je ne me suis pas impliqué dans la direction, explique-t-il au sujet de Super Mario Kart. Elle a été gérée par une équipe de deux réalisateurs avec Sugiyama et Konno. En fait, je ne sais pas si l’on peut dire que j’ai “participé” à ce développement… C’est plutôt comme si je l’avais “observé12”. »
Lorsqu’on lui demande, à l’époque de Super Mario World, s’il incarne toujours l’autorité principale au sein des développeurs, il s’amuse de la question. « Eh bien, je ne sais pas. Ils m’ignorent parfois. (rires) Mais nous débattons plus souvent des idées ensemble, en tant qu’équipe, tard dans la nuit13. » Pour ce jeu de lancement de la Super Nintendo, il est encore très impliqué dans l’orientation du jeu, de même que pour The Legend of Zelda – A Link to the Past. Il lui est plus difficile de laisser faire lorsqu’il s’agit de ses deux séries fétiches. Mais il apprend à progressivement laisser de l’espace, à ne pas trop agir en chef despotique. « En fait, j’apprécie vraiment les séances que nous avons, lorsque nous réunissons beaucoup d’employés et discutons de nos idées, témoigne Miyamoto au sujet de la conception de Yoshi’s Island. Un producteur n’est pas censé être toujours sur la défensive… Je dois laisser passer certaines de leurs idées ! De plus, je ne veux pas être considéré comme le genre de manager où, quand je dis quelque chose, les gens se glacent et se disent : “Oh, le vieil homme vient nous embêter à nouveau14.” »
Mais en parallèle à ce genre de gestion, il ne peut s’empêcher de pratiquer la conception de manière plus impliquée lorsqu’il est question d’explorer de nouvelles choses. Sa grande lubie de l’époque, c’est la 3D. « Je voulais réaliser un véritable jeu qui utiliserait des polygones15 », explique-t-il simplement lorsqu’on lui demande comment est né le projet Star Fox. Alors il se consacre activement à ce travail, réfléchi aux impératifs techniques et comment les contourner, ainsi qu’au rendu visuel. C’est lui qui impose notamment le principe d’un bestiaire animalier. « Certains ont dit que cela aurait été plus sympa avec des robots, se remémore le producteur. Mais à l’époque, comme de nombreuses œuvres de science-fiction à grand succès étaient déjà sorties, telles Star Wars et Gundam, j’ai estimé qu’il était plus important de créer notre propre science-fiction, quelque chose d’original. Je ne voulais pas seulement faire une version en jeu vidéo d’une œuvre de science-fiction déjà existante. Il n’y avait donc qu’une seule voie possible : le renard16 ! »
Il s’investit même davantage dans sa suite, Star Fox 2, qui repousse encore plus les limites de l’exploitation d’un environnement en 3D. Mais cette fois, il abandonne. Le projet, bien que terminé, voit sa commercialisation annulée. Trop tard, trop obsolète, cela n’incarne plus qu’un brouillon, une expérience avant le grand bain, alors que la Nintendo 64 arrive et que Miyamoto a tous les éléments en main pour s’autoriser à une entorse à sa position et façonner à nouveau sa légende.
À la conquête de la 3D
Parmi les élèves de Miyamoto, le plus important est sans doute Yoshiaki Koizumi, qui a commencé à travailler sous ses ordres directs à partir de Super Mario 64. « Il est arrivé un jour et a dit : “Je vais diriger celui-ci”, raconte Koizumi à ce propos. J’étais sous le choc quand il a dit ça. Miyamoto comme réalisateur… Il semblait vraiment emballé par l’originalité d’un monde en 3D, suffisamment pour endosser lui-même cette fonction17. » Si l’on met de côté le cas particulier de Star Fox 2, cela faisait alors pas loin d’une dizaine d’années que le producteur n’avait plus réalisé directement une œuvre, depuis The Legend of Zelda. Mais l’enjeu le passionnait. « La 3D est plus une expérience tactile, sensorielle, explique Miyamoto. Dans un jeu en 3D, ce sentiment “d’être présent” est tellement fort. C’est pourquoi j’ai voulu faire un Zelda en 3D, pour véritablement voir ce monde en 3D. C’est la même chose pour Mario, je voulais vraiment le voir façonné en trois dimensions. J’ai fait Mario 64 parce que je voulais voir le petit Mario qui se balançait de haut en bas alors qu’il marchait. Et c’est aussi en partie pour cela que nous n’avons pas sorti de suite à Mario 64 juste après : j’avais le sentiment d’avoir fait et vu ce que je voulais18. »
Recruté quelques années plus tôt pour être – sur une proposition de Miyamoto – assigné au service illustration qui s’occupe de concevoir les jaquettes et notices des jeux, Koizumi avait progressivement monté en grade en étant chargé de tâches de plus en plus importantes, comme l’écriture du scénario de The Legend of Zelda – Link’s Awakening ou de la conception graphique pour Yoshi’s Island. Pas de quoi côtoyer étroitement le producteur. Mais avec Super Mario 64, il devient le numéro 2 du projet, l’assistant direct de Miyamoto, son plus proche subordonné dans l’élaboration de ce travail. Il découvre ainsi pleinement la personnalité de son nouveau maître.
Il y a, à ce sujet, une anecdote qui a profondément marqué Koizumi, une qu’il aime bien raconter. Parmi ses tâches sur Super Mario 64, il doit mettre au point l’animation du protagoniste. Un jour, il œuvre sur la façon dont Mario bouge dans l’eau, sa nage. Il galère pas mal, jusqu’à ce que Miyamoto surgisse derrière lui pour donner des instructions précises en mimant des gestes dans les airs. « Pas comme ceci… mais un peu plus comme cela, indique le réalisateur. Ses pieds devraient bouger comme ça ici, et le point de convergence est par ici19. » Koizumi écoute attentivement, tout en constatant le décor particulier de la scène. « Il était environ 2 ou 3 h du matin, et pratiquement toute l’équipe de développement était rentrée chez elle. Donc il n’y avait que Miyamoto et moi dans le bureau, et il a commencé à me montrer comment Mario était censé nager20. » Le grand patron de Nintendo EAD monte alors sur une table pour s’allonger dessus et exécuter ses mouvements, tout en continuant ses indications : « Ce n’est pas vraiment une brasse, ni un crawl, mais peut-être quelque chose comme ça ? », déclare-t-il en gesticulant. « J’aurais vraiment dû prendre des photos de lui en train de faire ces mouvements, regrette Koizumi. Mais en le regardant, j’ai remarqué qu’il n’était pas du tout gêné et j’ai pensé : “C’est le travail d’un véritable réalisateur21.” »
En revenant à un tel poste, le producteur met toutefois à mal le fonctionnement de son studio. « Lorsque nous développions Mario Kart 64, Miyamoto travaillait juste à côté sur Super Mario 64, témoigne Hideki Konno. Tout comme lui et son équipe, nous espérions finir le jeu pour le sortir simultanément avec la console, mais [il nous a laissé en plan parce qu’il était plongé dans le développement de Super Mario 6422]. » Et il va jusqu’à réquisitionner des membres du staff de Mario Kart 64 pour les faire travailler sur Mario 64. Konno doit se résoudre à chercher de l’aide dans les autres divisions pour continuer le développement, et ne parviendra à sortir son jeu que six mois après le lancement de la console. Miyamoto ne s’en émeut guère, et se contente de considérer son importance dans ce projet au même titre que pour Super Mario Kart quelques années plus tôt. « J’étais le producteur, mais nous avons eu un très bon réalisateur pour ce jeu donc c’était un travail assez facile pour moi. Le réalisateur est plusieurs fois venu me consulter, mais pour l’essentiel je n’avais pas grand-chose à faire23. »
Reste que ses multiples envies du moment continuent de façonner l’ensemble des œuvres réalisées par EAD. « Oh, c’est parce que j’aime skier, rétorque-t-il simplement pour expliquer d’où vient l’idée de faire 1080° Snowboarding. Je pensais faire un jeu de ski après avoir terminé Wave Race. Néanmoins, la mode semble être plutôt au snowboard. […] J’ai voulu m’assurer que le jeu donnait vraiment la sensation de glisser sur la neige, et je voulais aussi reproduire les effets de différents types de neige24. » Mais il réapprend à limiter son enthousiasme, à déléguer pour prendre davantage de distance et mieux superviser un ensemble de productions plutôt qu’un titre en particulier. « J’occupe le rôle de producteur de plus en plus, oui, essayant de faire en sorte qu’il y a davantage de jeux Nintendo disponibles, en qualité et quantité, et c’est pourquoi je laisse autant de personnes prendre la responsabilité d’un réalisateur, confie-t-il en 2000. Donc, pour The Legend of Zelda – Majora’s Mask, je n’ai pas du tout pris le rôle d’un réalisateur. J’ai laissé d’autres personnes faire ce travail25. »
Le diable est dans les détails
« Alors que nous dessinions des niveaux ensemble, raconte Katsuya Eguchi au sujet des Super Mario de la NES et de la SNES, il n’hésitait pas à pointer toutes sortes de détails, comme : “Ce Koopa devrait être décalé d’un bloc.” Mais que deux ou trois blocs séparent les Koopa, il n’en apparaît toujours que deux, alors nous ne voyions pas la différence. Mais il répondait quelque chose du genre : “Ne pensez-vous pas qu’il serait mieux de les grouper un peu ?” Il était vraiment franc sur les moindres détails. C’est vrai aujourd’hui aussi26. »
C’est finalement sans doute là que se situe la caractéristique principale de Shigeru Miyamoto. Cette attention aux détails qu’il sacralise en toute circonstance. Un trait de caractère qu’on retrouve souvent chez les grands créateurs, mais le père de Mario incarne peut-être l’une des plus grandes références en la matière, qui n’a cessé d’encourager ses contributeurs à faire de même. Et les exemples les plus nombreux à ce sujet concernent les Zelda.
Restons encore un moment à l’époque de la Nintendo 64, ou pour être plus précis, à l’année 1998. Miyamoto vient voir Eiji Aonuma, en plein travail sur le Temple de l’eau d’Ocarina of Time, pour lui parler des panneaux qu’on trouve un peu partout dans l’aventure. « Quand vous tranchez verticalement un panneau, il se coupe verticalement, expose Miyamoto. Mais ne serait-ce pas une surprise si lorsque vous le tranchez horizontalement, il se coupe horizontalement27 ? » Aonuma ne sait quoi répondre. « Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Je suis tellement occupé28 ! », se dit-il. « Je suis en train de me tuer à faire un donjon en 3D, et voilà qu’il veut me faire faire un panneau alors que j’ai presque terminé29 ? » « Je me disais que cela n’avait rien à voir avec moi et que je n’y comprenais rien. Je me suis alors concentré sur la conception du donjon. Puis, j’ai découvert que le panneau se coupait en diagonale, pas horizontalement. Et ensuite, le morceau flottait sur l’eau. […] J’étais là à me démener pour concevoir le donjon et Miyamoto donnait l’impression de dire : “C’est cool, n’est-ce pas ?” avec un sourire sur son visage. […] En y repensant, c’est le genre de choses qui vous donnent le sentiment que vous êtes vraiment en train d’expérimenter le monde de Zelda30. »
« Quand je fais quelque chose, j’essaie d’être très conscient de veiller à ce qu’il ne soit pas superficiel31 », explique Miyamoto. Et ses élèves en prennent bien conscience, même les plus lointains, à l’image de Kentaro Tominaga, l’un des principaux game designers des Zelda depuis Wind Waker, qui témoigne de cette influence : « C’est l’attention portée aux détails qui fait le réalisme d’un monde32 », insistant sur le fait que cette philosophie vient des enseignements de Miyamoto. « Je déteste quand on peut voir l’envers du décor, explique le producteur. Les jeux vidéo fonctionnent tous comme des programmes, et je déteste quand un jeu est fait avec le point de vue de quelqu’un qui est dans l’industrie et que rien n’est fait pour maquiller les choses que le public penserait comme étranges en les voyant. Je déteste quand vous pouvez voir ces portions. Quand ces problèmes surviennent dans un jeu où je suis impliqué, je les examine et les répare un par un33. »
Au cours d’une conférence à la GDC, Eiji Aonuma explique ce qu’il nomme le « Test Miyamoto ». Il prend l’exemple du vendeur de bombes dans Wind Waker, où Link s’y rendrait la nuit. Que se passe-t-il alors ? Le vendeur accueille Link et lui propose sa marchandise ? Auquel cas, la scène échoue au Test Miyamoto. « Lorsqu’on atteint enfin le moment où Link parle au commerçant, la réaction de celui-ci doit changer. “Tu es un enfant tout seul, où sont tes parents ? C’est une boutique de BOMBES. Ce n’est pas un endroit pour les enfants, encore moins au milieu de la nuit. Soit un bon enfant et rentre chez toi. Du moins, c’est ce que je devrais dire, mais des pirates sont venus et m’ont volé mes bombes, donc les affaires ne tournent pas bien en ce moment. Tu sais quoi, je veux bien te vendre des bombes si tu me promets de ne me poser aucun problème.” C’est le genre de réaction qui passerait le Test Miyamoto. Bien entendu, vous pourrez penser : “C’est Nintendo, donc bien sûr, ils veulent rappeler aux gens ce qui est [moralement] correct”, mais ce n’est pas le plus important34. » L’enjeu repose sur la cohérence de l’œuvre, sur ces discussions anodines où il est important que le joueur ne se retrouve pas avec une scène où il se dirait : « Mais ce n’est pas logique que les gens réagissent ainsi dans un tel contexte ! » Ne pas briser l’immersion.
« Certains parlent de la “magie Miyamoto”, mais en fait, vous passez minutieusement en revue tout ce qui, de toute évidence, doit être changé35 », considère Satoru Iwata. C’est une charge qui sied très bien au rôle de producteur général, d’une personne suffisamment distante du projet pour avoir cette vue d’ensemble, suffisamment peu impliquée, habituée à suivre différents jeux en même temps, pour être plus objective et mieux saisir les imperfections. Quitte à être détestée par ceux qui ont le nez dedans et se retrouvent avec tout un tas de nouvelles choses à gérer en fin de développement. Un sentiment qu’il faisait toutefois déjà naître à l’époque de la NES, quand la programmation était particulièrement lente et que le plus dérisoire des changements imposait de nombreuses heures de labeur. « Il était vraiment difficile, s’exclame Katsuya Eguchi. Il ne pense pas au travail que cela implique. Si cela améliore le jeu, même un tout petit peu, Miyamoto n’hésite jamais à apporter des modifications36. »
De quoi entraîner une sorte de duel entre le producteur et ses troupes. « Disons qu’il est très doué pour trouver les endroits auxquels vous n’avez pas assez prêté attention, reconnaît Makoto Miyanaga, l’un des concepteurs clés des Zelda depuis Ocarina of Time. […] Vous avez beau essayer de prévoir ce qu’il va remarquer et d’essayer de concevoir quelque chose qu’il doit trouver naturel, il trouvera toujours une autre chose à laquelle vous n’aviez pas pensée37. » Son compère Satoru Takizawa, directeur artistique de la série, en témoigne avec cet exemple qui concerne Twilight Princess : « Nous avons parcouru la démo [de l’E3 2005] pendant près d’une semaine pour identifier toutes les choses qui nous faisaient nous dire : “Il va le voir ! On ferait mieux de le changer ou on va avoir des ennuis !” En fin de compte, nous avons fait pas mal de changements38. » « Il lui suffira d’un instant pour remarquer des anomalies que nous avions laissé passer, confirme le designer Tomoaki Kuroume, impliqué dans une variété de jeux comme Mario 64, Wave Race ou Pikmin. C’est arrivé un nombre incalculable de fois. […] Lorsque ça m’arrive, que je suis embarrassé, j’essaie toujours de lui répondre : “Mais non, en fait, là…” Mais il a le coup d’œil39… »
Mais si la minutie du maître peut souvent agacer, elle provoque aussi régulièrement l’admiration. Koichi Hayashida, réalisateur de Super Mario 3D Land, en fait la démonstration avec une anecdote, expliquant que son équipe n’avait pas fait de différence sur la hauteur du bond de Mario selon qu’il s’agissait d’un saut effectué à l’arrêt ou en courant. « Quand il y a joué, Miyamoto a ressenti que quelque chose était un peu bizarre, donc forcément, il nous a demandé : “Mario n’est pas censé sauter plus haut ici ?” Ensuite, quand on a vraiment fait la comparaison, on s’est rendu compte que les autres jeux existants étaient conçus de cette même façon. C’est incroyable comme il a été sensible à ce point40. »
C’est une pierre angulaire de la philosophie de Miyamoto. S’attarder avec une grande attention sur ces petits détails permet de faire briller la cohérence. Et c’est loin de se limiter au contexte scénaristique. En 2009, il évoque toute cette réflexion qui a concerné New Super Mario Bros. Wii. Chaque élément doit être réfléchi avec minutie : quand vient l’idée d’utiliser un costume de pingouin permettant de geler les adversaires, il faut se poser tout un tas de questions sur le fonctionnement de cette capacité. Comment les ennemis réagissent ? S’ils sont dans les airs, est-ce qu’ils restent sur place ou tombent ? S’ils tombent, qu’arrive-t-il quand ils atterrissent ? Combien de temps doivent-ils rester en l’air ? Pendant cet instant, est-ce qu’on peut leur sauter dessus ? Est-ce qu’on peut rebondir dessus ? Est-ce que l’ennemi doit se briser quand il chute ? Sur l’eau, doit-il flotter ? À quelle hauteur ? Est-ce qu’on peut aller dessus ? Est-ce qu’on glisse ? Et ainsi de suite. « Ce qui est important dans un jeu Mario c’est de répondre aux attentes du joueur par rapport à ce qu’ils ont accompli dans le jeu, enseigne Miyamoto. Pour créer un monde qui semblera réel par rapport aux attentes du joueur41. »
« Ce sont des petites choses, comme décider d’augmenter ou réduire la taille d’un élément, témoigne Makoto Miyanaga au sujet des ajustements réalisés par le producteur sur Ocarina of Time. Cet instinct de Miyamoto, ses simples suggestions de procéder de cette façon, c’est ce que je ne peux pas reproduire. Je pense à ce qu’il dit et je fais un essai, et il s’avère que c’est exactement ce qu’il fallait faire. Cela arrive souvent et cela continue de me surprendre. Quel que soit le degré de détail [du problème], il le comprend de la même façon que nous, et nous parle du même point de vue. Ce jeu m’a beaucoup appris en ce qui concerne la conception42. »
Et pour accomplir tout cela, le producteur fait preuve d’un perfectionnisme parfois surprenant. Récemment, c’est David Soliani, le directeur créatif d’Ubisoft sur Mario + Rabbids, qui s’en fait l’écho. « Il y a une scène où l’un de nos personnages, appelé Mario Crétin, joue de la mandoline. Dans une scène très précise, il y avait un problème. [Miyamoto] nous a fait remarquer qu’il en jouait à l’envers. “Qu’est-ce qu’il raconte ?” On ne comprenait pas. Il jouait de la mandoline correctement pour nous. On a fini par comprendre qu’il la tenait comme un gaucher au lieu d’un droitier, en raison d’une minuscule erreur sur le modèle en 3D. Il fallait une vue d’aigle pour voir ce détail. Nous avons été si épatés que nous avons contacté le meilleur fabriquant de mandolines de Naples et nous lui en avons fait faire une spécialement pour Miyamoto. Nous lui avons offerte à cet E3, ce matin43. »
Mais pour parvenir à ses fins, l’efficacité de Shigeru Miyamoto ne se résume pas qu’à un sens d’observation affiné. C’est aussi et surtout une question de perspective.
Envisager le jeu par le regard du consommateur
« Après avoir commencé à travailler avec Miyamoto, au bout d’un certain temps, j’ai commencé à comprendre, déclare Satoru Iwata au sujet de la réussite du producteur par rapport à la sienne. Je n’avais que le point de vue d’un concepteur, mais lui était différent. […] La différence réside dans la façon dont il corrige ses erreurs. Il fait venir un employé qui n’a rien à voir avec son jeu, lui met la manette dans les mains et dit : “Vas-y, essaie-le.” […] Il les regarde jouer et vérifie en détail comment ils réagissent, en y jouant sans aucune connaissance préalable. Il découvre ce qu’ils ne comprennent pas, ce qu’ils abandonnent, ce qui déclenche les erreurs. […] Il sacralise l’idée que “si les joueurs ne le comprennent pas, c’est la faute du game design44.” »
Miyamoto aime bien recueillir l’avis de personnes extérieures au projet pour avoir un regard neuf. Comme, du reste, la plupart des créateurs. Mais ce n’est pas toujours une opération simple à produire, et le plus souvent, c’est lui-même qui va se charger de cette tâche, endossant à la fois le rôle du critique et du correcteur. Sa prise de distance avec la conception lui donne cet atout. « Lorsqu’un projet arrive à terme, et que les développeurs travaillent d’arrache-pied, ils deviennent naturellement moins conscients de ce qui peut troubler quelqu’un qui joue pour la première fois, expose Iwata. Voilà pourquoi je pense qu’il est inévitable que Miyamoto débarque au dernier moment pour retourner la table45. »
Nombreux en témoignent. « Il est parfaitement conscient de ce qui sera difficile à comprendre ou à faire pour le joueur, affirme le level designer Shinichi Ikematsu. Il fera toujours des remarques comme : “Pensez-vous que le joueur va comprendre ça46 ?” » Et l’intéressé de confirmer cette justification. « Quand je me mets en colère, c’est au nom des joueurs, s’exclame-t-il. Je me dis : “Mais ce n’est pas possible, c’est quoi le problème avec ce jeu ?” J’ai toujours créé des jeux en me mettant à la place des joueurs, en me répétant : “Que me disent les joueurs ? Ne me disent-ils pas qu’ils seront déçus, si le jeu sort en l’état47 ?” »
Cette prise de conscience, il peut lui arriver d’avoir du mal à l’obtenir. C’est ce qui se passe quand il est plus impliqué dans un projet, comme ce fut le cas avec Super Mario 64. Mais il se soucie toujours de cette question, et son expérience du retour à la réalisation fut l’occasion de tester sa capacité à la vue d’ensemble. « Je me suis rendu compte à mi-chemin que cela devenait ennuyeux, raconte Miyamoto. […] Ça m’a frappé d’un coup. Je ne me souviens pas si c’était en regardant quelqu’un y jouer, mais j’étais comme : “Attendez un instant…” Je suis allez voir tout le monde pour leur demander : “Ce jeu était vraiment plaisant au début, mais maintenant il ne semble plus amusant, n’est-ce pas ?” Et comme prévu, ils ont tous répondu : “Nous sommes d’accord.” […] Au début, Mario se tournait très lentement, de sorte que ça ne donnait pas trop d’importance. Mais à un moment il commençait à tourner très vite48. » Affolé par ce constat, il change immédiatement le jeu et parvient à retrouver les réglages de départ pour corriger le problème. Constatant ainsi qu’il avait pendant un moment perdu sa vision extérieure, perdu la sensation que pourrait avoir celle d’un joueur découvrant le titre.
« On trouve toujours l’expression de l’ego de quelqu’un dans la création, analyse Iwata. Miyamoto n’est pas différent. Il a cet aspect en lui. Dès le moment où vous créez quelque chose, vous ne pouvez pas éviter d’être égoïste. Ce qui est spécial avec Miyamoto, c’est qu’il est incroyablement égocentrique d’un côté, mais il ne perd jamais un point de vue objectif. Il est toujours attentif à la première réaction des gens envers sa création. S’il découvre qu’ils ne comprennent pas, alors il abandonne [ce qui pose problème] et cherche une alternative. […] Il peut examiner quelque chose de très près, et la seconde suivante passer à une vision macroscopique et prendre un nouveau départ à partir de là. Je pense que “l’idée qui résout plusieurs problèmes à la fois” ne peut pas être trouvée lorsque vous observez quelque chose de près. Vous devez pouvoir changer votre point de vue. Ce n’est pas une chose facile à faire. Miyamoto peut le faire facilement. Il est le genre de personne qui peut trouver une solution capable de vraiment sauver quelqu’un en danger plutôt que de le sauver au prix d’un autre49. »
« Les gens disent que j’ai le sens du consommateur standard, confie Miyamoto. J’en suis heureux. C’est très important. Iwata dit toujours que je suis un maître né en économie comportementale. Je n’ai pas étudié l’économie comportementale, j’ai juste un bon sens normal de consommateur50. »
Jouir d’une liberté créatrice
Évidemment, la façon de faire de Shigeru Miyamoto ne se résume pas qu’à cela. Employé dévoué à son entreprise, capable (on y reviendra) de prendre le costume du chef despotique et redouté, Miyamoto est aussi ce créatif qui n’aime pas suivre les feuilles de route et les projets bien ficelés. « J’avais hâte de voir quel genre de spécifications ou fiche d’instructions il me réservait, raconte Koizumi au sujet de son travail sur Super Mario 64. Mais il n’y avait, pour ainsi dire, presque pas d’instructions51… » Miyamoto est quelqu’un qui aime réagir à l’instinct, faire régulièrement évoluer ses prototypes dans de nouvelles directions. Quand on lui demande quel est son moins bon jeu, il cite Zelda II, ce qu’il justifie par le fait que le cahier des charges a été respecté à la lettre : un défaut, à ses yeux.
C’est que le producteur n’a pas oublié ce qui a fait le succès de ses œuvres précédentes. Un jeu crucial dans sa carrière – et dans l’histoire du jeu vidéo – comme Super Mario Bros. (le premier) est fait de multiples compromis, modifications, changements d’orientation et retournements de situation. Il avait par exemple été envisagé que Mario dispose d’un pistolet. Et même à des degrés bien plus infimes : prenez les blocs que l’on cogne pour récupérer une pièce. Simplement à cause d’un bug, il réalise que c’est plus amusant lorsqu’il y a plusieurs pièces, et met donc au point, de manière volontaire, des blocs à pièces multiples. Puis, il se rend compte que c’est plus amusant quand on peut taper dessus à toute vitesse, donc il positionne ces blocs plus bas pour laisser au joueur la possibilité de multiplier la quantité de sauts. « Les jeux sont plus amusants comme ça que si l’on planifie tout sur papier52 », assure Miyamoto.
Tout son travail est fait de ce genre de considérations, d’une philosophie qui ne lui est pas spécialement propre ; on peut retrouver ces caractéristiques chez d’autres créateurs, mais c’est souvent la marque des grands. Il distille ainsi ses contributions qui peuvent parfois avoir une forte incidence sur le résultat final. Super Mario Galaxy, par exemple, était initialement rempli de pièces et offrait à Mario la capacité de récupérer celles qui sont à proximité en tournoyant. « Ça ne va pas si Mario ne court pas vers les pièces pour les obtenir53 », déclare-t-il en voyant cela, au grand dam de l’équipe, d’abord frustrée de découvrir sa version modifiée, avant de comprendre.
« De notre point de vue initial, les jeux Mario consistent à collecter beaucoup de pièces, explique le level designer Futoshi Shirai. Au début du développement, on a du coup placé de nombreuses pièces un peu partout. Mais Miyamoto nous a alors dit qu’il était inutile d’avoir toutes ces pièces étalées partout… Nous avons donc changé les pièces pour que ça redonne de la vie, réduit leur quantité, et fait en sorte que [le joueur] cherche plutôt à accumuler des poussières d’étoiles. En faisant ça, l’équilibre du jeu s’est amélioré. C’est quand j’ai vu comment il travaillait que je me suis rendu compte du talent de Miyamoto54. » Et Satoru Iwata de décrypter, mettant le doigt sur ce qui différencie Mario d’autres jeux de seconde zone. « Miyamoto devait savoir instinctivement quelle était la différence entre le fait de ramasser une pièce par “routine” ou d’aller la chercher “parce que ça vaut la peine”. Et c’est pour ça qu’il a fait ces ajustements55. »
Toutes ces considérations font l’orientation créative de Miyamoto. Cette volonté de ne pas céder à la facilité ou à ce qui apparaît le plus logique. C’est aussi ça, éviter d’envisager un projet par le prisme du cahier des charges. « De nos jours, lorsque les jeunes concepteurs réalisent des jeux et qu’ils ne sont pas amusants, ils ajoutent plein de fonctions pour essayer de le rendre amusant, se lamente-t-il en 2009. Plutôt que de rendre le jeu plus amusant avec ce qu’ils ont, ils mettent toujours plus de choses56. » Il sacralise ainsi l’originalité, mais aussi la liberté, l’indépendance des créateurs sur les financiers. S’il considère que le producteur ou même le réalisateur doivent avoir conscience des impératifs commerciaux et viser le succès de ce point de vue, il estime aussi qu’il est naturel que les développeurs se retrouvent à batailler contre le département marketing. Et envisage Nintendo comme une entreprise qui a l’avantage d’offrir cette possibilité.
« Il y a de nombreuses personnes qui sont vraiment douées. Ce qui est particulier dans cette industrie c’est qu’être créatif est une chose, mais avoir l’esprit commercial en est un autre. C’est l’industrie du divertissement, donc les concepteurs de jeux doivent avoir un esprit créatif et doivent être en mesure de s’opposer aux personnes du marketing dans leur entreprise – sans quoi ils ne pourront pas être créatifs. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui correspondent à cette description. Mais quand on cherche uniquement les esprits créatifs, je pense qu’il y en a beaucoup un peu partout. Je crois que s’ils pouvaient avoir plus de liberté dans leur entreprise pour faire les jeux qu’ils souhaitent, on aurait de bien meilleurs jeux57. »
« J’admire les employés délinquants », prétend Miyamoto, tout en reconnaissant que lui n’est pas vraiment comme ça. « Mon sens des responsabilités est trop important58. » Il faut dire qu’il n’a finalement pas tant eu l’occasion d’être en conflit avec ses supérieurs, et que son évolution a bénéficié de conditions très favorables pour qu’il puisse jouir d’une grande liberté. C’est un sujet qui n’apparaît plus trop dans ses interviews, mais qui était régulièrement mis sur le tapis dans les années 90 : son salaire, dont le montant demeure inconnu. Ou plutôt, le fait qu’il ne touche pas de droits d’auteur sur ses œuvres, ce qui est la norme dans le jeu vidéo mais qui avait de quoi surprendre les médias généralistes quand ils découvraient le créateur d’un phénomène aussi incroyable que Mario, et constatant que celui-ci n’était qu’un simple salarié comme les autres.
On peut facilement imaginer que le producteur gagne très bien sa vie, mais il aime rappeler que l’argent n’est pas vraiment un moteur pour lui. Il raconte avoir été confronté à de nombreuses tentatives de débauchage par des concurrents de Nintendo, lesquels lui proposaient un salaire plus important. Il les a toujours écartés, parce que Nintendo lui assurait de parfaites conditions, notamment financières, mais pas dans le même registre. « L’argent qu’ils vous donnent et l’argent que vous obtenez pour travailler sont des choses totalement différentes. Je m’en suis rendu compte très tôt. Pour nos principaux développeurs, il n’y a pas de [limite de] budget. Oh, ne vous inquiétez pas, nous faisons très attention à bien le gérer. Mais nous avons ce qu’il faut, l’entreprise nous dit que nous pouvons utiliser tout ce dont nous avons besoin59. » Et pour lui, c’est ça, finalement, le plus important.
Sources
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