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Nintendo, ses présidents, ses actionnaires

Focus Nintendo, épisode 1

« Nous allons finir par devoir prendre notre retraite, déclarait, début 2017, Shigeru Miyamoto. C’est pourquoi, au lieu de nous presser et de rater ce moment, nous avons voulu utiliser la Switch comme une sorte de tournant pour confier davantage de choses à la génération plus jeune1. »

Nintendo est une entreprise très particulière. Elle est parfois envisagée comme un petit artisan, souvent au second degré mais occasionnellement au premier. Alors qu’il s’agit évidemment d’une puissante multinationale avec toutes les conséquences que cela implique en termes structurels, de ses exigences face aux marchés boursiers jusqu’aux rouages de la hiérarchie interne, composée de bon nombre d’hommes d’affaires.

C’est toutefois bien un groupe très atypique au sein de l’industrie, qui ne cesse d’essayer d’aller là où on ne l’attend pas, de ne pas faire comme les autres. Une philosophie qui fait loi et qui paradoxalement repose sur une culture d’entreprise qui est maintenue par une tradition qui survit grâce à la longévité des anciens. Une partie des décisionnaires actuels sont là depuis l’époque de la NES, ont participé à cette période charnière du jeu vidéo, et sont restés chez Nintendo, observant tour à tour les autres acteurs évoluer, changer, parfois sombrer et même mourir.

Et effectivement, les pionniers de la NES disparaissent progressivement à leur tour, arrivant à l’âge de la retraite, laissant la place aux plus jeunes. Non sans s’assurer que la transition se fait sans encombre, pour que tradition et héritage soient honorés. Tout au long de ce feuilleton, on va essayer de mieux comprendre comment fonctionne Nintendo. Comment la société se porte, comment elle procède et comment, elle aussi, elle évolue et s’adapte pour mieux maintenir sa philosophie. Comme souvent, il faut commencer par un peu d’histoire.

Le choix de Yamauchi

« Vous savez, je suis en quelque sorte l’assistant de M. Yamauchi, et il ne parle pas du tout de son successeur, mais en toute logique, ce devrait être M. Arakawa2. » Hiroshi Imanishi était généralement considéré comme le bras droit du président Hiroshi Yamauchi. Ce dernier l’a recruté au début des années 60 et en a fait l’un des principaux gestionnaires de l’évolution de l’entreprise.  Imanishi a même intégré le conseil d’administration de Nintendo et, à partir de l’époque de la NES, gère la communication de la société. Il est ainsi régulièrement sollicité par la presse et sa parole s’avère précieuse, du fait de sa proximité avec le grand patron. Alors quand, en 1999, on sait que Yamauchi est proche de son départ à la retraite, on demande à Imanishi qui va le remplacer.

Hiroshi Imanishi (à gauche), en compagnie de Yasuhiro Minagawa (au centre) et Hiroshi Yamauchi (à droite).

Et comme Imanishi le dit, la succession logique de Yamauchi est évidemment Minoru Arakawa. Ce dernier a participé à la fondation de Nintendo of America, a eu une influence cruciale dans la naissance de Donkey Kong, et a réussi l’exploit d’imposer la NES dans un pays ravagé par la crise de 1983 où plus personne ne croyait en l’avenir des consoles. À la fin des années 1990, alors que Nintendo est en difficulté face à l’incroyable réussite de la PlayStation, c’est aux États-Unis que la Nintendo 64 s’en sort le mieux pour résister à la nouvelle concurrence de Sony. Le bilan d’Arakawa est impeccable. Mais surtout, c’est le gendre de Yamauchi. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de son mariage avec la fille d’Hiroshi qu’il a obtenu la responsabilité de fonder la filiale américaine de Nintendo.

Alors forcément, tout le monde est surpris lorsqu’on découvre que c’est Satoru Iwata qui prend la relève. Avec le recul, on conçoit un nombre important de signes qui montrent que Yamauchi avait préparé Iwata à ce poste. Mais à l’époque, il était impensable de les remarquer. Personne ne connaissait Iwata, en dépit de ses exploits aujourd’hui très documentés. Après tout, qui connaît le nom de l’actuel président d’HAL Laboratory ? Et puis, Nintendo était jusque-là une entreprise familiale, quatre générations de Yamauchi l’ont dirigé. On ne s’attendait pas à voir cette tradition changée, alors qu’Hiroshi avait gardé le contrôle.

Minoru Arakawa (Photo par Ralf-Finn Hestoft)

Arakawa s’attendait certainement lui-même à être l’élu. Peut-être a-t-il appris la nouvelle lors d’un repas familial au Nouvel An : le 7 janvier 2002, quelques mois avant la nomination d’Iwata, il annonce à la surprise générale qu’il démissionne de son poste chez Nintendo of America. Il disparut presque totalement du paysage médiatique pour s’installer avec sa famille à Hawaii.

De Fusajirô à Hiroshi

Faisons un petit point sur l’histoire de Nintendo par le prisme de ses dirigeants, avec l’aide précieuse des informations inhumées et compilées dans L’Histoire de Nintendo, livre qui rentre bien plus dans les détails que ce rapide résumé3. Le fondateur de l’entreprise, Fusajirô Yamauchi, n’est en réalité pas un Yamauchi de naissance. L’origine vient en fait de Naoshichi Yamauchi, riche entrepreneur de Kyoto au XIXe siècle, qui dirige la société Haigan, grossiste en chaux.

Comme le veut le patriarcat, et comme il n’a pas d’héritier masculin, il impose à sa fille un mariage arrangé avec un jeune artisan, Fusajirô Fukui. Lequel est officiellement adopté par Naoshichi et prend ainsi le nom de Fusajirô Yamauchi. Ce dernier récupère, à seulement 17 ans, en 1885, la direction d’Haigan, qu’il rebaptise ensuite Haiko. Amateur de jeux de cartes, il se lance dans la création d’une deuxième entreprise, Nintendo, fondée le 23 septembre 1889. Comme c’est bien connu, l’unique activité de la société est alors de fabriquer et vendre des cartes à jouer, dont les emblématiques Hanafudas.

Les premiers locaux de Nintendo.

Les choses se poursuivent de la même manière par la suite. Fusajirô non plus n’a pas de garçon, arrange à son tour un mariage avec l’un de ses employés pour sa fille, adopte son gendre, Sekiryô Kaneda – devenu donc Sekiryô Yamauchi – et lui confie Nintendo ainsi que Haiko. Et rebelote : Sekiryô trouve des héritiers en la personne de gendres choisis pour ses filles. Mais deux choses particulières se déroulent à cet instant.

Tout d’abord, Sekiryô décide de scinder son héritage en deux. Si le gendre de sa fille ainée récupère Nintendo, celui de la cadette obtient Haiko. Pour la petite histoire, Haiko existe encore aujourd’hui, est toujours détenue par des Yamauchi, et continue de collaborer occasionnellement avec Nintendo lorsqu’il faut construire de nouveaux locaux.

Shikanojô Inaba, fils d’artiste, devenu un Yamauchi, celui qui est censé récupérer Nintendo, provoque toutefois quelques remous dans la famille, plusieurs années après son mariage : il disparaît soudainement, abandonnant sa femme et son enfant, Hiroshi Yamauchi.

Rare photo d’Hiroshi Yamauchi dans sa jeunesse. Il a ici 28 ans, en 1955.

Des cartes au jeu vidéo

C’est donc ainsi qu’Hiroshi Yamauchi se retrouve, à l’âge de 22 ans, à la tête de la plus importante entreprise spécialisée dans les cartes à jouer au Japon. Sans père, Hiroshi a grandi dès son plus jeune âge avec l’assurance de devenir patron et baignant dans le confort de sa famille aisée. La recette parfaite pour modeler un comportement parfois extrême. Lorsqu’il hérite de Nintendo, il fait rapidement la démonstration de son caractère. Il cherche très vite à faire grossir l’entreprise en achetant de nouvelles installations à tour de bras, ce qui provoque une situation financière délicate dès lors que les problèmes économiques surviennent. Alors il licencie une partie de son personnel pour remettre sur pied Nintendo.

Les effectifs ne l’ont pas en haute estime. Ce plan de licenciement a l’effet d’une bombe. Certains décident de créer un syndicat, auquel 95 % des salariés adhèrent. Une grève massive est lancée, qui paralyse totalement la société. Yamauchi est accusé de fascisme, et de dilapider l’argent de Nintendo pour satisfaire son train de vie hors-norme. Mais l’histoire finit comme bien souvent : après plusieurs mois de lutte, la plupart des grévistes abandonnent et reprennent le travail. Yamauchi l’emporte et licencie tous les salariés qui avaient fondé le syndicat, lequel est par conséquent dissout.

La grève chez Nintendo en 1955.

Cet épisode est loin d’être le seul moment de trouble de la période Yamauchi pour Nintendo. Au milieu des années 1960, après avoir multiplié des succès grâce à un juteux contrat avec Disney, l’entreprise subit de plein fouet une violente crise : le marché des cartes à jouer s’effondre brutalement. La solution passera par la diversification. De nombreuses choses sont tentées, dans l’agroalimentaire, dans les transports, et même, plus tard, dans la bureautique. Mais c’est du côté des jouets que l’issue est trouvée, en grande partie grâce à un simple responsable de la maintenance des machines de production de cartes à jouer, Gunpei Yokoi, que Yamauchi surprend en train de bricoler des gadgets sur ses heures de travail.

Yamauchi lui confie une nouvelle division, des bureaux de Recherche & Développement, ce que l’on appellera plus tard Nintendo R&D1. La suite de l’histoire est bien connue. Du secteur des jouets, Nintendo va vers le divertissement électronique, les jeux d’arcade, les Game & Watch, et enfin la NES. Et la fortune qui va avec.

La succession

Et donc, pour le succéder, Yamauchi n’a pas choisi son gendre, n’a pas tenu à maintenir la tradition, à léguer son entreprise à sa descendance. Voilà qui est louable, pour quelqu’un qui est souvent présenté comme étant tout sauf sympathique. Et qui correspond très bien à sa personnalité, en fait. Hiroshi Yamauchi n’était pas un créateur. Les véritables idées, qui ont fait le succès de Nintendo, ne viennent pas exactement de lui. Yamauchi n’était pas bête et avait certainement conscience de cela. Mais son orgueil assez flagrant pouvait malgré tout être flatté par l’assurance d’avoir su faire les bons choix, d’avoir su privilégier les bonnes idées des mauvaises parmi celles soumises par ses employés, d’avoir été capable de faire confiance aux bonnes personnes et d’avoir prodigué des recommandations pertinentes. Son plus grand talent se situait peut-être là, et il le savait.

Alors, se contenter de choisir comme successeur celui désigné par les liens du sang, cela ne correspond pas vraiment. Il fallait un grand coup, finir sa carrière en apothéose, en trouvant le mieux placé pour faire perdurer et même croitre Nintendo. Sa décision fut Iwata.

Hiroshi Yamauchi (à gauche) et Satoru Iwata (à droite).

« La raison pour laquelle j’ai choisi Iwata se résume en gros à ceci : son savoir et sa compréhension du hardware et du software chez Nintendo, explique à l’époque Yamauchi. […] Dans notre industrie, il y a ceux qui croient qu’ils arriveront au succès simplement grâce à leurs réussites passées ou leur chance, mais cela ne garantit en rien le succès. […] Si je prends en compte toutes les expériences que j’ai vécues en tant que président de Nintendo, j’en suis venu à la conclusion qu’on se doit de posséder un certain talent pour diriger une entreprise dans une telle industrie. J’ai choisi Iwata en me basant sur ce critère. À long terme, je ne sais pas si Iwata maintiendra la position actuelle de Nintendo ou s’il l’amènera jusqu’à des sommets encore plus hauts. Mais je crois qu’il est la personne la mieux placée pour cet emploi4. »

La transition a été minutieuse. S’il quitte son poste de président, Yamauchi reste au conseil d’administration en qualité de conseiller exécutif, jusqu’en 2005. Mais surtout, il avait auparavant débauché Atsushi Asada, un ancien ingénieur qui avait fait une brillante carrière chez Sharp, partenaire fréquent de Nintendo d’où est notamment issu Masayuki Uemura, l’architecte de la NES. Asada intègre le conseil d’administration en 2000, en même temps que Satoru Iwata. Et lorsque ce dernier prend la tête de Nintendo, Asada est nommé Chairman et président du conseil d’administration : c’est en réalité lui qui apparaît tout en haut de la hiérarchie.

Atsushi Asada (à gauche) et Satoru Iwata (à droite).

Le rôle de l’ancien patron de la division de Sharp à Kyoto est en fait de chapeauter Iwata, de s’assurer qu’il soit parfaitement apte à mener Nintendo, le surveiller pendant la période qui couvre le lancement de la DS et l’élaboration, en coulisse, de la Wii. En 2005, Asada prend sa retraite en même temps que Yamauchi, et Satoru Iwata est finalement investi des pleins pouvoirs, prenant le contrôle à son tour du conseil d’administration.

Les rouages du board

Parlons-en, de ce conseil d’administration. Il s’agit d’un petit comité qui dispose du plus important contrôle sur une entreprise, de la responsabilité la plus haute dans la hiérarchie. Les seuls qui sont au-dessus d’eux, ce sont les actionnaires, qui chaque année votent les propositions du conseil, dont principalement leur éventuel maintien. Il y a plusieurs manières de composer un tel groupe. Parfois, les membres sont tout simplement les plus gros actionnaires. Mais Nintendo fonctionne d’une autre façon : il s’agit d’employés de Nintendo, les principaux dirigeants. À l’exception de la période Atsushi Asada, c’est le président de Nintendo qui préside également le conseil et choisit donc ses membres, sous couvert d’une validation par les actionnaires (laquelle est systématique).

Arrêtons-nous en particulier sur la composition du conseil en 2000, alors que Yamauchi était encore le commandant en chef. Celui-ci est important à bien des égards, puisque de nombreuses personnalités partent à la retraite où sont déchus de leur position, dont Minoru Arakawa et Howard Lincoln, à l’époque n°2 de Nintendo of America, et unique non-japonais à avoir été membre du conseil dans l’histoire de Nintendo (jusqu’à l’arrivée en 2021 de Chris Meledandri). Et d’importantes personnes y font leur entrée. Dont Satoru Iwata, mais aussi Shigeru Miyamoto et Genyo Takeda. C’est la première fois que des développeurs siègent dans cette assemblée cruciale. Les autres élus ? Ce sont les directeurs des principales divisions administratives de l’entreprise.

En 2005, lorsqu’Iwata prend le contrôle intégral de Nintendo, il conserve une bonne partie de ces personnes, outre quelques départs à la retraite (Atsushi Asada, Akio Tsuji, Kimio Mariko et Hiroshi Imanishi), et en ajoute quelques-uns. Pendant plusieurs années, le conseil évolue ainsi paisiblement, au gré d’occasionnels départs et arrivées, jusqu’à changer radicalement en 2013. Si Genyo Takeda, Shigeru Miyamoto, Tatsumi Kimishima (remplaçant de Minoru Arakawa à la tête de Nintendo of America, devenu administrateur en 2002) et Kaoru Takemura (arrivé en 2005) restent, tous les autres partent et cinq nouveaux font irruption.

« Bien que certains changements d’administrateurs peuvent paraître soudain, c’est en réalité la conclusion de discussions qui durent depuis longtemps au sein de la direction, explique alors Iwata. […] Compte tenu de notre objectif, je pense qu’il n’est jamais trop tôt pour passer à une direction plus jeune. C’est pourquoi nous avons décidé de changer de génération5. » C’est sans doute, aussi, une manière de répondre aux mauvaises performances de l’entreprise, qui subit à cette période les premières pertes depuis son entrée dans le secteur des consoles de jeux vidéo. Iwata est alors de plus en plus critiqué et souffre cette année-là du plus fort taux de refus de son maintien au poste de président lors du vote des actionnaires, même si la marge reste confortable.

Les examinateurs financiers

Il faut dire que Satoru Iwata a régulièrement été critiqué par les actionnaires. Même à l’époque de l’âge d’or commercial de Nintendo, les années Wii et DS, qui n’empêchent pas une pluie de reproches lors des séances de question-réponse avec les investisseurs. Parfois très justifiées, lorsqu’on souligne l’incapacité du constructeur à assurer un bon planning de sorties de jeux first-party. Iwata s’excuse souvent, mais fait également face à des réprimandes qu’il conteste, faisant toujours preuve de longues explications argumentées et pertinentes sur sa stratégie générale.

En matière de rencontres d’actionnaires, il existe deux rendez-vous distincts. Il y a les réunions trimestrielles, qui accompagnent la publication des résultats financiers de Nintendo et se font surtout avec ce qu’on appelle les actionnaires institutionnels. C’est-à-dire des entreprises, essentiellement des banques, assurances et fonds d’investissements. Et puis, il y a l’assemblée annuelle qui se tient lors du mois de juin, et invite beaucoup plus de personnes.

C’est un rendez-vous qui privilégie un peu mieux les actionnaires individuels. Ceux-ci sont minoritaires en valeur : ils ne détiennent que 18 % des actions de Nintendo, et ont de fait une importance très limitée en matière de droit de vote. Mais ils sont, forcément, les plus nombreux : 96 % des actionnaires de la firme6. Leurs assemblées générales sont au moins un moyen pour eux de prendre la parole, ce qui amène à des questions très différentes de celles des actionnaires institutionnels. C’est par exemple le seul endroit où l’on peut entendre des critiques – à plusieurs reprises – quant au fait que le conseil d’administration de Nintendo soit exclusivement masculin.

Photos des assemblées des actionnaires de Nintendo de 2006 et 2007.

La réunion annuelle de juin

Dans ces assemblés, on demande à avoir droit à des réductions sur les consoles Nintendo, on veut des informations sur le prochain Zelda, on se plaint de la difficulté pour acheter une 3DS collector aux couleurs de Fire Emblem, on réclame le retour de la vieille série Famicom Tantei Club, on interroge sur la possibilité d’avoir des jeux gratuits comme Game & Watch Collection ou Tingle’s Balloon Fight. On récupère des goodies comme des serviettes Mario et des gâteaux Pokémon, on a droit à une séance de dédicace de Miyamoto et on peut profiter des démos jouables de l’E3. Nombre d’entre eux soulignent qu’ils sont fans de Nintendo. En 2014, alors que l’entreprise traverse sa délicate période déficitaire et que Satoru Iwata est absent pour cause d’hospitalisation, un an avant de succomber à son cancer, voici l’une des questions, qui n’en est pas vraiment une.

« Avant de commencer, permettez-moi de rendre hommage à M. Yamauchi, ancien président de Nintendo, décédé l’an dernier. Je tiens à le remercier de nous avoir fourni une telle variété de jeux amusants. De plus, je voudrais apporter mes prières pour le prompt rétablissement de M. Iwata. Je constate que M. Iwata est une personne très consciencieuse. Il est tellement sincère que, à mon avis, il essaie d’assumer seul toute la responsabilité de la situation actuelle de la société et je pense que c’est peut-être pourquoi il est malade7. »

Shigeru Miyamoto et Satoru Iwata à l’assemblée des actionnaires de Nintendo de 20078.

Mais il n’y a pas que ça. Il y en a pour souligner que ce genre de propos n’a pas sa place en pareil endroit et que le sujet principal devrait être tout autre. La même année, l’un des actionnaires se plaint du climat de ces rendez-vous annuels et obtient une salve d’applaudissements.

« Je ne comprends pas les jeux vidéo et je me sens même fâché parce que, lors des assemblées générales des actionnaires de Nintendo, ceux-ci discutent toujours de sujets liés aux jeux vidéo ou de sujets aussi puérils que “ce que devrait être l’avenir des jeux vidéo”, alors que, pour ma part, je suis stupéfait que M. Iwata continue d’occuper son poste bien qu’il ait annoncé qu’il démissionnerait si les performances de la société étaient mauvaises. J’espère que l’assemblée des actionnaires de Nintendo deviendra une occasion pour les actionnaires de discuter des activités commerciales de la société sous l’angle des plus-values et des dividendes9. »

Comme Iwata est alors cloué à son lit d’hôpital, ce sont les autres membres du conseil d’administration qui répondent. Tatsumi Kimishima, futur remplaçant d’Iwata après sa mort, se contente de dire poliment qu’il apprécie les commentaires difficiles de l’actionnaire énervé, sans pour autant répondre favorablement à sa requête. Les autres directeurs restent silencieux. Mais Shigeru Miyamoto ne résiste pas à l’envie de revenir dessus lorsqu’il répond plus tard à une autre question, de la part de quelqu’un qui se présente comme fan de jeux vidéo et se dit inquiet de la possibilité que Nintendo abandonne ce secteur.

« J’estime que ce genre de questions sur les jeux vidéo de la part d’actionnaires ne sont pas sans importance pour la direction de notre entreprise. En effet, pour une société de divertissement telle que Nintendo, la question essentielle n’est pas d’améliorer notre rentabilité, mais de savoir comment maintenir un niveau de vente élevé et maintenir la société sur une période de, par exemple, 10 ans10. »

L’assemblée des actionnaires se déroule dans les locaux de Nintendo11.

Tentatives de négociations

Alors c’est certain, il y en a qui sont décontenancés par la façon dont fonctionne Nintendo. Les réserves de cash de l’entreprise, par exemple, sont régulièrement critiquées : pourquoi Nintendo s’entête à les garder ? Pourquoi n’utilisent-ils pas cet argent pour investir davantage, absorber des entreprises en masse et augmenter les parts de marché ? Mieux : pourquoi ne pas l’utiliser pour verser de meilleurs dividendes aux actionnaires ?

Là encore, la question revient sans arrêt, surtout pendant les années Wii. Iwata répond sans cesse, inlassablement, la même chose. Le jeu vidéo est un secteur à risque. La façon dont fonctionne Nintendo est risquée. « Nous avons comme principe de ne pas considérer que l’avenir de la DS et de la Wii est déjà assuré, et donc que nos flux de trésorerie pour les prochaines années vont nécessairement augmenter, argue Iwata en 2007. Il incombe à ceux qui dirigent une entreprise de se préparer à toute éventualité au cours de la prochaine année, et de conserver toutes les options disponibles pour assurer l’avenir de l’entreprise même lorsque des événements imprévus se produisent12. »

Et d’insister, encore et encore. « Si nous pouvions arriver à un stade où il n’y aurait plus aucun risque à prévoir, alors nous serons en mesure de dire à nos actionnaires que nous allons tout leur donner parce que nous n’en avons plus besoin, envisage-t-il en 2008. Mais le fait est que nous ne pensons pas qu’un tel jour puisse arriver13. »

L’importance des réserves

Ce qui est arrivé, par contre, c’est le déclin. Tout a commencé par la crise financière de 2008, qui chamboule les taux de change et fait d’un seul coup baisser les bénéfices des ventes réalisées à l’étranger, mais celles-ci sont encore suffisamment fortes pour que ce ne soit pas si grave. Puis l’effondrement plus brutal que prévu de la popularité de la Wii. Ensuite, le fiasco du lancement de la 3DS, qui conduit l’entreprise à baisser radicalement le tarif de la machine, et donc de la vendre à perte. Et enfin, l’incroyable échec de la Wii U.

On va essayer d’un peu mieux comprendre ce qu’il en est exactement, de ces réserves de cash. Bon, déjà, il ne s’agit pas réellement de réserves de cash au sens propre du terme. Il y a deux manières de mesurer ce qu’on entend par là. Par exemple, chaque année, Toyo Keizai établit un classement des entreprises les plus riches du Japon. Sa mesure est basée sur ce qui est appelé « Net Cash & Cash Equivalents ». L’important réside dans l’équivalent de cash : cela prend notamment en compte les « Securities Investments », à savoir des sommes qui sont parties dans des investissements sans risques. Bref, selon cette mesure, Nintendo est extrêmement riche avec plus de 9 milliards d’euros. En fait, en 201714, c’était carrément l’entreprise la plus riche du Japon. Malgré une légère croissance de ses réserves, elle est passée à la troisième place en 201815, tandis que la première a été récupérée par Sony. Nintendo a ensuite été deuxième du classement en 201916 puis 202017, toujours derrière Sony.

Mais on peut aussi privilégier une mesure plus sévère mais plus réaliste : le véritable « Cash & Cash Equivalents ». Lequel, pour ce qui est des investissements sécurisés, ne conserve plus que ceux qui ont une échéance inférieure à trois mois. L’idée, c’est que cette somme doit représenter l’argent dont peut jouir l’entreprise rapidement en cas de besoin.

On voit bien la démonstration des avertissements d’Iwata. Plombé par les mauvais résultats, Nintendo a pu utiliser ses réserves pour supporter les pertes sans souffrir de dettes, ne pas devoir faire de plan de licenciement, continuer à investir dans des projets futurs et aussi dans l’organisation générale, comme la construction de nouveaux locaux pour ses développeurs, et même continuer à donner des dividendes à ses actionnaires.

Cet épisode n’empêche toutefois pas la question de revenir et les successeurs d’Iwata doivent à leur tour répondre sans cesse sur ce même sujet. En 2019, Miyamoto tente une métaphore originale pour leur faire comprendre les choses. « Au baseball, si vous voulez faire un home run, vous devez effectuer un coup décisif pour lancer la balle dans les tribunes. De même, nous entreprenons la création de nouveaux jeux audacieux sans craindre l’échec. Et parce que Nintendo a la force de le soutenir, nous pouvons viser le home run plutôt que de faire un amorti. Selon moi, c’est ça, le business du divertissement18. »

(Très) petits porteurs à la direction

C’est l’organisation même de la société qui est souvent pointée du doigt. Une autre question récurrente porte ainsi sur le fait que les membres du conseil d’administration ne possèdent quasiment pas d’action de l’entreprise. Actuellement, le président Shuntaro Furukawa n’en dispose que de 200, ce qui représente… 0,00015 % de l’actionnariat de Nintendo. Les autres membres du conseil ? Ils n’en détiennent chacun que 100. Voilà qui est peu banal. Au fil des années, Iwata en avait reçu nettement plus, sans que ce soit extraordinaire pour autant.

« Je ne suis actionnaire de Nintendo que depuis l’an dernier et je suis un peu surpris de constater que M. Takeda, président de cette assemblée, n’a pas plus de 200 actions de cette société et que, à l’exception de M. Iwata, qui possède 6 700 actions, les autres directeurs n’ont également que 100 ou 200 actions chacun, souligne en 2014 un actionnaire. Je ne pense pas que de si petites participations dans l’entreprise vous inciteront à faire de votre mieux, et je me demandais si vous travailliez uniquement en tant qu’employé salarié. Pourquoi n’augmentez-vous pas le nombre d’actions détenues par l’équipe de direction19 »

Alors là aussi, il faut répéter les mêmes choses, année après année. « Notre système de management actuel sélectionne les administrateurs du conseil en fonction de leurs aptitudes et de leurs compétences plutôt que leur éventuel nombre d’actions20 », se contentait de déclarer Iwata en 2012. On sent parfois la lassitude arriver dans ses réponses, lorsqu’elles deviennent plus courtes. Dans ces cas-là, il sort son ultime joker : la politique de Nintendo est de satisfaire les actionnaires avec les dividendes et rien que les dividendes. Et il faut dire qu’il y a de quoi les assouvir.

De gauche à droite : Shigeru Miyamoto, Genyo Takeda, Satoru Iwata et Tatsumi Kimishima.

Au service de l’actionnaire

Il ne faudrait pas faire l’erreur de croire que Nintendo agit en vaillant chevalier qui s’oppose aux actionnaires avides d’argent. Comme les autres, Nintendo est au cœur du système capitaliste, et comme les autres, elle agit avec le même objectif ultime, rarement avoué. Non pas, comme c’est souvent résumé de manière simpliste, celui de gagner de l’argent, mais plutôt celui de satisfaire les actionnaires. Cela n’empêche pas une bataille bien réelle et permanente sur la question de comment faire les choses, mais à l’arrivée les faits sont là : les actionnaires sont malgré tout satisfaits de la conduite de Nintendo, sans quoi ils auraient dégagé ses dirigeants. Ils ont ce pouvoir. Et s’ils ne le font pas, c’est bien parce qu’Iwata; comme les autres; a su habilement gérer les choses pour agir aussi dans leur intérêt.

Il y a les dividendes, mais il n’y a pas que ça. Les actionnaires savourent ces rentrées d’argent, mais ce qu’ils veulent également, c’est que la valeur de leur action soit la plus haute possible. Ce qui nous amène à la trésorerie d’actions : les titres de Nintendo détenus par Nintendo. Une réserve qui a plusieurs objectifs, comme se protéger d’une OPA, avoir quelque chose à vendre en cas de coup dur, ou à échanger en cas de partenariat avec une autre entreprise. Et forcément, ces actions, elles ne sont pas sur le marché, puisqu’elles sont détenues par l’entreprise. Donc lorsque Nintendo en rachète, il raréfie l’action, ce qui a généralement pour conséquence d’augmenter sa valeur. Voilà une autre occasion pour utiliser ces fameuses réserves d’argent.

Jusqu’au début des années 2000, Nintendo possédait dans les 3 % de ses actions. En 2002, il dépense environ 675 millions d’euros pour en acheter un grand nombre. L’année suivante, 44 millions. Puis 357 millions en 2004 et 209 millions en 2005. C’était sans doute, pour Iwata, un bon moyen d’assurer l’indépendance de l’entreprise, alors que Yamauchi avait lui l’avantage d’en être le premier actionnaire. Voilà que quand les phénomènes DS et Wii explosent, Nintendo jouit de quasiment 10 % de ses propres actions.

Et voilà d’ailleurs une autre raison de l’appauvrissement des réserves de cash à l’époque de la Wii U. Car au moment où la société traverse sa période morose, le patriarche Yamauchi décède. Et ses héritiers ne veulent pas conserver la position de premier actionnaire : ils souhaitent vendre. Voilà qui peut devenir dangereux, pourrait éventuellement permettre à une autre entreprise de mener une OPA et risquerait surtout de faire chuter le cours en raison de ventes massives. En 2013, Nintendo débloque quasiment 950 millions d’euros pour récupérer l’essentiel des actions. Et la participation interne monte à 16 %.

Le comble de la satisfaction de l’actionnariat est atteint en 2019. Nintendo dépense 257 millions d’euros pour acheter de nouvelles actions, puis décide… d’en supprimer. C’est-à-dire que 10 millions d’actions de sa réserve ont été, tout simplement, effacées. Ce qui représente une valeur de plus d’un milliard d’euros partie en fumée. Nintendo ne possède plus que 9,5 % de ses actions (ce qui reste beaucoup). L’opération n’a aucun intérêt direct pour l’entreprise, et ne sert qu’à, une fois encore, augmenter la valeur de l’action, et donc satisfaire les actionnaires. Qui deviennent dès lors plus susceptibles d’accorder aux dirigeants de Nintendo la liberté qu’ils réclament.

Ceci étant, la relation entre la direction de Nintendo et ses actionnaires n’a finalement comme principal enjeu que l’assurance de bien faire les choses pour que l’entreprise se porte bien. Et de fait, pour la pertinence de sa stratégie, que l’on va analyser en détail tout au long de ce feuilleton. Mais il faut bien comprendre que plus que la stratégie générale, la réussite de Nintendo passe avant tout par la qualité de ses produits, et donc par le travail de ses employés. C’est quelque chose que Satoru Iwata saisissait bien : les employés font la valeur de l’entreprise et le rôle le plus important du président consiste à leur fournir le meilleur environnement, la meilleure organisation, pour leur permettre de produire le meilleur contenu possible. L’ancien président a beaucoup agi en ce sens et on va donc commencer par aborder son cas spécifique.

 

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Sources

  1. https://time.com/4653977/shinya-takahashi-nintendo/
  2. NextGen, n°59, novembre 1999, p.110.
  3. Florent GORGES, L’Histoire de Nintendo, volume 1, édition 2017, Omaké Books / Pix’n Love Editions.
  4. https://www.nintendojo.fr/articles/editos/entrevue-avec-lancien-et-le-nouveau-president-de-nintendo-premiere-partie
  5. https://www.nintendo.co.jp/ir/en/events/130430qa/02.html
  6. Au 31 mars 2019, Nintendo a 48 222 actionnaires individuels japonais et 110 à l’étranger, pour 1 168 actionnaires institutionnels japonais et 998 à l’étranger.
  7. https://www.nintendo.co.jp/ir/en/stock/meeting/140627qa/04.html
  8. http://cvnweb.bai.ne.jp/~pikachu/n-report2/n-report07_2.html
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