Cent millions. Cent. Putain. De. Millions. C’est le nombre d’exemplaires de Grand Theft Auto 5 que Take Two a réussi à écouler dans le monde, à ce jour. Si on avait dit à Dan Houser, lorsqu’il a participé à la fondation de Rockstar, qu’un jour un de ses jeux se vendrait à cent millions d’exemplaires, il n’y aurait sans doute pas cru. Cent millions ? Comment est-ce possible ? Grand Theft Auto 4, c’était vingt-cinq millions, et c’était déjà monumental. Alors cent millions, les mots manquent pour mesurer l’ampleur. Red Dead Redemption, c’était quinze millions. Forcément, après avoir parlé des cent millions de GTA5, ça paraît petit, quinze millions. Mais ça aussi c’était énorme ! Et puis, si GTA est passé de vingt-cinq millions à cent millions, à combien pourrait monter RDR ? Certainement pas autant. Mais tout de même, on peut déjà avoir l’assurance d’une chose : avec un projet comme Red Dead Redemption 2, Take Two va se faire beaucoup, beaucoup d’argent.
Ça peut paraître malvenu, même méprisable, d’attaquer une critique d’un jeu sur ces considérations financières. Mais c’est crucial de prendre conscience de cela pour bien comprendre ce qu’est Red Dead Redemption 2. Parce que c’est avant tout un projet qui était promis dès le départ à un succès. Tout le monde en est conscient depuis son annonce : ce nouveau RDR sera un évènement. Pas seulement parce que le premier avait réussi à en être un, mais aussi parce que tout a été fait pour que ce soit le cas, parce que c’est l’assurance que promet aujourd’hui Rockstar. Et l’on ne parle pas ici du marketing, mais bien de la qualité du jeu.
Tout le monde en semble automatiquement convaincu : Red Dead Redemption 2 va être un jeu incroyable. Et de fait, il va cartonner. C’est au point que sa date de sortie a eu l’effet d’un épouvantail, bouleversant les habitudes de la concurrence. Assassin’s Creed, habitué à une sortie fin octobre ? Il passe au début du mois. Call of Duty, traditionnel rendez-vous de novembre ? Avancé à la mi-octobre. C’est acquis, RDR2 sera une nouvelle référence. Comment pourrait-il en être autrement ? Les promesses de Rockstar sont si grandes, les démonstrations en vidéo si stupéfiantes, et les premières impressions confirment tout cela. Les couilles des chevaux sont modélisées avec une animation qui varie en fonction de la température ambiante !
Pour Take Two, l’équation est simple. Le nom de Red Dead Redemption est suffisamment connu. L’image de marque de Rockstar est suffisamment élevée. Les développeurs suffisamment expérimentés. Alors en mettant les moyens nécessaires, Red Dead Redemption 2 va forcément devenir un jeu acclamé par la presse, adulé par le public, réclamé par les consommateurs. À partir de là, il est facile de savoir ce qu’il faut faire : un chèque en blanc. Red Dead Redemption 2 prendra le temps qu’il faudra, les moyens qu’il faudra, et il sera la référence qu’il faudra pour transformer tout cela en un prévisible jackpot.
Définir l’ambition
Le producteur Rob Nelson le clamait ainsi : pour se démarquer de la concurrence, le but est de faire le monde ouvert « le plus profond, le plus détaillé, le plus crédible et le plus interactif jamais créé1 ». Pour le scénariste et producteur exécutif Dan Houser, les précédents jeux du studio, « c’était que dalle. Celui-ci a été le plus difficile2. »
Dans l’histoire des productions Rockstar, Red Dead Redemption 2 se démarque d’une manière particulière : son générique de fin ne range pas les crédits par studios. Et pour cause. Cela fait un moment que l’entreprise fonctionne comme le fait Ubisoft : une multitude d’entités travaillent sur un même jeu, mais un studio en particulier a le statut de « lead », c’est-à-dire que pour eux, et contrairement aux autres, c’est leur jeu principal. Le premier Red Dead Redemption était le jeu de Rockstar San Diego, même si Rockstar North a participé au développement. Grand Theft Auto V était le jeu de Rockstar North, même si San Diego a participé au développement. Désormais, tout cela est terminé : Red Dead Redemption 2 est le jeu de Rockstar, point.
« C’est la façon dont nous travaillons désormais : tout le monde est sur GTA, ou Red Dead, et ainsi de suite, puis nous passons à autre chose, expliquait déjà le producteur Leslie Benzies à l’époque de GTA5. Maintenant qu’il faut 1000 personnes pour faire un jeu, c’est une nécessité. […] Et c’est à cause de l’ampleur de la chose, nous modélisons les détails avec une telle minutie. Il fut un temps où les voitures avaient quatre parties amovibles. Désormais il y en a quinze, rien que pour un toit ouvrant d’une voiture. Il y a dix, vingt fois plus de détails que pour GTA4, donc cela nécessite dix, vingt fois plus de monde. Nous avons la chance d’avoir davantage de puissance sur ces machines, donc nous devons sans cesse aller plus loin3. »
Le siège de Take Two se situe à New York, et c’est là que les frères Houser, cofondateurs de Rockstar, ont immigré pour ouvrir une antenne de leur label. Celle-ci s’occupe surtout de la motion capture et du doublage, en plus d’abriter, comme les Houser, quelques personnes clés du développement. Ici comme ailleurs, le renforcement considérable d’effectif a amené à chambouler l’organisation de l’éditeur. « Nous avons dû demander aux exécutifs de Take Two de partir4 », explique Dan Houser.
En un peu plus quinze ans, de GTA3 à RDR2, on a assisté à une équipe de développement multiplié par 25. Et encore, c’est en mettant de côté les acteurs employés pour la motion capture ou le doublage, ou même la sous-traitance. Tout compris, le générique de fin de Grand Theft Auto 3 affichait environ 200 noms, tandis que celui de Red Dead Redemption 2 dépasse les 3500. À titre de comparaison, Zelda – Breath of the Wild, la plus grosse équipe de l’histoire de Nintendo, tourne dans les alentours des 500 personnes. L’ampleur de la production de Rockstar est sans commune mesure dans l’industrie. Ou presque. Parce qu’en réalité, des équipes à plus de 1000 personnes, ça se généralise de plus en plus, notamment chez Ubisoft qui a pris l’habitude depuis un petit moment d’être dans cet ordre de grandeur. Mais même en mettant de côté ses effectifs énormes, RDR2 se démarque autrement.
Chronologie
Le point de départ du développement a lieu au début de l’année 2011, quelques mois après la sortie du premier Red Dead Redemption. Dan Houser interrompt son travail sur Grand Theft Auto 5 pour discuter longuement avec le studio de San Diego et mettre au point la feuille de route. Déjà, les principaux personnages sont imaginés. À l’été 2011, les grandes lignes ainsi que le déroulement du jeu sont définis. S’écoule ensuite une année où Houser et son équipe de scénaristes travaillent sur les scripts de la plupart des missions. Ils en viennent à bout à l’automne 2012, où le producteur exécutif passe aux choses sérieuses et enchaîne les visioconférences avec les responsables du gameplay, de l’art, de l’animation, qui sont disséminés un peu partout dans le monde au travers des multiples studios de Rockstar, pour leur donner ses instructions.
En allant au point le plus loin possible, on peut donc dire que le développement a duré sept ans et demi. Si l’on se réfère au moment où le script est achevé, on en arrive à six ans. « Nous [n’atteignons pas ce résultat] avec un cycle d’une année, déclarait Benzies à l’époque de GTA5. Une année, ce n’est juste pas assez pour faire ce travail. Ça pouvait l’être sur les vieilles consoles, mais plus maintenant5. » Oh, clairement, ce temps est révolu depuis un long moment. De jeu en jeu, et malgré un effectif à la croissance vertigineuse, la durée de production pour chaque titre chez Rockstar augmente là aussi constamment.
Et à nouveau, c’est une tendance générale de l’industrie, mais pour laquelle Rockstar devance tout le monde, si ce n’est des équipes bien plus réduites, ou des projets à problèmes, comme Final Fantasy XV. Les derniers Assassin’s Creed ont eu droit à quatre ans, cinq ans au maximum, et en partant de la pré-prod, donc à mettre en parallèle avec les presque huit ans de RDR2. Pareil pour Breath of the Wild.
Tout ceci repose sur une organisation massive. Avoir autant de monde et autant de temps pour construire un projet aussi ambitieux, c’est bien, mais cela complexifie d’autant plus la gestion du jeu. « L’un des principaux défis, c’est la croissance de l’équipe, et la croissance de l’équipe dans une multitude de studios – et nous utilisons quasiment tous les studios, et ils sont dans différents fuseaux horaires6 », expliquait, en 2013, Adam Fowler, directeur technique chez Rockstar North et présent dans l’entreprise depuis Lemmings 2, quand le studio s’appelait encore DMA Design.
Il a pleinement vécu cette évolution folle, qui semble ne jamais s’arrêter, et il a bien compris les adaptations nécessaires, comme au niveau de la communication, qui devient à la fois plus difficile et plus importante. « Il n’est pas possible de prendre une partie du jeu, la confier à un studio d’un autre pays et leur dire : “OK, vous allez faire ça, et on se voit dans six mois.” Nous avons besoin d’une communication hebdomadaire ou quotidienne, nous avons besoin de parler, parce que chaque partie interagit avec les autres7. »
Dans cette organisation mondiale, GTA5 fut, en fin de compte, le tour de chauffe. Le brouillon qui précède Red Dead Redemption 2, premier jeu véritablement développé par l’intégralité des écuries Rockstar sans distinction. « C’était une grande évolution pour nous, le fait qu’après des années de tentatives, nous avons enfin réussi à faire les choses plutôt bien8 », assure Dan Houser.
Là où va l’argent
Et le résultat de tout cela ? Pour Houser, c’est « cette expérience harmonieuse et naturelle dans un monde qui semble réel, un hommage interactif à l’expérience rurale américaine. C’est une vaste mosaïque en quatre dimensions dans laquelle la quatrième dimension est le temps, dans laquelle le monde se déploie autour de vous, en fonction de ce que vous faites9. » Rien que ça.
Mais il faut bien dire que, manette en main et surtout yeux rivés sur l’écran, on sent clairement la concrétisation de ces moyens hors-normes. « Vous pouvez voir le mauvais temps qui arrive, la pluie qui tombe des nuages au loin, localiser le brouillard dans les environs, argumente le directeur artistique Aaron Garbut. C’est incroyablement dynamique. Nous avons pris de la distance avec les clichés typiques des mondes ouverts. Ce n’est pas une collection de missions à l’intérieur d’un monde rempli de points d’intérêts et de mini-jeux. C’est bien plus subtil, et bien plus réel. Nous ne l’envisageons pas comme un jeu que l’on traverse en jouant. C’est un endroit fait pour qu’on s’y perde10. »
Et le bougre a raison. Les conditions climatiques constituent l’une des choses les plus impressionnantes du jeu. Le ciel, les nuages, la pluie, la foudre, le soleil qui se lève, qui se couche, la brume, le vent, l’horizon, les paysages, les arbres, la végétation. C’est un tout incroyable, un travail d’orfèvre admirable. Ils ne le sont évidemment pas, et pourtant, chaque arbre semble unique. Toute la topologie du terrain est cohérente, crédible. Les effets de lumières sont cette cerise magistrale qui vient achever une réussite générale.
Et puis il y a les PNJ, leurs animations, leurs comportements, leurs réactions, leur profusion. « Pour GTA, nous avions besoin d’une foule pour marcher dans les rues, explique Klaas Schilstra, directeur de l’ingénierie. Pour RDR2, nous devions avoir une ville peuplée d’individus reconnaissables, et chaque personnage de cette ville doit être crédible et on doit le voir faire des choses qui ont un sens. On pouvait voir le début de cette technologie dans GTA5, mais chacun de nos systèmes a évolué au-delà de leurs limites pour rendre RDR2 possible11. »
Red Dead Redemption 2 est une baffe constante. Comme GTA5 à l’époque, c’est un tour de force qui a ses subtilités. On a affaire à un jeu très différent d’une production de Naughty Dog, par exemple, qui parvient souvent à réaliser des textures plus belles avec moins de moyens. Sauf qu’il s’agit là d’un monde ouvert, avec toutes les difficultés techniques que cela implique, et qu’il est nécessaire de comprendre le jeu ainsi : avec sa distance d’affichage démentielle, sa profusion d’animaux, aux races variées, aux comportements uniques, son tout qui fait qu’on ne vit pas une scène, mais bien un monde dans sa globalité. Clairement, les moyens investis se font ressentir.
Le privilège des nantis
Dans l’industrie du jeu vidéo, les budgets de développement sont rarement rendus publics. Pour GTA5, il était question de 265 millions $, ce qui n’a jamais été ni confirmé ni démenti, par Rockstar comme Take Two. Pour RDR2, VentureBeat s’est lancé dans une estimation qui arrive à plus de 600 millions $, sans compter le marketing. La méthode de calcul est toutefois très contestable, dans la mesure où l’intégralité de l’équipe n’a pas commencé à travailler sur le jeu dès le début du développement. Reste que même sans connaître les véritables chiffres, on peut facilement considérer que RDR2 est le jeu le plus cher de l’histoire.
Le truc c’est que, qui peut se permettre cela ? En se basant sur un prix moyen à 60 $, sachant qu’on tourne à environ 40 % de dématérialisé dans les ventes, qu’un éditeur touche 55 % du prix d’un jeu physique et 70 % en dématérialisé, et en supposant que le budget n’a pas dépassé les 500 millions $ marketing compris, alors il faudrait un minimum de 14 millions d’exemplaires vendus pour seulement rentabiliser l’investissement. Qui peut se permettre cela en dehors de Rockstar ? Certainement pas Ubisoft par exemple, dont aucun Assassin’s Creed n’a atteint un tel score avant les soldes. Dans le grand jeu de la course à la production la plus ambitieuse, les dés sont pipés. Rockstar est quasiment le seul à pouvoir s’autoriser un budget aussi faramineux sans risquer des pertes.
« Notre choix est d’utiliser cet argent pour faire de meilleurs jeux avec les 50 personnes qui forment le noyau dur de la compagnie et qui ont accumulé beaucoup de savoir-faire sur les systèmes de caméra, d’éclairage, d’animation, etc. Notre vraie richesse, c’est une équipe qui travaille ensemble depuis si longtemps et qui a acquis autant de connaissances12. » Dan Houser.
Et effectivement. Si on se concentre sur les postes les plus importants du jeu, en arrivant à presque une cinquantaine, on découvre dans la grande majorité des personnes qui ont déjà travaillé au minimum sur GTA5, mais aussi sur Max Payne 3, L.A. Noire, RDR, et éventuellement les GTA précédents. Rockstar, c’est un peu la définition de l’expertise dans son domaine, même si la boîte n’est pas non plus à l’abri des départs. Elle en a connu récemment un majeur avec Leslie Benzies, producteur et game designer de GTA5, l’un des piliers de l’entreprise, considéré comme l’une des quatre personnalités clés derrière les GTA et comme le sauveur du développement calamiteux du premier RDR. Son divorce s’est fait dans la douleur et se termine par une bataille juridique encore en cours où il réclame 150 millions $ en royalties impayés par Rockstar et Take Two. Interrogé sur le sujet, Dan Houser se garde bien de faire une déclaration limpide sur un cas qui est étudié par les tribunaux, mais s’autorise tout de même un sévère tacle : « Je dirais que l’équipe n’a jamais aussi bien travaillée ensemble que sur ce jeu13. »
Le conflit entre exploration et scénario
Reste que l’argent, c’est bien, mais ça ne fait pas tout, encore faut-il savoir comment l’utiliser. Et la technique ou la direction artistique, c’est une chose, mais le game design en est une autre. Red Dead Redemption 2 est un jeu qui, visuellement, repousse les limites, qui impressionne de manière flagrante… tout en semblant affreusement archaïque en matière de gameplay.
La comparaison qui est sur toutes les lèvres, c’est celle avec Zelda – Breath of the Wild. Les deux jeux sont des mondes ouverts dans un environnement globalement sauvage. Mais pour le reste, tout les oppose. BOTW est un jeu auquel on a reproché son scénario quasiment absent, mais où l’on a acclamé sa science du game design novatrice. RDR2 est l’inverse.
Il y a une explication évidente sur cette différence majeure : la façon dont le développement de chacun a été abordé. Chez Nintendo, la méthode est simple : les premières expérimentations pour un nouveau jeu servent à définir le gameplay, avant de réfléchir au reste. Chez Rockstar, la stratégie est tout autre. « La partie la plus longue du processus de création pour ce genre de jeux, c’est le fait de créer le monde, expliquait Dan Houser en 2012. […] Uniquement d’un pur point de vue de production, vous devez commencer à construire le monde le plus rapidement possible. Nous commençons avec le monde, puis les personnages14. » Le directeur artistique Aaron Garbut rentrait un peu plus dans les détails lors de la phase finale de la production de GTA5.
« Nous faisons beaucoup de recherches sur Google et StreetView. Et certains d’entre nous – Sam, Dan, Les et moi – avons tendance à se donner rendez-vous dans des endroits qui nous inspirent et à rouler dans les alentours en ayant des discussions diverses. Après quoi, nous avons six à huit personnes sur la conception, pendant neuf à douze mois. À ce stade, nous avons une carte bien établie. Nous traitons les villes comme des sculptures et veillons à ce que la perspective dans les rues soit correcte. Et nous nous assurons également d’avoir des zones dont nous avons besoin – à la fois pour les missions et pour les villes. Après cela, nous mettons en place l’équipe, et nous assignons davantage de monde à la construction des [endroits importants15]. »
Pour résumer, établir la carte constitue la base du projet. Ce qui n’est pas non plus absurde pour un jeu qui accorde une importance capitale à cet élément. Ceci étant, il faut aussi rappeler comment Houser présentait l’historique du développement de RDR2, insistant cette fois sur le fait que c’est le scénario qui a eu la priorité. Dans tous les cas, rares sont les évocations d’un travail sur le gameplay. Celui-ci, une fois encore, semble se résumer à la construction du terrain.
« C’est à chaque fois le même processus pour concevoir un monde. Nous trouvons nos idées le plus rapidement possible, et puis nous vivons dans ce monde. Nous nous immergeons dedans et nous nous concentrons sur de plus en plus de détails. Plus de variations, de petites zones ; nous déplaçons les rivières, les montagnes, les évènements ; nous ajustons et raffinons, et ajustons encore. Nous passons des années dans ces endroits, jour après jour, à essayer de faire en sorte qu’ils s’améliorent, visuellement et dans le ressenti. Dès que le monde commence à être mieux peaufiné, on s’occupe du peuple, des aventures, missions et contenu hors missions. La grande différence pour ce jeu, c’est de s’assurer que le joueur ne découvre pas seulement des choses amusantes, mais que le monde vous propose constamment des choses de manière plus subtile. Un serpent à sonnettes effrayant votre cheval, des animaux cachés dans les bois, un feu de camp d’un gang rival au loin, des lumières lointaines de la ville la plus proche – il se passe toujours quelque chose. Les choses viennent à vous alors que vous vous baladez simplement, créant des expériences enrichissantes à part entière. Cela semble réel, et cela semble nouveau16. » Aaron Garbut.
Ce qui est intéressant dans les propos de Garbut, c’est à nouveau la parallèle que l’on peut faire avec Zelda. Évoquant la relation avec le cheval, il en vient même à tenir un discours qui rappelle celui de Nintendo pour BOTW, parlant de créer sa propre aventure. Le producteur Rob Nelson, lui, parle de ce monde organique qui incite à l’exploration. « Partout où vous regardez, vous voyez quelque chose qui vous attire17. »
Ce qui est vrai, mais qui est en même temps bien moins réussi que dans Zelda, malgré un travail bien plus appuyé de la part de Rockstar. En fait, c’est une affaire d’équilibre, de réglages, et, surtout, d’orientation principale. La façon dont est conçu BOTW fait qu’on progresse dans l’aventure en explorant l’inconnu. Le jeu peut éventuellement nous guider, nous donner une direction optimale, sans nous contraindre à celle-ci : peu importe où l’on va, on évolue dans un scénario qui est du coup quasiment absent. Le but de BOTW est simple : vaincre Ganon. Et tout ce qu’on fait sert à donner plus de puissance à Link pour être en mesure de le battre. Absolument tout devient, de fait, utile pour finir le jeu.
On a toujours la possibilité de partir vers l’inconnu dans RDR2, de se contenter là aussi d’une exploration pure. Mais si on fait cela, on n’avance pas. Pour évoluer dans le scénario du jeu, il faut forcément se rendre vers les marqueurs jaunes qui imposent d’incessants allers-retours pour enclencher les missions principales. Toute la différence entre les deux jeux se situe là, sur le fait que dans RDR2 un trajet a nécessairement un point d’arrivé défini à l’avance.
Pourtant, RDR2 est rempli de distractions pertinentes, de multiples scènes aléatoires mais néanmoins déterminées par un script précis. Elles sont très efficaces, bien écrites, parfois amusantes, parfois passionnantes, parfois rébarbatives. Souvent, il faut rester spectateur pour en profiter pleinement. D’autre fois, il est nécessaire de s’impliquer. Ça peut être un personnage qui propose une course, un autre qui demande de l’aide pour qu’on le ramène chez lui. C’est très efficace pour rendre le monde vivant, d’autant que ces actions perdurent dans le jeu : vous avez aidé un type en aspirant le venin sur sa jambe après une morsure de serpent ? Vingt heures plus tard, quand vous êtes en train de traverser une ville, voilà ce même gars assis sur un banc qui vous reconnaît et raconte à son pote comment vous lui avez sauvé la vie.
Le souci, c’est que toutes ces scripts se présentent à nous alors qu’on est en train de se rendre quelque part. Cela demande donc de s’arrêter, de s’interrompre dans son trajet pour en profiter, comme une pause où l’on se questionne sur le fait de savoir si la récompense – qui peut simplement n’être qu’une scène rigolote à observer – vaut le coup de retarder son arrivée vers la prochaine mission. Là où dans Zelda, chaque point d’intérêt, chaque chose qui détourne notre attention dans notre voyage devient automatiquement notre nouvel objectif. RDR2 ne peut pas créer cela tout bêtement parce qu’il ne s’affranchit pas de son scénario. Et, du reste, il ne souhaite pas le faire. Aussi ne parvient-il pas à faire briller sa structure, à renouveler son gameplay, à nous proposer une expérience incomparable comme Nintendo a réussi à le faire. Mais en revanche, il parvient à faire briller son scénario, sa mise en scène, son ambiance sonore, et à nous offrir un tour de force narratif.
Simulateur de vie
Il y a une expérience amusante à faire une fois que l’on a terminé Red Dead Redemption 2 : relancer le premier opus. C’est quelque chose de très déroutant, qui, après avoir vécu pendant plusieurs dizaines d’heures dans la dernière production de Rockstar, donne l’impression que le jeu de 2010 est un titre sorti sur PS2 tant l’écart visuel paraît monstrueux. La topologie est nettement plus basique, l’environnement bien moins ambitieux, l’absence de relief se fait souvent ressentir, et la végétation donne presque l’impression d’être un le fruit d’une génération procédurale. Le doublage, bien qu’étant à l’époque de haut vol, paraît bien moins efficace, les bruitages, l’ambiance sonore, là encore acclamée à la sortie, semble à des années-lumières. Lors de l’arrivée dans la première ville, on peut voir un type s’effondrer, ivre mort, devant le saloon alors qu’on s’y approche. En 2010, c’était la petite touche magique qui émerveillait. Désormais, c’est grossier tant l’animation des personnages paraît basique, de même que pour les animaux, du reste.
Mais ce retour à RDR1 n’évoque pas que cela. En fait, on a l’impression de passer d’une simulation ultra-réaliste à un jeu arcade. Comme si on venait de jouer à un Gran Turismo et qu’on nous mettait soudainement dans les mains Crazy Taxi. Et, à bien des égards, on se retrouve en train de faire quelque chose de bien plus ludique. La lourdeur de RDR2, c’est le prix du réalisme, que l’on subit régulièrement. Dans RDR1, on pouvait foncer à toute allure, les gens s’écartaient devant nous en effectuant un mouvement d’esquive totalement incohérent. On pouvait éventuellement leur rentrer dedans que ce n’était pas bien grave. Ici, un choc frontal en plein galop contre un autre cavalier, et notre personnage est éjecté pour s’écraser au sol tandis que le cheval s’effondre. À peine a-t-on le temps de se relever qu’on se prend une balle en pleine tête par le gaillard dans lequel on est rentré dedans, visiblement scandalisé de s’être fait bousculer.
Sauf que, paradoxalement, cette réaction n’est pas vraiment crédible. Avec sa quête d’un réalisme absolu, RDR2 parvient aussi à nous frustrer en mettant en évidence toute situation absurde. On se retrouve au royaume du record scratch, freeze frame. Il suffit de se balader sur une propriété privée, de regarder trop longtemps un individu, de frôler d’un peu trop près un piéton dans une rue, pour que cinq minutes plus tard on ait une prime sur sa tête et une armée qui nous cavale en tirant à vue. Red Dead Redemption 2, c’est l’uncanny valley du gameplay. Une course en avant vers la reproduction totale de la réalité où chaque imperfection dans cette entreprise nous saute au visage comme un affront terrible envers la cohérence.
Qu’il s’agisse d’un excès ou d’un défaut de réalisme, RDR2 est un jeu très frustrant, qui le devient moins lorsqu’on s’y habitue et qu’on accepte son parti-pris de privilégier l’ambiance pour mieux servir le scénario. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un acte volontaire. Le directeur artistique Rob Nelson en vient à réfuter l’idée qu’on pourrait définir le jeu comme un bac à sable (sandbox, en anglais), admettant qu’on puisse s’y amuser, mais qu’il faut que ça ait du sens pour Arthur Morgan, le protagoniste, et non pas pour le joueur qui tient la manette. « Rien ne doit nuire à l’immersion18 », assène Rockstar.
« Nous en avions marre de créer ce superbe monde et pouvoir uniquement interagir avec quelqu’un en le poussant, le frappant, ou en lui tirant dessus. Cela devenait ennuyeux. Nous voulions mettre davantage de discussion dans le jeu, mais il faut que ça ressemble à de l’action, il faut que cela soit tout de même percutant pour ne pas être perdu dans la lecture19. » Dan Houser.
La force du campement
Ce qui amène à la question fatidique : pourquoi, dans ce cas, faire un jeu vidéo et ne pas faire un film ? Pourquoi nous emmerder avec ces considérations cinématographiques au détriment du plaisir pur de l’amusement ?
« Les livres nous disent quelque chose, les films nous montrent quelque chose, les jeux vous permettent de faire quelque chose. Les jeux en monde ouvert ont une force énorme en matière de créativité. En plus de vous laisser faire n’importe quoi – courir dans les environs, conduire un hélicoptère, être le héros, être le méchant, peu importe – ils vous permettent aussi de vivre le monde, de manière passive. Nous avons donc pris certaines choses qu’un réalisateur contrôle dans un film et nous les avons offertes au joueur. Nous avons une vision de ce que le divertissement interactif peut devenir, et à chaque fois nous nous approchons un peu plus de cette ambition20. » Dan Houser, époque GTA5.
Ça, c’est le discours type d’Houser, de celui qui se convainc de faire bien les choses en tant que producteur de jeux vidéo, et non de film. Mais est-ce vrai ? Comment Rockstar parvient à exploiter les spécificités de son média pour se démarquer pleinement du cinéma, si c’est en abandonnant progressivement la dimension bac à sable de ses jeux ?
La réponse, elle se trouve dans le premier Red Dead Redemption, dans ce moment où l’on arrive au Mexique, et où, juste après la fusillade, on découvre un village où tout le monde vaque à ses occupations, donnant cette illusion, pendant quelques secondes, que ce monde est vivant, avant que l’on se rende compte que cette mise en scène est limitée. Puis, on la trouve dans Grand Theft Auto 5.
« Quand vous alliez dans la maison de Michael, dans GTA5, vous pouviez parler à la domestique, discuter avec son enfant, etc, explique Dan Houser. Même si ce n’était qu’une ébauche, le fait que la vie semble se dérouler vraiment autour de vous nous plaisait beaucoup. À cet égard, le campement de Red Dead 2 se devait d’être un organisme vivant qui influence l’action et les relations entre individus21. »
Et il faut bien le dire, ça fonctionne. À nouveau, on se prend en pleine face la démonstration des moyens massifs investis dans le jeu, à cette minutie qui se traduit par une manière de nous raconter une histoire différemment. Le campement de la bande de malfrats dont on fait partie constitue bien une leçon en matière de narration interactive.
« Nous ne voulons pas que la bande donne l’impression d’être un ensemble de statistiques gérées par le joueur ; C’est un groupe de personnes pleinement accomplies qui se connaissent bien, qui bavardent, débattent et échangent des histoires. Si Arthur participe aux tâches du camp, ils interagiront de manière plus positive avec lui et l’ambiance sera généralement plus joyeuse. Si vous ne le faites pas, vous pourrez entendre des commentaires sur l’état du camp ou sur le fait qu’Arthur ne donne pas assez de sa personne22. » Joshua Bass.
Résumé ainsi, cela semble superficiel, mais c’est bien au-delà de simples petites réactions à notre comportement. Pour bien comprendre, il faut mesurer l’utilité purement fonctionnelle du camp. C’est donc le repère de la bande, où l’on retrouve la plupart des personnages principaux et c’est souvent là qu’on peut enclencher des missions. C’est aussi-là qu’on peut utiliser de l’argent, pour améliorer, customiser le camp, ce qui passe aussi par le résultat de nos chasses. On peut également profiter de quelques mini-jeux, comme le poker, ou encore bénéficier d’un repas, d’un café, ou d’un approvisionnement en munitions, vivres ou boissons (si tant est qu’on se soucie de financer cet approvisionnement). Tout un tas de choses qui nous invitent surtout à revenir constamment dans cet endroit.
Mais cela va bien plus loin. En fait, une partie importante du scénario nous est raconté de manière totalement facultative, et donc assez déconcertante, dans ce campement. On peut engager la conversation avec quelqu’un, ou simplement ne rien faire et d’autres se chargeront de venir nous parler, dévoilant leur humeur, leurs réactions aux récents évènements, nous en disant un peu plus sur leurs propres soucis, sur l’image qu’ils ont de notre protagoniste, ou encore sur leur propre caractère. On peut aussi y voir tout un tas de scènes de la vie quotidienne où l’on reste purement spectateur, comment les différents personnages interagissent entre eux, ce qui, là encore, nous en dit considérablement sur qui ils sont, en dehors de ce qu’on peut découvrir dans les missions où ils sont impliqués. Et c’est là qu’on peut saisir la spécificité de RDR2 par rapport à un film ou une série.
« Pour un jeu, avec une vue à 360 degrés et une expérience de 24 heures par jour, c’est complètement autre chose. Il est toujours possible de raboter un peu les personnages, mais le pari consistait à ce que la vingtaine de personnages du campement aient toute leur importance en termes de narration et d’émotion. C’est pour cela que nous avons travaillé sur l’intelligence artificielle de chacun d’entre eux, ce qui était encore impossible, à cette échelle, il y a seulement quelques années. Et il me semble que le résultat est très excitant parce que ces moments de la vie communautaire sont lents en comparaison des scènes d’action mais offrent une large palette de possibilités. Vous pouvez lire une lettre, jouer aux cartes, discuter ou simplement traîner un peu, mais cela reste amusant parce que, juste avant, on aura cambriolé une banque ! C’est un sacré pari : rendre amusants des moments qui, dans le jeu vidéo, ont la réputation d’être ennuyeux23. » Dan Houser.
Dire que le résultat est amusant, c’est très exagéré. Mais cela réussit à être intéressant, parce que la qualité de l’écriture est au rendez-vous. On y accorde peu d’importance au début, quand on manque d’attachement aux personnages, mais ce petit théâtre de la vie quotidienne devient progressivement passionnant, et cette manière originale de nous le montrer se révèle très efficace.
Attention : la suite du texte dévoile quelques éléments du chapitre 4.
Western crépusculaire
Revenons un instant à nos frustrations en matière de règles du jeu. Une en particulier, peut-être la principale : le fait qu’à cheval, lorsqu’on bouscule un piéton, même de manière très légère, ça se termine en prime sur la tête et police qui nous tire dessus. Ce cadre absurde où le jeu semble faillir par excès de réalisme. Pourtant, si le résultat est incohérent, la démarche n’est pas non plus farfelue : il s’agit non pas de nous donner une réaction crédible mais de nous imposer un comportement crédible. Certes, dans la vraie vie, bousculer quelqu’un a peu de chance de se terminer en explication sauvage avec les forces de l’ordre. Mais dans la vraie vie, on fait tout de même attention à ne bousculer personne. Or, dans un jeu vidéo, on a tendance à s’en foutre, parce qu’on sait que les conséquences seront dérisoires. Ici, en les rendant hors-norme, le jeu nous force à nous soucier de nos déplacements comme on le ferait dans le monde réel.
Pour autant, ce n’est pas si contraignant que cela. Parce qu’on reste dans un monde globalement sauvage, avec de grands espaces, avec une population relativement limitée. Jusqu’à un certain point. Car quand on arrive dans Saint Denis, tout change. Les rues sont étroites, elles sont pavées, il y a un monde énorme, il y a des trottoirs, des tramways, des calèches dans tous les sens. C’est un choc visuel d’abord, puis palpable ensuite. Le jeu nous fait clairement ressentir cette révolution industrielle qui est déjà là, qui apparaît soudainement et nous écrase avec toute sa puissance. On passe d’un monde sauvage à un monde urbain et moderne, fait de pierres, de briques, d’usines aux cheminées gigantesques d’où s’échappe leur fumée noire. Et là, d’un seul coup, il faut faire attention à tout. Parce que ce n’est pas notre monde, ce n’est plus notre monde. Ce n’est en tout cas pas celui des personnages qu’on incarne, lesquels ne cessent de répéter que les temps changent, qu’ils n’ont plus leur place dans cette évolution, et le jeu s’efforce de nous transmettre la même sensation. Peu importe qu’on soit plutôt du genre à aimer la campagne ou la ville : dans Red Dead Redemption 2, on ne peut que détester la ville.
Très vite, Saint Denis devient synonyme de défi. Ah, pour la prochaine mission, il faut se rendre en plein cœur de la ville ? On redoute d’avance cette épreuve que de devoir la traverser en faisant attention à ne heurter personne, à mille lieues de l’expérience qu’on a lorsqu’on chevauche dans de grands territoires qui semblent presque vierges et où les animaux bondissent de toute part dans des décors somptueux. « Je déteste Saint Denis », nous rappellent sans arrêt les personnages principaux, et Rockstar parvient à nous donner le même ressenti.
« J’aimais ce que représente cette époque, la fin de l’ère victorienne, l’industrialisation dans les villes… C’est une époque de conflits : entre les riches et les pauvres, entre les races, entre la vie sauvage et les premières mégalopoles, entre les hors-la-loi et les forces de l’ordre… Le combat entre le XIXe et le XXe siècle, c’est vraiment de cela qu’il s’agit ici. Ce n’est pas seulement le début de l’ère industrielle, on est en plein dedans. Sauf qu’ici, elle prend forme au milieu de ces régions sauvages. Elle annonce la fin de cette époque. Ces paysages qui sont inscrits dans la mythologie moderne américaine ne seront plus jamais ce qu’ils ont été pendant des siècles24. » Dan Houser.
L’action de Red Dead Redemption 2 se déroule en 1899, soit douze ans avant le jeu précédent. Mais dans le premier RDR, on allait progressivement vers l’ouest, puis vers le sud, au Mexique, comme si le jeu nous encourageait à se rendre là où le monde sauvage du Far West résiste encore avant sa mort annoncée. Dans RDR2, l’histoire démarre alors que la bande a foiré un casse, se retrouve traquée par un riche industriel qui mandate une puissance police à nos trousses et met nos têtes à prix. Le gang est contraint de fuir, et de continuer à fuir alors que ses poursuivants les rattrapent. Petit à petit, on va de plus en plus à l’est, de plus en plus vers cette mutation majeure propre à l’époque.
Le chapitre 4, qui débute par l’arrivée dans Saint Denis, sorte de reproduction libre de La Nouvelle-Orléans, est le point d’orgue de tout cela. On est là, fier bandit redoutable, responsable de tellement de meurtres qu’on ne les compte plus, capable de se mesurer aux plus grands, à soudainement se faire dépouiller sa sacoche par un gamin, à devoir misérablement lui courir après comme un vulgaire blanc-bec qui se fait bolosser par des gosses.
Mais le chef de la bande, Dutch, y croit encore. Il est toujours là, persuadé qu’il peut maîtriser les choses, convaincu qu’il peut mettre au point ses combines pour réussir son tant rêvé « dernier coup », certain qu’il domine toujours la mêlée des hors-la-loi. Sauf qu’il n’est plus rien. L’ère des bandits de grand chemin est déjà arrivée à son terme dans l’est civilisé, et c’est désormais la mafia qui a pris la place vacante, bien plus raffinée, bien plus bourgeoise, bien plus méprisante et bien plus puissante. Des hors-la-loi qui préfèrent corrompre la police plutôt que la fuir.
Attention : la suite du texte dévoile des éléments clés de la fin du jeu.
Bienvenue en enfer
Dans la plupart des jeux de ce genre, on incarne généralement un personnage qui gagne petit à petit en puissance, jusqu’à atteindre, au terme de l’aventure, un niveau parfois surnaturel. Pas ici. Selon Dan Houser, « le parcours d’Arthur ne consiste pas à devenir un superhéros, puisqu’il en est déjà presque un dès le début25 », et son évolution se situe purement sur un plan intellectuel, ou plutôt moral. La fameuse rédemption qui l’attend.
Cette affirmation sur un héros qui dès le début part surpuissant, il l’a répété à de multiples reprises dans ses interviews. Ce qu’il ne dit pas, c’est que non seulement notre protagoniste ne devient pas plus fort à la fin, mais il devient carrément plus faible. Voilà qu’il se met à tomber malade, d’une tuberculose, conséquence ironique d’avoir tabassé à mort quelqu’un de contaminé. Aucun traitement n’est possible, le vaillant gaillard est d’ores et déjà condamné. Et les contraintes de jeux s’accumulent. Ses différentes jauges, de santé ou d’énergie, baissent plus rapidement. Alors il faut manger davantage pour tenir le coup, sauf qu’il est malade, et ne parvient pas à manger trop souvent. Le voilà de plus en plus maigre et fébrile. Il tousse sans arrêt, de plus en plus, et tout le monde se rend bien compte qu’il est sur la fin. Mais il n’est pas le seul dans ce cas : c’est tout le campement qui court à sa perte.
La conclusion du chapitre 4 introduit une longue descente aux enfers pour la bande de Dutch. Les morts s’enchaînent, marquant durablement le joueur qui avait pris le temps de connaître et apprécier ces personnages. Surtout, Dutch sombre dans la folie, obsédé par son plan parfait qui ne cesse de se renouveler après les échecs successifs. Il s’enfonce dans une folie meurtrière, se met à voir des traîtres partout, invoquant la sacro-sainte loyauté que tout le monde lui accordait avec plaisir quand il faisait preuve de sa propre bonté, alors qu’il abandonne désormais ses compagnons sans sourciller. Peu importe qu’on apporte des résultats de nos chasses au campement, l’ambiance devient morose. Il n’est même plus possible de contribuer à la caisse commune et de financer des ravitaillements. À quoi bon ? On est désormais plus qu’en cavale, à chercher une solution qui ne semble plus exister. À chaque pied à terre, on n’assiste plus qu’à des disputes entre les différents membres. Une ligne distincte commence à se tracer, entre ceux qui sont du bon côté, celui du héros, et ceux qui restent fidèles à Dutch, l’accompagnant dans sa folie croissante.
Dès lors, le jeu prend une tournure étrange. Surtout, à ce stade, il commence à être très long. D’un point de vue scénaristique, cette longueur a du sens. Aucune cinématique ne semble superflue, même ce nouvel arc, qui se déroule sur plusieurs missions, concernant la réserve amérindienne, nous emportant dans un conflit qui n’est pas le nôtre mais qui est – c’est surprenant, compte tenu du passif de Rockstar – très bien traité, et qui fait malgré tout écho à la situation de la bande de Dutch : le terrible constat qu’il n’y a aucune bonne solution au problème, aucun espoir véritable.
Mais d’un point de vue ludique, le bilan commence à être catastrophique. Les séquences de gunfight s’enchaînent jusqu’à l’overdose. Les trajets entre chaque mission deviennent à chaque fois un peu plus pénibles. Cela n’est plus qu’un jeu narratif où les carences du gameplay vieillot deviennent flagrantes. Est-ce voulu ou non, c’est difficile à dire, mais ceci, accompagné de l’ambiance pesante du camp, parvient à nous rendre nostalgique du début du jeu, quand tout allait mieux, renforçant à nouveau l’impression de vivre ce que vivent les personnages : une descente aux enfers totale.
Mais l’espoir demeure malgré tout. C’est potentiellement sujet à des modifications selon les quelques choix moraux qui sont proposés tout au long du jeu et qui influent sur la jauge d’honneur, mais Arthur, terrassé par sa maladie sans traitement possible, prend doucement conscience de l’horreur de ses propres actes. Cela passe surtout par les missions facultatives où l’on joue le rôle de l’usurier du camp, allant exiger aux débiteurs qu’ils remboursent leurs dettes, peu importe leurs problèmes. Arthur assiste aux résultats dramatiques de cette entreprise sur la vie de personnes purement innocentes, et doucement, il s’assagit, et se repend. Plus ou moins. « Vous êtes quelqu’un de bien », lui répètent, de plus en plus souvent, des inconnus à qui il vient en aide. Il les contredit sans arrêt, sans vraiment parvenir à être convaincant.
En réalité, Arthur ne cherche pas la rédemption. Sa maladie ne l’incite pas à se racheter pour ses actes, mais à être clairvoyant sur ses agissements passés. Elle l’encourage surtout à l’acceptation, au renoncement envers une issue heureuse à toute cette aventure. Il sait qu’il n’en a plus pour longtemps, il sait sa mort inévitable, sa cause perdue, comme celle de sa bande. Alors il concentre son énergie dans un dernier espoir : celui de sauver ses compagnons, ceux qui le sont encore. Sans surprise, Red Dead Redemption 2 se termine sur la mort d’Arthur. Une mort misérable, loin de tout, même pas fichu de venir à bout de l’antagoniste. Mais voilà que Rockstar nous propose un épilogue particulièrement long qui se déroule quelques années plus tard. Comme pour donner un sens au sacrifice d’Arthur, on y vit alors le résultat le plus concret de ce qu’a accompli le héros au cours de son aventure : celle d’offrir à ses amis une deuxième chance.
À contre-courant
Alors évidemment, il y a aussi le online. Mais ce n’est là qu’un mode secondaire, même pas disponible à la sortie du jeu. Oh, financièrement, il a beaucoup d’importance. Mais c’est une chose intéressante : tous les partis-pris en matière de gameplay semblent aller à son encontre. En toute logique, un Red Dead Redemption Online se veut être un bac à sable, un jeu service, parfaitement dans l’air du temps. Alors même qu’on peut trouver un sens, en termes d’ambiance, de cohérence scénaristique, à la plupart des frustrations du jeu, celles-ci vont à l’encontre d’un objectif de plaisir pur propre à quelque chose qui se voudrait similaire à Grand Theft Auto Online.
On dit de Red Dead Redemption 2 qu’il serait un blockbuster d’auteur. Ça semble effectivement être le cas. Ce qui n’en fait pas automatiquement une qualité. L’objectif évident de Rockstar, c’est de nous raconter quelque chose. Et ça, il le réussit de manière magistrale. Il réussit surtout à nous raconter quelque chose qui a du sens, et ce n’est pas un mince exploit, surtout après la déception que représentait GTA5 à ce niveau. Mais en privilégiant cette voie, il rate beaucoup d’autres choses. Il rate le fait de nous inciter à l’exploration, alors même que cet aspect du jeu à tant à nous offrir. Il rate le fait de marquer les esprits par un gameplay qui chercherait à proposer quelque chose de nouveau. Il réussit à être une révolution narrative sans parvenir à être une révolution ludique.
Red Dead Redemption 2 nous raconte l’histoire de personnages au mode de vie archaïque qui tentent de continuer à vivre face à un monde en mutation. Red Dead Redemption 2 est un jeu au gameplay archaïque qui tente encore de marquer les esprits à l’ère du plaisir immédiat et du jeu-service. Définitivement rempli de défauts, coupable d’un manque criant d’audace en matière de game design, il est aussi cette folie budgétaire d’auteurs têtus qui parviennent enfin à une certaine maturité dans l’écriture et de milliers d’ouvriers qui arrivent à faire briller cela par tous les aspects. Assurément sujet à un manque de consensus, malgré ce que les moyennes de notes de la presse peuvent faire croire, il réussit quoi qu’on en dise à bien les marquer, nos esprits, et, contrairement, à GTA5, dans le bon sens du terme.
Sources
- https://www.resetera.com/threads/the-open-world-philosophy-of-red-dead-redemption-2-new-info.60624/
- http://www.vulture.com/2018/10/the-making-of-rockstar-games-red-dead-redemption-2.html
- https://www.mcvuk.com/development/inside-rockstar-north-part-2-the-studio
- http://www.vulture.com/2018/10/the-making-of-rockstar-games-red-dead-redemption-2.html
- https://www.mcvuk.com/development/inside-rockstar-north-part-1-the-vision
- https://www.mcvuk.com/development/inside-rockstar-north-part-3-the-tech
- Ibid.
- https://www.gq-magazine.co.uk/article/red-dead-redemption-2-interview
- http://www.vulture.com/2018/10/the-making-of-rockstar-games-red-dead-redemption-2.html
- Edge, n°325, Décembre 2018.
- https://www.vg247.com/2018/10/23/red-dead-redemption-2-physics-ai-euphoria-phil-hooker-interview/
- https://next.liberation.fr/culture/2018/10/24/dan-houser-avec-red-dead-redemption-2-nous-essayons-de-ressusciter-un-monde-disparu_1687567
- https://www.vulture.com/2018/10/the-making-of-rockstar-games-red-dead-redemption-2.html
- https://www.nytimes.com/2012/11/10/arts/video-games/q-and-a-rockstars-dan-houser-on-grand-theft-auto-v.html
- https://www.mcvuk.com/development/inside-rockstar-north-part-4-the-art
- Edge, n°325, Décembre 2018.
- http://www.vulture.com/2018/10/the-making-of-rockstar-games-red-dead-redemption-2.html
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- https://www.gq-magazine.co.uk/article/red-dead-redemption-2-interview
- https://www.nytimes.com/2012/11/10/arts/video-games/q-and-a-rockstars-dan-houser-on-grand-theft-auto-v.html
- https://next.liberation.fr/culture/2018/10/24/dan-houser-avec-red-dead-redemption-2-nous-essayons-de-ressusciter-un-monde-disparu_1687567
- Edge, n°325, Décembre 2018.
- https://next.liberation.fr/culture/2018/10/24/dan-houser-avec-red-dead-redemption-2-nous-essayons-de-ressusciter-un-monde-disparu_1687567
- Ibid.
- https://www.gq-magazine.co.uk/article/red-dead-redemption-2-interview