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L’affaire Game Freak

Hebdostrie - Épisode 1

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À chaque Pokémon cette interrogation, plus appuyée que jamais avec la sortie de Pokémon Legends Arceus : comment se fait-il que ces jeux soient si pauvres techniquement alors qu’il s’agit d’une des licences les plus lucratives de l’histoire ? Les débats fusent, les indignations s’en mêlent, avec diverses théories sur qui est le coupable, entre le studio Game Freak, le gestionnaire Pokémon Company et l’éditeur Nintendo. Mais c’est un peu plus compliqué que ça.

À l’origine

Game Freak a été fondé par Satoshi Tajiri. Un véritable passionné de jeux vidéo, très actif au sein d’une communauté naissante de fans du média dans le Japon des années 1980. Il a notamment été pigiste dans la presse spécialisé, où il a par exemple fait une analyse très critique du premier Mother. Il y rapportait les propos de Shigesato Itoi, créateur de Mother, ce dernier expliquant qu’il entendait « détruire les dix commandements du game design1 » avec son jeu. Ce que Tajiri contestait : selon lui, le jeu vidéo n’est alors qu’à ses débuts et ces dix commandements n’ont même pas encore été établis.

« Mais le fait que ces dix commandements n’existent pas pourrait en réalité être merveilleux. Par un heureux hasard, nous sommes encore les témoins de la genèse d’une chaotique culture vidéoludique. N’est-ce pas excitant de penser au futur du jeu vidéo et à toutes les opportunités illimitées que contient chaque nouveau développement2 ? »

Satoshi Tajiri

C’est assez connu, mais Game Freak est à la base un simple fanzine pour passionnés de jeux vidéo, qui obtient un certain succès. Au bout d’un moment, Tajiri et ses potes, qui bossent dans son appartement, décident de vivre leur rêve en essayant de faire leurs propres jeux. L’idée de Pokémon arrive très vite, mais le studio va sortir plus d’une demi-douzaine d’autres projets avant, souvent de commande, pour différents éditeurs, de Namco à Sega en passant par Nintendo.

Le début du succès

Pokémon sort en 1996 au Japon, sur une console qui est, à cet instant, passée de mode. Dans les 100 meilleures ventes de 1996 au Japon, il n’y a qu’un seul jeu Game Boy dans le classement. Pokémon. Qui est premier.

Sachant qu’à la base, les ventes sont faibles et décevantes. Dans un Iwata demande consacré à Pokémon Heart Gold / Soul Silver, Satoru Iwata se remémore ces débuts avec Tsunekazu Ishihara. Ce dernier, aujourd’hui PDG de la Pokémon Company, est surtout le fondateur de Creatures, une petite société établie en 1995 à partir d’Ape (structure lancée par Shigesato Itoi pour s’occuper des Mother, et qui a travaillé avec Iwata – à l’époque chez HAL Laboratory – pour le développement de Mother 2 / Earthbound). Le rôle de Creatures était surtout d’exploiter commercialement le projet. Ce sont eux qui ont réalisé le jeu de carte dérivé.

Tsunekazu Ishihara

« Nous avons raté la saison des ventes de fin d’année [1995] et nous avons sorti le jeu fin février de l’année suivante, se remémore Ishihara, ce qui est la pire période en matière de vente de jeux ! […] J’ai donc cru qu’on avait raté le coche. Nous avions attendu jusqu’à la fin de vie de [la Game Boy]… » Iwata aussi s’en souvient bien : « J’étais tout de même très optimiste et je me suis dit que, vu la faible quantité proposée, les rayons seraient vite dévalisés et que nous serions en rupture de stock très vite. Mais malheureusement, ce ne fut pas le cas3… »

Selon les données de Famitsu, Pokémon fait moins de 110 000 ventes en première semaine, et chute à moins de 6 000 ventes en troisième semaine. Mais le bouche-à-oreille prend ensuite et le jeu s’installe, fait sa réputation progressivement. Toujours selon Famitsu, Pokémon termine l’année 1996 avec 1,66 million de ventes. Puis il s’écoule à 4 millions d’exemplaires en 1997. Nintendo officialise le fait qu’il a dépassé les ventes de Super Mario Bros, devenant ainsi le nouveau jeu le plus vendu de l’histoire du Japon.

La disparition du créateur

Fin 1998, Pokémon débarque en Amérique. Fin 1999, c’est au tour de l’Europe, et au même moment arrive sa première vraie suite au Japon, Gold / Silver. Une suite développée un peu dans l’urgence parce que, bon, il faut profiter du phénomène tant qu’il est vivant.

Juste avant la sortie de Gold / Silver, le Time interview Satoshi Tajiri, qui vient de conclure le développement. Tajiri y explique que depuis trois ans, son rythme consiste à enchaîner les nuits de 12 heures avec des journées de travail de 24 heures. Le journaliste précise en introduction que Tajiri avait de gros cernes, les yeux rouges, « injectés de sang », et tremblait quand il parlait. « Il avait l’air d’avoir besoin d’un long repos4. » Ce qu’il a fait : Gold / Silver est son dernier jeu en tant que réalisateur, et il est devenu quasiment invisible depuis.

Junichi Masuda

Tajiri est toujours le président et propriétaire de Game Freak, et il est toujours crédité comme producteur exécutif des jeux. Ce qui, au Japon, est souvent le statut donné au grand patron, même si ce dernier n’a absolument pas approché le développement. Tajiri est surtout devenu totalement absent de la communication et a confié la direction du studio à Junichi Masuda, compositeur (et un peu programmeur) des premiers jeux, présent depuis le tout début de l’entreprise.

Le studio qui n’évolue pas

S’il faut s’attarder sur cette genèse, c’est parce qu’elle est importante pour essayer de comprendre ce qu’est Game Freak. Tajiri n’est pas un homme d’affaires, c’est juste un geek, rêvant de faire des jeux, qui est devenu extrêmement riche grâce à ça, presque sans le faire exprès.

Il est dur de savoir avec quel état d’esprit exactement est gérée une entreprise lorsque celle-ci n’a pas de compte à rendre à des actionnaires, et donc d’obligation de transparence dans ce domaine. Mais c’est justement ça, le truc : Game Freak donne surtout l’impression de ne jamais avoir voulu rentrer pleinement dans le grand jeu du capitalisme. Il y avait pourtant une opportunité incroyable pour ça : en réinvestissant le pactole Pokémon pour grossir, ouvrir de nouveaux studios, rentrer en bourse, viser la croissance au maximum, s’imposer comme un acteur majeur de l’industrie. Mais non.

Et c’est sans doute pour ça que la Pokémon Company a été créée. Parce que, aussi, Game Freak n’est pas un simple prestataire, mais copropriétaire d’une licence devenue incroyablement lucrative. Parce que c’était sans doute la meilleure solution pour les trois parties : mettre en place une structure distincte, qui centralise les droits détenus par Nintendo, Game Freak et Creatures, et s’occupe d’une gestion générale cherchant à optimiser les profits de cette manne.

C’est une erreur d’imaginer que Game Freak est aux ordres de la Pokémon Company, dépendant des budgets qu’on leur accorde. Game Freak est actionnaire de la Pokémon Company, et non l’inverse. Ce qui n’empêche pas des contraintes auquel le studio doit se soumettre en tant qu’acteur parmi d’autres dans un plan général qui concerne la licence et qui, pour le coup, est chapeauté par la Pokémon Company. Les exigences du calendrier y ont assurément une place importante. Un jeu retardé et c’est tout un tas d’entreprises impliquées dans des produits dérivés qui sont impactées, à commencer par la série animée qui devrait mettre de côté une nouvelle saison liée au jeu pour écrire et réaliser en catastrophe une batterie de nouveaux épisodes pour patienter. Le statut de copropriétaire n’enlève pas à Game Freak une pression monumentale.

En revanche, ce statut assure sa trésorerie. On ne connaît pas les contrats, on ne sait pas quelle part sur les ventes de jeux touche Game Freak. Mais vu le succès des Pokémon, c’est certainement suffisant pour faire la richesse du studio. Ajoutons à cela les dividendes versés par la Pokémon Company, dont le bénéfice a explosé depuis Pokémon Go, et il ne fait aucun doute que Game Freak a beaucoup, beaucoup d’argent. Et est parfaitement en capacité de recruter massivement.

Oui mais voilà : Game Freak est un studio qui a cherché à conserver une taille humaine le plus longtemps possible. À l’époque de la DS, dix ans après le premier Pokémon, ils dépassent pour la première fois un effectif de 50 employés.

La question de la taille d’équipe

« Je pense que c’est un trop grand nombre de personnes à prendre en charge5 », déclarait Shigeru Miyamoto en 1999 au sujet de la taille de l’équipe (environ 50 personnes) de Zelda – Ocarina of Time. Selon lui, l’idéal c’est un groupe de 15 personnes. Sauf que bon, on n’y peut rien, il faut sans cesse de plus en plus de monde pour réaliser des jeux conséquents. Deux ans avant cette déclaration, le même Miyamoto regrettait le fait que son studio, Nintendo EAD, avait dépassé les 100 membres. « Il est quasiment impossible de relier tous les visages avec les bons noms. Nous devons prendre soin de nos rapports et de nos liens entre nous, parce qu’en fin de compte, un jeu est créé par des personnes6. » Depuis ces propos, on estime (il n’y a pas de données officielles) que la taille de l’effectif de Nintendo EPD (l’entité qui remplace Nintendo EAD) a été environ multipliée par dix.

En octobre 2019, Game Informer rapportait7, à l’issue d’un entretien avec le directeur de Game Freak, Junichi Masuda, que ce dernier aimerait travailler avec des équipes de 20 personnes, mais que ce n’est plus possible. À la même époque, c’est le réalisateur Shigeru Ohmori qui s’exprimait sur la difficulté de gérer de grosses équipes.

« Ça devient clairement plus difficile. Je pense que plus le projet prend de l’ampleur et devient complexe, et plus il devient difficile de s’assurer que tout le monde est sur la même page, que vous transmettez le même message à tous et qu’ils le comprennent. Par exemple, je dois absolument avoir plus de spécialistes, comme des programmeurs experts dans un domaine technologique très spécifique, et je dois m’assurer de comprendre ce qu’ils font, mais je dois aussi m’assurer qu’ils comprennent l’objectif du jeu qu’ils développent8. »

C’est un problème général, dans le jeu vidéo. Tous les gros studios font face à ça, dans des proportions parfois extrêmes. Chez les grands noms du triple A, il ne s’agit plus d’apprendre à gérer des équipes de 100 personnes, mais des équipes de 1 000 personnes, voire plus. On s’approche de cette taille pour les Pokémon, mais uniquement en voyant large : cela implique tout un tas de sous-traitants parfois éloignés. Parfois proches aussi, comme une modélisation des créatures qui est en grande partie gérée par le partenaire historique Creatures. Creatures qui, au passage, est désormais sous la direction de Hirokazu « Hip » Tanaka, pionnier de la composition chez Nintendo, à qui l’on doit les musiques originales de jeux comme Metroid ou Mother (qui revient beaucoup dans cette histoire). Selon Junichi Masuda, le cœur de l’équipe de Pokémon Sword / Shield, chez Game Freak, atteint entre 180 et 200 personnes. Les données officielles présentes sur le site de l’entreprise parlent néanmoins d’un peu moins de 170 employés en 2021 (c’était 143 en 2019).

Mise à niveau compliquée

On peut éventuellement considérer l’approche de Game Freak comme paresseuse, voire radine, de ne pas vouloir s’étendre davantage. Par la force des choses, ils ont été obligés de se résoudre à une croissance tout de même importante. Entre 2014 et 2018, l’effectif de Game Freak a doublé de taille.

Le problème de Game Freak, il repose surtout sur l’étendue de l’expérience en interne. En 2012, Game Freak en était encore à sortir un jeu DS, essentiellement rempli de sprites en 2D. Dix ans plus tard, ils sortent un open-world 3D sur une console HD. La transition est forcément délicate.

On compare souvent Pokémon Legends à Zelda Breath of the Wild, jeu pourtant vieux de cinq ans désormais. Mais chez Nintendo, on apprenait à faire de la 3D dès l’époque de la SNES, quand le premier Pokémon n’était pas encore sorti. Surtout, Game Freak a beau être riche à son échelle, l’entreprise est loin de jouer dans la même catégorie que Nintendo et n’a pas l’organisation et l’expertise d’une société de la taille comme Nintendo, qui au fil des années a construit tout un système et un réseau pour recruter et former efficacement.

Masayuki Onoue

En parallèle à ça, Game Freak cherche aussi à ne pas faire que du Pokemon. Ses employés sont aujourd’hui divisés en deux groupes et l’un des deux a pour rôle de faire des titres originaux, afin de permettre aux équipes de varier les expériences. Le résultat n’est pas glorieux pour l’heure. Le dernier jeu issu de cette initiative est Little Town Hero, dont on retient surtout la composition de Toby Fox, réalisateur d’Undertale, une œuvre largement inspiré de la série Mother (décidément). Avant ça est sorti Giga Wrecker, réalisé par Masayuki Onoue, qui expliquait que l’expérience l’avait aidé à devenir plus créatif. « Je peux maintenant ramener cette expertise à l’équipe Pokémon et essayer de créer quelque chose de différent pour Pokémon9 », disait Onoue en 2019. Il est le directeur de la programmation de Pokémon Legends.

Succès malgré tout

Il ne s’agit pas ici de dire que Pokémon Legends ne pouvait pas être plus beau que ce qu’il est, ou qu’il faut l’excuser. Mais de comprendre que ce n’est pas forcément le résultat d’une mauvaise volonté en soi. La critique qui est souvent formulée au jeu est assurément justifiée, et sans doute aussi nécessaire.

Pokémon Legends avait dès le départ l’allure d’un projet expérimental. De par son concept et son nom atypique. De par le fait de ne pas bénéficier de l’habituelle déclinaison en deux versions. Et, surtout, d’une fenêtre de sortie en janvier, s’écartant de la période presque contractuelle pour la série d’un lancement en fin d’année afin de maximiser l’efficacité commerciale. Comme un développement test pour tenter de résoudre le vrai problème majeur de la saga : sa formule routinière qui s’épuise. Sans doute que ni Game Freak, ni la Pokémon Company, ni Nintendo ne voyait là un potentiel de vente aussi important qu’un véritable épisode principal.

Et finalement, voilà que le jeu parvient à faire l’un des meilleurs démarrages de la série, plus important que les deux derniers sortis, avec 6,5 millions en une semaine. On peut y voir du positif là-dedans : voilà la confirmation que le public répond présent au chamboulement d’une vieille formule. Et voilà en prime une démonstration du fait qu’il n’est pas nécessaire de respecter une sortie en fin d’année pour faire des ventes exceptionnelles. De toute évidence, Pokémon n’a pas seulement besoin d’un effectif accru, mais d’un temps de développement accru, pour au moins arriver à une sorte de minimum correct sur l’aspect technique.

Ce succès est peut-être aussi une mauvaise chose, comme le rendez-vous manqué avec un message clair sur la nécessité urgente d’une amélioration d’ordre visuelle. Mais il faut arrêter d’imaginer que Pokémon deviendrait époustouflant à ce niveau. Peu importe l’argent que ça rapporte et les budgets qui y sont consacrés, ce n’est tout simplement pas dans l’ADN de Game Freak. D’un studio devenu mondialement célèbre à la fin des années 1990 grâce à un jeu qui n’était même pas en couleurs, à une époque où pourtant on s’extasiait sur des œuvres comme Metal Gear Solid et Half-Life.

 

Cet article est le premier numéro d’une nouvelle chronique hebdomadaire de Ludostrie, baptisée Hebdostrie.

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Sources

  1. https://yomuka.wordpress.com/2011/12/18/mother-1-review-by-pokemon-creator-satoshi-tajiri/
  2. Ibid.
  3. https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-Pokemon-Version-Or-HeartGold-et-Version-Argent-SoulSilver/Iwata-demande-Pokemon-Version-Or-HeartGold-et-Version-Argent-SoulSilver/1-On-a-failli-rater-le-coche/1-On-a-failli-rater-le-coche-225842.html
  4. http://edition.cnn.com/ASIANOW/time/magazine/99/1122/pokemon6.fullinterview1.html
  5. http://web.archive.org/web/20020629073724/http://www.miyamotoshrine.com:80/theman/interviews/010899.php
  6. https://yomuka.wordpress.com/2013/03/29/itoi-miyamoto-interview-64dd/
  7. https://www.youtube.com/watch?v=XuDNmKmO2zs
  8. https://www.polygon.com/interviews/2019/10/24/20929597/game-freak-explains-the-1000-staff-missing-creatures-and-leek-size-of-pokemon-sword-and-shield
  9. https://www.videogameschronicle.com/news/game-freak-prioritising-original-game-projects/