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Le développement sans fin de Grand Theft Auto 6

Hebdostrie - Saison 2, épisode 2

C’était le grand feuilleton de la semaine : la diffusion, dimanche 18 septembre, de 90 vidéos issues du développement de Grand Theft Auto 6. Le responsable, un pirate informatique qui revendique également une récente attaque contre Uber, a alors cherché à négocier des sommes d’argent en échange de ce qu’il prétend posséder : le code source de GTA5 et GTA6. Depuis, le FBI a annoncé l’ouverture d’une enquête et la police londonienne a arrêté un jeune hacker de 17 ans, en lien avec les faits. Derrière toute cette histoire loin d’être terminée, on va surtout revenir sur le développement particulier de ce qui est sans doute le jeu le plus attendu au monde, et depuis un bon moment déjà.

L’amélioration des conditions de travail

Concrètement, cette fuite ne nous apprenait pas grand-chose. Impossible d’en tirer la moindre conclusion, tant tout ce qu’on a vu, du gameplay à l’apparence visuelle en passant par le déroulement des missions ou la narration, peut radicalement changer d’ici à la sortie. À vrai dire, ces vidéos ne deviendront un matériel intéressant qu’une fois le produit fini commercialisé, pour constater l’évolution et se lancer dans l’exercice des comparaisons.

En revanche, deux mois plus tôt, on avait des révélations un peu plus concrètes de la part de Bloomberg, évoquant notamment le choix de Miami (ou plutôt, son équivalent dans l’univers de GTA, à savoir Vice City) comme cadre, ainsi qu’un duo mixte en guise de protagoniste qui s’inspire du couple mythique Bonnie & Clyde. Mais les vrais aspects intéressants révélés par Bloomberg concernaient l’état du développement et l’ambiance au sein de celui-ci – à savoir la cuisine interne qui n’est pas vouée à être divulguée de manière officielle.

Et pour une fois, les nouvelles à ce sujet sont plutôt bonnes. Il y est question de remise en question du fonctionnement interne, nourri par de multiples polémiques – particulièrement celle des semaines de 100 heures – et ainsi de conditions de travail qui se veulent bien meilleures. Des travailleurs indépendants qui obtiennent des statuts de salariés à plein temps, des responsables accusés de comportements abusifs poussés vers la sortie, des heures supplémentaires mieux maîtrisées et compensées par des temps de repos, et l’engagement de ne pas faire de crunch (même si, on connaît la chanson, il vaut mieux attendre la fin du projet pour observer ce qu’il en est vraiment).

Le privilège de la longévité

Le rapport de Bloomberg fait ainsi état d’une ambiance générale plus sereine qu’autrefois. « Le moral dans l’entreprise n’a jamais été aussi haut1 », indique l’article qui se base sur les témoignages d’une vingtaine d’employés (actuels et anciens). De toute évidence, l’effet des mesures précédemment évoquées, forcément efficaces pour amener un environnement de travail bien plus sain. Mais pas que.

Il y a la question de la pression de finir un jeu, et chez Rockstar, cette pression est fortement minimisée par le fait qu’il n’y a pas d’urgence en raison de l’argent qui continue de rentrer grâce à GTA5 et RDR2. C’est ce qu’on évoquait dans l’hebdostrie de la semaine dernière : l’importance de la longévité commerciale d’un jeu pour permettre aux effectifs de développer le suivant avec plus de sérénité. Et vu le statut de succès increvable de GTA5, qui est par exemple arrivé en tête des ventes du mois d’août 2022 en Europe – quasiment neuf ans après sa sortie initiale, excusez du peu – Rockstar est peut-être le studio le mieux positionné au monde à ce niveau.

Ce qui peut amener à une autre interrogation : est-ce que cette longévité n’encourage pas les studios à la détente excessive ? Bon, dans une industrie célèbre pour ses cadences de travail infernales, c’est assez culoté de concevoir les choses de cette manière. Mais c’est une réflexion récurrente à chaque démonstration de force de GTA5 : avec une telle endurance, Take-Two n’a même pas besoin de GTA6. Sauf que, ça ne marche pas comme ça.

La vivacité de GTA5 a beau être époustouflante, l’année record de Take-Two en matière de ventes de jeux GTA demeure 2013, année de sortie de GTA5. Et l’année record pour l’argent généré par l’ensemble de la licence GTA – comptabilisant notamment les microtransactions de GTA Online – demeure également 2013. Peu importe à quel point ça continue à cartonner, d’un point de vue financier, le meilleur moyen pour Take-Two de se faire un maximum d’argent avec GTA, ça reste de sortir un nouveau GTA.

Et en l’occurrence, quand on voit à quel point GTA5 s’est vendu sur le long-terme, la perspective d’une sortie de GTA6 a de quoi faire frissonner les comptables de Take-Two quant à l’impact redoutable que ça aurait sur les finances, tant un tel titre est garanti de décupler la performance de GTA5 à sa sortie. C’est une certitude, GTA6 sera un lancement record et Take-Two a certainement hâte de le vivre.

La croissance compliquée de l’industrie

Alors, pourquoi ça prend autant de temps ? Il y a forcément l’effet de la pandémie, et Bloomberg insiste aussi sur l’effet du changement de politique interne, suggérant ainsi que la mise en place d’une structure plus saine pèse sur la progression du développement. Et pour le coup, on va plutôt se concentrer sur un aspect souvent évoqué ici, à savoir l’augmentation des moyens nécessaires pour faire un jeu. L’augmentation des coûts, comme on dit régulièrement. Des jeux plus coûteux à produire parce que demandant plus de personnel sur une durée plus longue.

Ainsi, on a l’exemple d’Imran Sarwar, directeur du design et co-producteur de GTA5 et RDR2, présent chez Rockstar depuis Vice City, qui est parti après des accusations de comportements violents, et qui a été remplacé par trois personnes. Ce qui amène des problèmes pour valider des décisions créatives, des conflits en matière de coordination. Mais en l’occurrence, le souci n’est pas de s’être débarrassé d’un type qui maltraitait ses subordonnés, il est plutôt qu’on arrive à des effectifs tellement énormes que la communication et les validations deviennent fatalement plus complexes.

Il y a cette idée que le développement est sans cesse rendu plus simple grâce à des outils plus performants, permettant de considérablement réduire les efforts et le temps nécessaire à la réalisation d’un jeu. En théorie, oui. Faire un jeu comme Super Mario Bros. est aujourd’hui bien plus facile qu’il ne l’était à l’époque de sa conception. Sauf que les jeux actuels sont infiniment plus complexes que Super Mario Bros. C’est quelque chose que résume assez bien le programmeur Eric Smolikowski, vétéran du milieu passé par des studios comme BigSky, Pandemic ou Sony Santa Monica : « Ça me fait toujours rire quand je pense aux gens qui racontent à quel point la PS2 (ou la PS3) était difficile à développer, alors que les systèmes actuels sont deux à trois fois plus difficiles. D’accord, avoir un polygone à l’écran est plus simple, mais la complexité des jeux que nous faisons a considérablement augmenté2. »

Et comme le montre le graphique ci-dessus avec des exemples de différents studios, ce besoin croissant en effectifs comme en temps de développement est général. Mais chez Rockstar, on peut même dire qu’il est plus important qu’ailleurs.

Projet sans fin

C’est un aspect qu’on évoquait dans la critique de Red Dead Redemption 2 : la position privilégiée de Rockstar qui jouit d’une assurance que ses jeux sont promis à un succès démesuré. Le phénomène GTA5 est tel qu’il devient une garantie quant à la perspective de GTA6 : peu importe l’argent investi dedans par Take-Two, l’éditeur peut être certain que ce sera (largement) rentabilisé. Ça, d’un point de vue comptable, c’est un luxe incroyable. Et en termes de développement, d’un point de vue plus créatif, ça l’est aussi, en principe. Mais ça peut aussi être un boulet terrible à porter. S’il n’y a plus de limite, quand s’arrête le développement ?

On parlait tout à l’heure du fait que le studio peut se prémunir d’une forte pression quant à la date de sortie de son prochain projet. Mais il y a en revanche une autre pression à laquelle non seulement le studio n’échappe pas, mais qu’il subit plus qu’aucun autre au monde : faire une suite d’un jeu vendu à 169 millions d’exemplaires, ce n’est pas rien. Et comme Rockstar le rappelle dans son message évoquant la récente fuite issue du piratage de ses données : « Nous restons plus mobilisés que jamais pour sortir une expérience qui va vraiment surpasser vos attentes3. »

Dans son article, Bloomberg signale qu’un groupe de développeurs a récemment quitté l’entreprise, insatisfait du manque d’avancement du projet. Ce qui est bien compréhensible. Avoir des meilleures conditions de travail, c’est primordial, mais on peut aussi bien envisager à quel point il peut être pesant d’œuvrer sur le même projet pendant des années sans en voir le bout. En l’occurrence, d’après les informations de Bloomberg, le développement de GTA6 a débuté en 2014, peu de temps après la sortie de GTA5.

En 2000, Satoru Iwata, avant de devenir PDG de Nintendo, prenait la décision d’annuler le développement de Mother 3 – la version initiale, prévue sur Nintendo 64 (DD) – qu’il avait entamé lorsqu’il dirigeait le studio HAL Laboratory. En compagnie du créateur de la série, Shigesato Itoi, et du producteur Shigeru Miyamoto, il participe à une longue discussion pour évoquer les raisons de cet échec, s’excuser auprès des fans, mais aussi auprès des développeurs. « Lors de la genèse de la Famicom, j’ai eu l’occasion de réaliser un jeu en deux mois, avec plusieurs jeux terminés en une année, raconte Iwata. Mais certaines personnes dans l’équipe de Mother 3 travaillent dans la société depuis quatre ans et n’ont toujours pas terminé un seul jeu. Je me sens vraiment désolé pour elles4. » Chez Rockstar, il y a donc des gens qui œuvrent sur GTA6 depuis bientôt neuf ans sans avoir une idée précise de quand le travail sera terminé.

Bon, évidemment, ils ne sont probablement pas nombreux. Cette date de début de développement évoque la lointaine préproduction, l’équipe étant généralement à ce stade très réduite et augmente progressivement alors que la direction du projet s’affine. Et la disponibilité des travailleurs, aussi : la pleine production a sans doute véritablement commencé que vers la fin d’année 2018, une fois Red Dead Redemption 2 sorti. Ce qui explique pourquoi, lorsque Bloomberg interroge ses sources, le scénario d’une commercialisation en 2024 s’apparente à un horizon plutôt optimiste.

La nécessité d’avoir une autre approche

L’origine de GTA6, c’est Project Americas. L’ambition de faire un jeu qui repousse les limites au point de proposer un terrain immense qui s’étale sur l’Amérique du Nord et même l’Amérique du Sud. Au bout d’un moment, le studio se rend compte que ça va trop loin et décide de se concentrer sur une seule ville et ses alentours. La caricature de Miami, donc.

Mais même là, ça reste complexe. Peu importe le fait de se limiter à une seule ville, on se doute que la carte reste d’une taille très importante et le souci du détail très poussé. On connaît Rockstar. Le tout avec, nous dit-on, « plus de lieux intérieurs que les précédents jeux5. »

En juillet dernier, Kotaku affirmait6 que des projets de remasters de Grand Theft Auto 4 et Red Dead Redemption avaient été interrompus après les mauvais retours subits par Grand Theft Auto – The Trilogy. La raison invoquée étant que, sans totalement abandonner l’idée d’actualiser ces jeux un jour, Rockstar avait décidé de concentrer ses ressources sur GTA6. Présenté autrement, on peut le voir ainsi : le fiasco critique des remasters des épisodes PS2 a rappelé l’importance de mobiliser suffisamment de personnel pour faire ce genre de travail. Mais GTA6 demande trop de ressources pour se permettre de s’investir sérieusement dans autre chose pour l’instant.

Jusqu’où tout ça va-t-il aller ? Faudra-t-il, une fois GTA6 sorti, attendre 20 ans pour le développement de GTA7 ? À un moment, le système va trop à l’extrême. C’est sans doute pour le remettre en question que ce GTA6 adopte une autre ambition, particulière pour la série. L’idée est de faire un jeu qui, après la sortie, sera mis à jour en permanence, « en ajoutant régulièrement de nouvelles missions et de nouvelles villes7 ». Comme si GTA6 était le point de départ pour accueillir une multitude de contenus additionnels, lesquels seraient donc plus poussés que ceux de l’époque de GTA4, amenant de nouvelles zones.

Ça peut faire peur, dit comme ça, suggérant ainsi l’idée d’un jeu « en kit », comme on dit. Mais, d’une part, comme on l’a évoqué, il ne fait aucun doute que Rockstar va s’assurer que tout ce qui est proposé à la sortie soit déjà colossal en termes de grandeur, finition et contenu. Et d’autre part, l’idée est intéressante pour trouver une forme d’entre-deux quant au futur. Où les projets succédant à GTA6 limiteraient leur ambition – et donc le temps d’attente.

Ainsi, peut-être même que ce GTA6 s’apparenterait finalement au dernier « vrai » GTA tel qu’on le conçoit aujourd’hui. Qui sait, peut-être qu’à terme il prendra la forme de cette idée folle du « Project Americas ». Mais en attendant, il reste à concevoir cette base de travail à la complexité sans nul doute démesurée, et on souhaite bien du courage à la colossale équipe en charge de cette opération.

 

 

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Sources

  1. https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-07-27/gta-6-release-date-rockstar-cleans-up-image-after-employee-backlash
  2. https://twitter.com/esmolikowski/status/1561717270988177410
  3. https://twitter.com/RockstarGames/status/1571849091860029455
  4. https://yomuka.wordpress.com/2013/08/18/earthbound-64-cancellation-interview-itoi-miyamoto-iwata/
  5. https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-07-27/gta-6-release-date-rockstar-cleans-up-image-after-employee-backlash
  6. https://kotaku.com/gta-iv-remastered-red-dead-redemption-canceled-rockstar-1849142371
  7. https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-07-27/gta-6-release-date-rockstar-cleans-up-image-after-employee-backlash