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Les rebelles autoproclamés

Focus CD Projekt, chapitre 1

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Estimer le temps de production d’un jeu vidéo, c’est quelque chose de très compliqué. Beaucoup s’y cassent les dents, surtout dans le domaine des triples-A. Mais même pour des projets à l’envergure plus limitée. Prenons Super Meat Boy Forever, par exemple. Annoncé initialement pour sortir en avril 2019, il n’est arrivé qu’en décembre 2020, après un mea culpa de son concepteur principal, Tommy Refenes. Au moment de rater son premier engagement, le studio justifiait son report en soulignant que jusqu’à présent, l’équipe avait travaillé dans des conditions saines.

« Nous allons maintenir ce rythme, ce qui signifie que nous n’atteindrons pas notre objectif d’une sortie en avril 2019. Désolé pour ça. Nous aurions pu sacrifier nos esprits, nos corps et nos vies sociales pour atteindre avril 2019, mais c’est idiot. La Team Meat n’est pas un studio appartenant à un groupe maléfique de connards qui a son mot à dire sur ce que nous faisons et comment nous le faisons. Nous avons la chance de contrôler notre manière de travailler et nous choisissons de ne pas nous précipiter dans les abimes1. »

À cette époque, il y avait encore une forme de déni en matière de perspectives futures, promettant que le titre arriverait peu longtemps après ce mois d’avril. Refenes s’en repent cinq mois plus tard. « J’ai vraiment sous-estimé les choses avec l’annonce pour avril. Mais je ne veux plus jamais deviner la sortie tant que [tout le contenu n’est pas terminé2]. » La communication est dès lors suspendue et la date définitive ne fut annoncée qu’un an plus tard, deux semaines seulement avant la commercialisation.

Tout ça pour dire que chez CD Projekt, les choses se passent très différemment.

Les débuts de CD Projekt, organisant sa distribution de Baldur’s Gate.

Historique

Faisons un très rapide résumé de l’histoire de CD Projekt. La société est fondée en 1994 et s’occupe simplement de distribuer des jeux PC en Pologne, pour ensuite se démarquer en signant un authentique contrat d’édition sur le territoire pour Baldur’s Gate. CD Projekt réalise une localisation de qualité et parvient à un résultat très satisfaisant, qui en prime accroit sa réputation auprès de partenaires potentiels. En 2002, on passe aux choses sérieuses avec le rachat des droits de la série de livres The Witcher et l’établissement d’un studio de développement baptisé CD Projekt Red. En 2007, après beaucoup de complications, tout ceci aboutit avec la sortie de The Witcher sur PC, qui remporte un succès honorable.

L’entreprise capitalise là-dessus avec le développement d’une suite, qui viendra confirmer la réussite et aura une version console (uniquement sur Xbox 360). Dans le même temps, le lancement d’une nouvelle activité : la plateforme de distribution dématérialisée GOG (pour Good Old Games), spécialisée dans l’exploitation de vieux jeux (mais qui s’étendra plus tard aux jeux récents).

Évidemment, il y a eu pas mal de remous dans cette histoire qui n’a pas été aussi facile que ce résumé peut laisser croire. Toujours est-il que les choses ont bien évolué. Une bonne démonstration, c’est ce graphique révélé par CD Projekt sur le chiffre d’affaires réalisé par ses deux premiers jeux.

Le chiffre d’affaires annuel généré par les jeux de CD Projekt.

CD Projekt peut aussi compter sur GOG pour amener des revenus annexes, indépendamment de sa période de production de nouveaux jeux. Ceci étant, attention à ne pas idéaliser l’importance de GOG, qui est très loin du niveau d’un Steam, en dépit d’être l’un de ses principaux concurrents. Malgré un sursaut en 2020 grâce à Cyberpunk 2077, la plateforme est même actuellement dans une situation très délicate.

Mais au moins, il fut un temps où ça aidait à maintenir la société poursuivant sa croissance en termes d’effectifs afin de se préparer pour son grand bond en avant : The Witcher 3. Un authentique open world, très vaste et donc très ambitieux, qui, contrairement à ses prédécesseurs, a bénéficié d’une sortie simultanée sur console. En gros, le premier véritable triple-A de CD Projekt, qui a parfaitement réussi son coup en devenant un énorme succès critique et commercial. Et ceci a permis à l’entreprise de changer totalement de catégorie. Vous avez vu le graphique sur le chiffre d’affaires généré par les deux premiers Witcher, voici le même, avec l’ajout de Witcher 3 dans l’équation. Si vous voulez voir la différence entre un triple-A et des productions plus modestes, ça résume bien les choses.

Le chiffre d’affaires annuel des jeux de CD Projekt.

Le jackpot

Depuis, CD Projekt est dans la cour des grands et entend bien poursuivre son expansion efficacement. Les recrutements ont continué jusqu’à dépasser les 1000 employés en 2019. Et le gros morceau qui a suivi Witcher 3, c’est Cyberpunk 2077, en gestation depuis 2012. L’idée est pertinente : reprendre la poule aux œufs d’or du triple-A – l’open world – mais dans un univers futuriste. Une catégorie encore vacante de la discipline. Rien que ce pitch de base est prometteur commercialement, d’autant plus avec la réputation acquise grâce à Witcher 3.

Là, il y a plusieurs choses à prendre en compte. D’abord, les excellentes ventes de Witcher 3 ne se limitent pas à sa période de lancement. Le jeu a réussi à cartonner sur la longueur, permettant ainsi à CD Projekt de continuer à amasser des revenus importants tout au long du développement de Cyberpunk 2077, comme on peut le voir ci-dessous, avec le bilan financier impeccable de la société.

Ensuite, il y a la question de la communication, et l’importance que ça a au sein de la stratégie de l’entreprise. Faisons une petite étude de cas avec The Witcher 3.

CD Projekt face aux plaintes

En 2015, lorsque The Witcher 3 sort sur le marché, il y a une petite polémique qui accompagne le lancement du jeu. Un certain nombre de joueurs critique un downgrade visuel flagrant entre les bandes-annonces diffusées par l’entreprise avant la sortie, et le résultat final. Le PDG et fondateur, Marcin Iwinski, monte alors au créneau pour s’expliquer.

« Le processus de développement consiste à construire une certaine version pour un salon professionnel, et ça marche, ça a l’air génial. Et on est alors extrêmement loin de finir le jeu. Après, on inclut le monde ouvert, peu importe le support, et là on se dit : “Oh merde, ça ne marche pas vraiment.” On l’a déjà montré, et maintenant on doit le faire marcher. Et alors on essaie de le faire fonctionner à grande échelle. C’est la nature du développement de jeux. […] Peut-être que nous n’aurions pas dû montrer cette [bande-annonce], je ne sais pas, mais nous ne savions pas que ça n’allait pas marcher, donc ce n’est pas un mensonge ou de la mauvaise volonté – c’est pourquoi nous ne l’avons pas activement commenté3. »

Alors qu’il est interrogé, ici par Eurogamer, on lui demande s’il n’y a pas tout de même, derrière tout ça, un propos mensonger dans la communication. Si lui et son entreprise n’ont pas cherché à cacher des choses. Iwinski réfute catégoriquement. « En considérant nos valeurs, cacher quoi que ce soit est la dernière chose que nous voulons faire. Et pour ceux qui ne sont pas décidés à 100 %, je les encourage vraiment à attendre et voir les correctifs, mises à jour et autres trucs que nous allons sortir4. »

Marcin Iwinski

Le bon communicant

L’affaire ne fait pas vraiment grand bruit, et ne dure pas longtemps. D’abord, parce que les excellentes critiques et le très bon bouche-à-oreille autour du jeu sont là pour faire oublier ce pinaillage. Ensuite, parce que, en fait, ce qui est reproché à CD Projekt n’est pas tant le downgrade visuel en soi que son origine supposée. C’est-à-dire que Witcher est une série historiquement PC, mais que ce troisième opus sort aussi sur consoles. La théorie est donc qu’à cause de la nécessité de faire un jeu compatible avec les limitations techniques des machines de Sony et Microsoft, CD Projekt n’a pas réussi à faire un jeu PC aussi beau que promis. Et sur ce point, Marcin Iwinski remet les choses à leur place de manière argumentée et pertinente.

« Sans l’implication des consoles, Witcher 3 ne pourrait pas exister tel qu’il est. Nous pouvons le résumer aussi simplement que ça. Nous ne pouvons juste pas nous permettre [d’ignorer les consoles], car les consoles nous permettent d’aller plus loin en termes de ventes possibles et réalisables, elles permettent d’avoir un budget bien plus élevé pour le jeu et d’investir tout ça dans ce monde gigantesque, énorme5. »

Quelques mois plus tard, Iwinski se rend à la GDC pour tenir une conférence afin d’expliquer son succès, sous un angle business. Il insiste sur la communication, et la façon dont CD Projekt la gère, en confiant que la clé de la réussite consiste à parler directement aux fans, de manière honnête. Selon lui, les gros éditeurs sont mauvais là-dedans. Il donne l’exemple du cas de Star Wars Battlefront, en diffusant une vidéo compilant des messages de fans énervés par rapport à la quantité et le prix des DLC du jeu. Sa théorie, c’est qu’EA a échoué à expliquer proprement son approche.

Il donne alors l’exemple de la façon dont lui-même a géré les choses pour l’affaire du downgrade de Witcher 3, comme étant à l’inverse probant. Parce que lui, dit-il, a su donner les bonnes explications pour calmer le jeu et ainsi « tuer toute cette histoire6. » Il confie alors une petite anecdote : « Si l’affaire avait explosé, j’étais en fait prêt à publier une déclaration selon laquelle je rembourserais tous les exemplaires de ceux [souhaitant un remboursement], de ma propre poche. Après quoi, on a eu une réunion du management sur ça, et [d’autres on dit] : “Si vous envoyez un tel message, cela pourrait être un vrai problème, donc ne faisons pas ça7.” »

Les rebelles autodésignés

C’est quelque chose de présent depuis longtemps dans les bilans financiers annuels de CD Projekt : l’importance de la communication avec le public, décrite comme « prioritaire » par rapport à tout le reste. Une communication qui se base sur les actes, et donc sur l’importance d’avoir une stratégie en adéquation avec les intérêts des joueurs. CD Projekt s’idéalise comme une entreprise « pro-joueurs » et donc « pro-consommateurs ».

En 2018, le quest designer Patrick Mills témoignait de cela chez le magazine Edge : « L’une des caractéristiques de notre société a toujours été de vouloir montrer à l’industrie du jeu comment faire les choses. Nous voulons changer l’industrie du jeu vidéo. Nous voulons dire : “Nous pouvons faire les choses différemment, nous ne sommes pas obligés de faire les choses de cette façon.” C’est dans notre devise : “Nous sommes des rebelles”, pas vrai8 ? »

Parce que oui, c’est la devise officielle de l’entreprise : « Nous sommes des rebelles », inscrite fièrement dans les locaux. Une affirmation qui fait référence à cette relation avec le public. Pawel Sasko, autre quest designer, insiste là-dessus. « Je crois que c’est ce qui est au cœur de la philosophie de CD Projekt Red, et c’est aussi l’équité je dirais. C’est-à-dire être juste avec les joueurs, être honnête avec eux et tenir parole. Donner sa parole de faire ceci ou cela et le faire vraiment9. »

Et c’est un discours récurrent, largement mis en avant. CD Projekt s’autoglorifie sans cesse comme une société différente des autres parce qu’eux, contrairement aux autres, font tout dans l’intérêt des joueurs. Et ça fonctionne plutôt bien sur leur image de marque. « CD Projekt Red n’est pas un développeur de jeu vidéo classique, affirme Adam Badowski, chef du studio et membre du conseil d’administration. Nous faisons passer les joueurs, la liberté créative et la qualité des jeux avant les affaires économiques10. »

CD Projekt a beaucoup travaillé pour imposer cette identité, jusqu’à ce qu’arrive un léger chamboulement dans leur historique : Cyberpunk 2077. Ainsi que le considère le cofondateur et PDG Marcin Iwinski : « Je crois qu’on a fini par gagner cette confiance et ce respect. Et j’invite n’importe qui dans l’industrie à adopter ce modèle, parce que ça fonctionne vraiment. Mais ça signifie aussi que vous devez être obsédé par la qualité, que vous ne pouvez pas user de subterfuge ou tromper les gens, car au moment où vous franchissez cette ligne, le contrecoup sera assez amer11. »

Le problème, lorsqu’on considère que la communication avec les joueurs est le seul aspect qui mérite d’être « prioritaire », c’est que ça signifie, au fond, qu’on considère que le marketing est plus important que tout le reste.

 

 

Découvrez la suite du Focus CD Projekt dans le deuxième chapitre, L’épreuve Cyberpunk 2077, à partir de mercredi 20 avril.

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Sources

  1. https://twitter.com/SuperMeatBoy/status/1113850329605349377
  2. https://www.destructoid.com/stories/tommy-refenes-on-super-meat-boy-forever-delay-i-m-terrible-at-estimating-time–566108.phtml
  3. https://www.eurogamer.net/articles/2015-05-19-cd-projekt-red-tackles-the-witcher-3-graphics-downgrade-issue-head-on
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. https://www.polygon.com/2016/3/18/11259976/the-witcher-3-marketing
  7. Ibid.
  8. https://www.gamespot.com/articles/cyberpunk-2077-dev-we-want-to-change-the-game-indu/1100-6462125/?
  9. https://www.youtube.com/watch?v=pAWskJFlCeE
  10. https://www.cdprojekt.com/en/media/news/introducing-cd-projekt-red-wroclaw/
  11. https://www.youtube.com/watch?v=pAWskJFlCeE