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Bilan Nintendo 2024

Il est temps. Il est temps de faire un petit point sur la situation actuelle de Nintendo, mais aussi, et même surtout, de faire un point sur la situation actuelle de l’industrie dans son ensemble. Et cet article marque donc le coup d’envoi d’un simili-feuilleton où l’on va parler de tout ça, principalement en passant en revue l’état financier et stratégique de quelques-uns des principaux acteurs du jeu vidéo. Et tout ceci sans faire les choses à moitié. Cette série d’articles va être accompagnée de versions totalement remaniées des fiches techniques…

Ouais ouais, d’accord. Et donc, Nintendo, ça se porte bien ?

Comme souvent, tout est relatif. Voici une manière de résumer les choses : sur les six premiers mois de l’année fiscale en cours, le chiffre d’affaires de Nintendo a baissé de 34 % par rapport à la période équivalente de l’année précédente. Et le bénéfice a lui chuté de 60 %. Les ventes de consoles baissent de 31 %, les ventes de jeux de 28 %. La marge est passée de 35 % à 23 %. Pour la toute première fois de l’histoire de la console, le nombre d’utilisateurs actifs sur Switch baisse. Pour la toute première fois de l’histoire du service, le nombre d’abonnés au Nintendo Switch Online baisse, perdant 4 millions d’abonnés. Quasiment tous les objectifs annuels définis par Nintendo il y a six mois ont été revus à la baisse.

Ah mais ça va super mal en fait ! C’est la crise ?

Pas du tout. D’abord parce que, malgré ces statistiques en baisse, dans l’absolu Nintendo a réalisé un bénéfice net de plus de 650 millions € lors du premier semestre fiscal, et prévoit toujours d’atteindre les 2 milliards de bénéfices sur l’année en cours. Donc déjà, ça va très bien, même si c’est un résultat sur le déclin, et donc avec des dividendes aussi sur le déclin pour les actionnaires. Pour autant, le marché ne sanctionne pas Nintendo, là où d’autres peuvent accuser un effondrement de la valeur de leur action au moindre signe d’une croissance qui se tarit légèrement.

Il y a certes eu une dégringolade du cours de l’action Nintendo à la publication des derniers résultats (et aussi de ceux d’avant), mais elle est immédiatement corrigée le lendemain. Depuis le début de l’année 2024, l’action Nintendo est globalement stable aux alentours des 8 000 ¥, ce qui correspond tout simplement au meilleur niveau de l’histoire de l’entreprise, supérieur même à la période DS/Wii. On pourrait presque dire que dans un contexte général un brin délicat pour l’industrie du jeu vidéo, Nintendo fait office de valeur refuge pour les investisseurs.

L’évolution du cours de l’action Nintendo en bourse.

Mais est-ce que ce n’est pas tout simplement parce que les investisseurs croient au potentiel de la Switch 2 ?

Certainement. Et malgré l’habitude historique de Nintendo d’enchaîner d’énormes succès commerciaux avec des désastres économiques, difficile de ne pas être confiant envers le potentiel de la prochaine console de Nintendo, déjà plus ou moins confirmée comme étant proche du principe de la Switch. En l’occurrence, là où le tactile était devenu banal en fin de vie de la DS, et là où le motion gaming était passé de mode en fin de vie de la Wii, le concept de console hybride est toujours très demandé par le public et est donc assuré de conserver sa pertinence pour la Switch 2. S’il n’est en rien garanti que la nouvelle génération se vendra mieux ou même aussi bien que la Switch, il n’en reste pas moins très improbable qu’elle incarne un échec commercial.

Du coup, ce n’est pas que le marché voit en Nintendo une valeur refuge, mais plutôt qu’il mise sur la réussite de la Switch 2 ?

C’est fort possible. Mais le fait est qu’au-delà du cas de la Switch 2, la stratégie générale de Nintendo n’a rarement paru plus pertinente qu’aujourd’hui, dans ce contexte particulier pour toute l’industrie. Contrairement à nombre de ses congénères, le mastodonte japonais n’a pas vraiment misé sur le jeu-service, s’autorisant à des expériences (réussies) qui s’inspirent du concept, mais où le suivi reste limité dans le temps (entre 1 et 2 ans), et dénué de microtransactions.

Mais à l’inverse, prenons le cas d’un studio comme Nintendo EPD, dont l’effectif est à peu près similaire à celui d’un studio comme Bungie, lequel, depuis 2017, a sorti un seul jeu (Destiny 2), mais avec de nombreuses extensions et MAJ plus légères à ce même jeu. Eh bien le fait est que, sans inclure les jeux mobile, les portages, et les projets supervisés par le studio mais principalement développés à l’extérieur, et en comptant les quatre jeux Nintendo Labo comme un seul, alors Nintendo EPD a sorti, depuis 2017, pas moins de quinze jeux inédits. En moins de huit ans, ces quinze jeux représentent plus de 200 millions de ventes, toutes à plein tarif ou avec une promotion de maximum 35 %. Et si on amenait les portages dans l’équation, il faudrait rajouter plus de 100 millions de ventes supplémentaires (dont rien que 64 millions pour Mario Kart 8 Deluxe).

Nintendo peut compter sur son habitude historique à défendre et préserver la valeur des jeux (c’est-à-dire à ne pas procéder à des promotions agressives, rapides et fréquentes). Prenons par exemple Zelda BOTW, Mario Kart 8 Deluxe et Mario Odyssey, trois gros jeux de la Switch tous sortis en 2017 : ces trois titres-là cumulent plus de 5 millions de ventes rien qu’en 2024, sans inclure le dernier trimestre de l’année (le plus vendeur). Nintendo peut aussi et surtout compter sur son studio phare et sa gestion maniée par des vétérans de l’entreprise, qui aboutit à un turn-over très faible et une rétention des salariés impressionnante. Enfin, Nintendo peut compter sur sa maîtrise de l’échelle des jeux, privilégiant davantage des développements qu’on pourrait assimiler à des AA, aux équipes à la taille relativement réduite, en tout cas en comparaison des autres poids lourd du secteur.

Oui forcément, vu comme ça, tout va bien, aucun problème à l’horizon, la suite va être facile pour Nintendo ?

N’allons pas jusque-là. D’abord, n’oublions pas que c’est toujours un exploit de sortir un bon jeu, et que pour que l’activité fonctionne bien, le plus important reste de sortir des bons jeux. En outre, il faut se souvenir d’à quel point les astres étaient bien alignés pour la Switch : l’abandon du soutien simultané à deux consoles (une de salon, une autre portable) au profit d’une concentration sur une seule, réduisant le planning surchargé des développeurs, avec en prime un catalogue de jeux Wii U qui n’ont pas pris une ride et ont touché un public très limité en raison de l’échec de la console, permettant ainsi d’avoir une multitude de portages relativement simples à réaliser pour des jeux parfaitement pertinents qui remplissent efficacement le calendrier.

Cette fois, Nintendo pourra moins profiter de cette option et fait de nouveau face à l’habituelle épreuve du changement de génération qui amène les développeurs sur un matériel plus puissant, qui du coup va nécessiter davantage de ressources pour ses projets. Symbole de cette problématique : le cas de Zelda. Là où il y avait un Breath of the Wild, qui était censé être le Zelda de la Wii U, et fut finalement, malgré une sortie simultanée sur les deux machines, plutôt le Zelda de la Switch, la Switch 2 risque quant-à-elle d’attendre longtemps avant d’obtenir le sien. Alors qu’on est désormais sur des temps de développement d’environ 5 à 6 ans (et potentiellement plus sur une console plus gourmande) et que le dernier « gros » Zelda est sorti en 2023, on peut imaginer que le prochain n’arrivera pas avant 2028, dans le meilleur des cas.

Il n’en reste pas moins que Nintendo a passé l’année 2024 sans un seul jeu principalement développé au sein de son studio EPD, de toute évidence désormais pleinement consacré à la Switch 2. Qu’on n’a pas eu de nouveau Mario 3D complet depuis Odyssey en 2017, ce qui laisse espérer qu’un épisode Switch 2 pourrait arriver vite. Qu’il est plus que probable qu’un nouveau Mario Kart soit aussi au programme dans la période de lancement, et que même Animal Crossing pourrait revenir au cours des trois premières années de la Switch 2.

D’accord, le planning semble bien géré chez Nintendo, mais ce problème de croissance des besoins en ressources (que ce soit en temps ou en effectif), ça reste un souci qui ne va cesser de s’aggraver avec le temps, non ?

Tout-à-fait, et Nintendo n’échappe pas à ce défi qui touche tout le monde. Le grand avantage de l’entreprise, c’est d’avoir une excellente trésorerie (à ce jour, plus de 9 milliards d’euros) pour se lancer dans d’éventuels plans ambitieux. Comme en 2021, lorsque le PDG Shuntaro Furukawa a dévoilé un grand plan d’investissement sur cinq ans. Celui-ci reposait sur trois pôles : d’une part l’investissement pour améliorer la capacité de production de jeux (avec un budget de 100 milliards ¥, soit plus de 600 millions d’euros), ensuite les investissements dans des produits extérieurs au jeu vidéo, comme les films (50 milliards ¥, soit plus de 300 millions d’euros), et enfin l’investissement dans les services comme le Nintendo Account et les infrastructures pour toucher un public plus large, comme l’ouverture de magasins Nintendo Store, la mise en place d’une boutique en ligne de vente directe accessible dans tous les principaux marchés de Nintendo, ou encore le développement de l’eShop pour toucher davantage des territoires où Nintendo est peu implanté, comme en Amérique du Sud (300 milliards ¥, soit approximativement 1,9 milliard d’euros).

Nintendo est revenu sur ce dossier en 2023 pour préciser que l’ampleur total du montant qui va être dépensé sera sans doute plus important que ce qui avait été initialement annoncé, et surtout dans le domaine de la production de jeux. Et de reconfirmer la chose en 2024 en ajoutant que les investissements dans la production de jeux vidéo devraient être « significativement » supérieur à ce qui avait été prévu initialement. Et ceci principalement en raison de la construction d’un troisième immeuble dans les environs du quartier général de Nintendo, à Kyoto, voué à permettre d’accueillir les fruits d’une grande campagne de recrutement. Sauf que Nintendo a revu à la hausse cet objectif, ajoutant quelques étages au projet de construction, ce qui fait que la fin des travaux ne devrait arriver qu’en 2028, plutôt qu’en 2027. Il faut encore être patient.

Le projet Development Center 2, nouvel immeuble en construction pour accueillir des développeurs.

Du coup, on peut dire que Nintendo est plutôt bien géré actuellement ?

En tout cas d’un point de vue stratégique, oui. Shuntaro Furukawa demeure un cas un peu mystérieux, tant il donne peu d’interview (bien moins qu’Iwata) et se met peu en avant (idem) dans la communication. Les séances de questions/réponses aux actionnaires et investisseurs constituent donc la principale ressource pour essayer de bien identifier la philosophie de celui qui est au poste de PDG de Nintendo depuis désormais six ans. Et à vrai dire, c’est un exercice où l’on découvre beaucoup de langue de bois et de réponses bateau.

Mais tout de même, on peut y constater une ambiance assez rassurante sur les priorités de Nintendo et la manière de gérer l’entreprise. De quelqu’un qui prend le temps d’expliquer aux actionnaires alléchés par l’énorme trésorerie de Nintendo et réclamant des plans de rachats d’action, qu’il est crucial d’avoir des réserves pour développer sereinement des projets qui pourraient devenir des échecs commerciaux. De quelqu’un qui a conscience que l’enjeu principal pour une entreprise comme Nintendo – et pour toute entreprise du secteur, en réalité – consiste à investir dans l’organisation interne pour faire face au défi des projets toujours plus ambitieux. « En renforçant nos ressources de développement en interne, nous ne nous contentons pas d’augmenter le nombre d’employés, explique-t-il en 2023. Nous réfléchissons également au type d’environnement qui sera nécessaire alors que le développement de jeux devient plus long, plus complexe et plus sophistiqué1. » Et ses partenaires du conseil d’administration, comme Shigeru Miyamoto, sont là pour aller davantage dans les détails.

« Plus on peaufine quelque chose de nouveau, plus sa valeur augmente. Nous pensons qu’il est important de former des développeurs qui prennent à cœur ce concept unique, d’allouer des fonds au développement si c’est nécessaire, et de sortir des jeux qu’une fois que nous sommes confiants envers le produit – et répéter ce processus encore et encore. […] Nous pensons que tous les produits ne nécessitent pas des coûts élevés. Même dans le cas des jeux vidéo, avec la technologie actuelle, il est possible de créer des jeux amusants avec un petit nombre de développeurs en peu de temps. Nous pensons qu’il est important de ne pas perdre de vue cette perspective2. »

D’ailleurs, en parlant du conseil d’administration, il y a eu du changement cette année, n’est-ce pas ?

Parfaitement. Le conseil d’administration de Nintendo, qui en plus de Furukawa et Miyamoto est composé de Shinya Takahashi (responsable du développement de jeux), Satoru Shibata (ex PDG de Nintendo of Europe, désormais responsable du marketing et des relations avec les tiers), Ko Shiota (responsable du développement de consoles) et de Chris Meledandri (extérieur à Nintendo, PDG de Illumination Entertainment), a depuis juin dernier deux nouveaux membres.

Le premier, c’est Yusuke Beppu, qui a fait une bonne partie de sa carrière chez Warpstar, l’entreprise (codétenue par Nintendo et HAL Laboratory) en charge des produits dérivés autour de Kirby. Il a intégré Nintendo en 2001 et a travaillé sur différentes choses, mais beaucoup sur l’accroissement de produits dérivés Nintendo de ces dernières années. Depuis 2022, il est directeur du département Planning, celui-là même qui a pour mission d’établir la stratégie générale du groupe. La deuxième entrée, plus surprenante, est Miyoko Demay, qui ne fait pas partie des employés de Nintendo. Elle est notamment présidente de la division japonaise du joaillier Tiffany.

Ça fait un moment que Nintendo est critiqué par le manque de diversité au sein de son conseil d’administration. La nomination de Chris Meledandri, il y a trois ans, était une manière de répondre à ces critiques : ça en faisait le seul administrateur extérieur à l’entreprise, et aussi le seul à ne pas être japonais. Miyoko Demay vient renforcer la chose en étant elle aussi extérieure à l’entreprise, et devient en outre la première femme de l’histoire de Nintendo à siéger au conseil d’administration principal. Un très léger progrès, qui aidera peut-être l’entreprise à s’améliorer sur ce point, alors que la maison-mère de Nintendo, au Japon, ne compte que 22,5 % de femmes dans son effectif, et un taux qui s’effondre d’autant plus lorsqu’il est question de postes à responsabilité. Le simple fait que Nintendo en passe par une personne extérieure à l’entreprise pour enfin introduire une femme au sein de son « board » montre bien à quel point le chemin est encore long pour se rapprocher d’une parité.

Voilà des statistiques forts intéressantes, ne serait-ce pas pratique d’avoir une page où retrouver tout un tas de données du même acabit ?

Mais, cher interlocuteur imaginaire, sache que c’est là une excellente question à laquelle la réponse est évidemment oui. Ce qui est top, c’est qu’elle existe déjà, cette page. Ou plutôt, désormais, ces pages. La Fiche Technique de Nintendo est la première à bénéficier d’une grosse évolution qui démultiplie les informations qu’elle contient. Il s’agit d’y archiver toutes les données pertinentes à avoir sur Nintendo, des compositions de ses comités de direction et conseils d’administration, des informations sur le salaire moyen des employés, ceux des dirigeants, des finances, de l’identité des actionnaires, des filiales, de la répartition du chiffre d’affaires selon les activités et territoires, des ventes de consoles, de jeux, ou encore des analyses du catalogue complet et historique de Nintendo. Cinq pages pour tout savoir de l’état et l’organisation de Nintendo, dont la première page, la plus généraliste, est en accès libre, ici-même.

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Sources

  1. https://www.nintendo.co.jp/ir/pdf/2023/231109e.pdf
  2. https://www.nintendo.co.jp/ir/pdf/2024/241106_2e.pdf