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- Quand la scénarisation s’invite
Cet article est une retranscription du chapitre 8 du livre L’Histoire de Zelda, publié en 2017 aux éditions Pix’n Love.
À la fin du développement d’A Link to the Past, le studio de Miyamoto incarne toujours une pièce maîtresse, et à l’importance grandissante, au sein de l’organisation de Nintendo. Le producteur est sur tous les fronts, s’occupant ici d’un Super Mario Kart, là d’un Star Fox, sans parler des jeux abandonnés, comme les prémices d’un Mario en 3D pour la Super Nintendo ou son expertise accordée à des titres provenant d’autres équipes, comme Mother 2/Earthbound. Takashi Tezuka a quant à lui très vite la responsabilité de se consacrer à une suite de Super Mario World, qui deviendra Yoshi’s Island. Toutefois c’est encore un projet vague qui passe par environ deux ans de travaux préparatoires avant de vraiment débuter à se concrétiser.
Mais n’oublions pas la Game Boy. Lancée en 1989, elle est longtemps ignorée par Nintendo EAD : c’est la division de Gunpei Yokoi, R&D1, qui réalise Super Mario Land sans Miyamoto. Le père de Mario s’est tout de même frotté aux jeux nomades en produisant Mole Mania, mais ce dernier est issu de l’entreprise indépendante Pax Softnica et non de ses équipes. EAD se concentre principalement sur la Super Nintendo, et la R&D1 alimente la Game Boy. Le partage des tâches est si net que les programmeurs d’EAD et SRD, pourtant membres du plus gros studio de Nintendo, ne disposent que d’un seul kit de développement pour la Game Boy. Mais tout change, presque par hasard, avec Link’s Awakening.
Le club de loisirs
Après avoir enchaîné Super Mario Bros. 3, Super Mario World et surtout la difficile épreuve d’A Link to the Past, le réalisateur Takashi Tezuka souhaite mener un projet plus apaisé. Il profite du talent du programmeur Kazuaki Morita, qui expérimente avec le kit. « Nous n’avions pas vraiment prévu de faire un Zelda pour la Game Boy, mais nous nous sommes dit que nous allions faire un essai pour voir comment cela fonctionnerait1 », explique Tezuka.
L’idée n’est pas bête. Si l’équipe a eu du mal à concevoir un épisode exploitant le potentiel de la Super Nintendo, la Game Boy est, elle, bien moins perfectionnée et demande des ressources plus réduites – une bonne piste pour subir une pression moins importante. « Au début, il n’y avait donc aucun projet officiel, ajoute Tezuka. Nous travaillions normalement pendant les heures de bureau habituelles, et ensuite nous travaillions sur le jeu, comme s’il s’agissait d’une activité de loisir2. » Les fondements de Link’s Awakening sont élaborées en secret, sans recevoir un aval de la direction. C’est certainement la raison pour laquelle Shigeru Miyamoto, qui endosse son rôle de producteur quand le jeu se matérialise, y contribue peu. « Je pense qu’il était occupé à autre chose et nous prêtait pas beaucoup d’attention3 », souligne Tezuka. « Je suis producteur étant donné que je l’étais pour la version Super Nintendo qui a servi de base à ce jeu, mais je n’ai pas écrit une seule chose pour ce titre. J’étais en mesure de profiter du fait d’être un testeur. Je suis chanceux4 ! », confie Miyamoto, qui explique tout de même que son opinion a eu beaucoup de poids à la fin du développement.
« Et puis, en travaillant sur le jeu, nous nous sommes rendu compte que malgré l’absence de couleur il commençait à avoir fière allure, continue Tezuka. C’était la première fois que nous faisions un jeu pour la Game Boy, et c’était plutôt amusant5. » Encouragé par ces premiers résultats, le réalisateur demande la validation du projet, et obtient un second kit de développement. Celui-ci est issu a priori de la division R&D1 et en particulier de la bande de Yoshio Sakamoto, géniteur de la série Metroid, qui vient de signer un atypique jeu d’aventure vu de dessus, Kaeru no tame ni Kane wa Naru. EAD hérite ainsi d’un moteur parfaitement adapté à Zelda. « Mais à l’époque, nous avions toujours dans l’idée de simplement transposer A Link to the Past sur Game Boy6 », précise Tezuka.
Celui-ci récupère logiquement le staff d’A Link to the Past, mais avec des différences notables. D’abord, la programmation : celle-ci passe de onze personnes à seulement deux. Tout repose sur Kazuaki Morita, dont c’est déjà le troisième Zelda, et un novice, Takamitsu Kuzuhara, précédemment débugueur sur A Link to the Past. Côté musique, pour la deuxième fois en quatre Zelda, Koji Kondo n’est plus là, juste listé dans les remerciements, ce qui indique un rôle limité à quelques conseils. Il laisse sa place à Kazumi Totaka, un compositeur issu du département R&D1 qui a notamment œuvré sur Super Mario Land 2 et Mario Paint, mais aussi Kaeru no tame ni Kane wa Naru. Pour l’anecdote, Kazumi Totaka, alias Totakeke, a inspiré le personnage homonyme (renommé Kéké Laglisse en France) dans Animal Crossing, dont il s’occupe des musiques. Pour Link’s Awakening, son unique Zelda, il se charge des effets et de la programmation sonore, tandis que la composition est assurée par Minako Hamano et Kozuo Ishikawa, deux jeunes débutantes (seule la première fait ensuite carrière dans l’entreprise). À la conception visuelle, Masanao Arimoto (les décors d’A Link to the Past) revient, mais ses trois collègues disparaissent au profit de Shigefumi Hino, principal graphiste sur Super Mario World et père de Yoshi. Créativement, Yasuhisa Yamamura demeure responsable des donjons et Kensuke Tanabe, de l’écriture (accompagné d’un petit nouveau, Yoshiaki Koizumi, dont nous reparlerons), mais Yoichi Yamada part sur Star Fox.
La parodie officielle de Zelda
« Je me rappelle que la création de Link’s Awakening s’est faite dans un état d’esprit vraiment spécial, déclare Takashi Tezuka. Nous avons débuté dans la liberté qui caractérise une activité de loisir, nous nous sommes donc un peu lâchés en ce qui concerne le contenu. En y regardant de plus près, ça se remarque. Des personnages semblables à Mario et Luigi apparaissent, ainsi que des Yoshi7. » Serait-ce là l’influence de Shigefumi Hino, le graphiste de Super Mario World ? On peut effectivement voir dans les traits de Tarkin, l’un des principaux personnages secondaires, une forte ressemblance avec Mario, d’autant que l’aventure révèle qu’en mangeant un champignon il se métamorphose en raton laveur, transformation-phare de Super Mario Bros. 3. Quant à Yoshi, il apparaît sous la forme d’un jouet.
Mais cela va encore plus loin : on peut par exemple croiser Wart, le boss final de Super Mario USA, et Mr. Wright, issu de la version Super Nintendo de SimCity et lui-même conçu en référence à Will Wright, l’inventeur de SimCity. Dans Link’s Awakening, il entretient une relation à distance avec une… chèvre, qui se fait passer pour quelqu’un d’autre : elle lui envoie une photo de la Princess Peach de Super Mario. Kirby apparaît aussi parmi les ennemis ! « Il me semble que nous avions demandé l’autorisation [à HAL], mais bon8… », dit simplement Tezuka à ce sujet. Quant au Chomp, ce chien approximatif aperçu dans Super Mario (et vaguement dans A Link to the Past), il se nomme ici « Toutou » et nous pouvons le garder en laisse pendant un bref instant, l’occasion de constater sa puissance redoutable : il avale d’un seul coup les créatures à proximité. S’y ajoutent des ennemis similaires au design des Maskass ou des Bob-omb de Mario, et des passages souterrains en vue de côté généralement semblables à un jeu de plate-forme, où la plume permet de sauter et où l’on croise des Goomba, des Thwomp et des plantes Piranha. « Comme c’était pour la Game Boy, on s’est dit : “Oh, ça ira bien9” », s’amuse Tezuka.
« Nous avancions à un bon rythme, avec une certaine légèreté, complète-t-il. Cela explique peut-être que nous ayons pris autant de plaisir à le faire. C’était comme si nous faisions une parodie de Zelda10. » C’est que cet aspect est loin de se limiter aux références à d’autres jeux. Tout l’univers est fait d’anachronismes et d’étrangetés, comme les « cabines téléphoniques » de « Pépé le Ramollo » qui prodiguent des conseils lorsque nous sommes bloqués, ou ce village des animaux où un ours cultive le miel. Des absurdités parfaitement assumées, comme en témoigne l’un des dialogues : « Pourquoi les animaux parlent ? Je ne sais pas ! Je ne suis qu’un lapin moi ! »
Link’s Awakening s’autorise donc à mettre de côté le registre épique au profit d’un humour décomplexé. L’exemple le plus mémorable est le vendeur de la boutique du Village des Mouettes. Seul endroit où obtenir des items comme la pelle, les bombes ou l’arc – au tarif prohibitif de 980 rubis -, il a une caractéristique unique dans la série : la possibilité de voler les articles. Pour acheter un objet, le joueur doit le chercher et le présenter au commerçant derrière sa caisse. S’il tente de s’en aller sans s’acquitter de la somme réclamée, le vendeur l’en empêche en lui demandant de la régler. Mais en étant habile, il est possible de se placer dans son dos pour attirer son regard, puis de manœuvrer efficacement pour filer avant qu’il ne se retourne et se rende compte du méfait.
En procédant ainsi, le joueur repart avec l’article gratuitement, et aussitôt le soft s’adresse à lui : « Tu as pu sortir sans payer ? Tu n’as pas honte, voyou ?! » Mais surtout, s’il rentre à nouveau dans la boutique, tout change. Désormais, le vendeur lui fait face, en colère : « Je t’avais bien dit de me payer. Tu vas le regretter… » Il assène alors un surréaliste rayon laser qui, peu importe l’état de la jauge de vie, tue Link instantanément. Ce qui n’est pas bien grave, puisque nous réapparaissons au même endroit, toujours avec l’objet en poche. Mais le nom rentré en début de partie est oublié : tous les personnages nous appellent « VOYOU ! »
Les dialogues sont au diapason. Le registre familier abonde, de même que les personnages à forts accents. Le magazine Consoles + y voit un défaut : « Un langage plus châtié n’aurait pas fait de mal aux p’tites têtes blondes qui vont se ruer à l’assaut de cette cartouche11. » « Point positif, les textes sont intégralement en français. C’est super, s’exclame l’un des testeurs. Dommage, pourtant, que ceux-ci soient souvent à la limite de la vulgarité (“Bidule, franch’ment…”). Sans cela, le jeu aurait obtenu un bon 98 %12. »
Introduits dans A Link to the Past, les Blob Buzz, qui électrocutent le joueur lorsqu’il tente de les abattre à l’épée, ont la particularité, une fois recouverts de poudre magique, de se transformer en Cukeman, un adversaire similaire quoique ridicule et doué de la parole. Dans A Link to the Past, cela se résume à un conseil : « Tra la la, la la, cherche Sahasrahla », lequel est modifié une fois le sage en question rencontré : « Oh, tu as trouvé Sahasrahla ! Bien joué, Tra la la la la ! » Mais dans Link’s Awakening, ces créatures tiennent des propos totalement incohérents, qui varient selon les langues. « Ça peut afficher des millions de polygones ! », clament-elles par exemple dans la version anglaise. « Yo, t’es québlo ! », disent-elles parfois en français, ou encore « Gros bisous de Kyoto ! », signé d’un « VERO » accompagné d’un petit cœur, clin d’œil évident de la traductrice, feu Véronique Chantel. Mais le plus étonnant vient assurément de la version allemande. « Jamais sans un préservatif ! », « Donne-moi ton jus, je te donnerai le mien… », ou même « STOP THE WAR! GIVE PEACE A CHANCE!! » (en anglais dans le texte). Des phrases modifiées pour le remake sur Game Boy Color.
« Le meilleur jeu de la Game Boy »
Ce qui est intéressant avec Link’s Awakening, c’est que s’il innove par son fond, il est en apparence très conservateur. La direction artistique est très proche d’A Link to the Past, les contraintes de la Game Boy en plus. La configuration des touches est calquée sur celle du premier épisode, à quelques nuances près. Et on retrouve la plupart des objets de l’opus précédent, avec un inventaire plus restreint.
En somme, Link’s Awakening reprend la formule d’A Link to the Past en étant bride par son support, ce qui en fait sur le papier un jeu plus limité. Mais la presse ne lui en tient pas rigueur. Au contraire, une pluie d’éloges se verse sur Nintendo qui parvient à réaliser un tel jeu sur une machine aussi dépassée. « En dépit de tout l’enthousiasme qui entoure les débuts de Link sur Game Boy, je suis resté sceptique, confie l’un des testeurs du magazine officiel de Nintendo en Australie. Ce qui est visuellement superbe sur une machine 16 ou encore 8 bits n’aura pas forcément le même succès dans un environnement si petit et basique. Franchement, je suis stupéfait par le résultat13. » « Incroyable ! Cette version Game Boy de Zelda est presque aussi bonne que la version Super NES14 », s’exclame EGM. « C’est sans conteste le meilleur jeu d’aventure sur GB, peut-on lire dans Consoles +. Rien, je dis bien rien n’a été oublié, tout y est, c’est génial, dément, extraordinaire, magnifique, je suis heureux. Moi qui n’ai pas de Game Boy, je vais de ce pas m’en acheter une15 ! »
Cette dernière affirmation est importante. La console portable de Nintendo est déjà, à cet instant, une réussite mondiale qui bat la concurrence. Le phénomène Tetris, une taille relativement compacte, une forte autonomie et un prix compétitif permettent à la machine d’écraser la Game Gear de Sega, pourtant nettement plus puissante et à l’écran couleur. Malgré cette victoire, un certain dédain persiste chez les passionnés – et par extension dans la presse spécialisée – face à ce support obsolète et monochrome. « Je n’ai pas peur de donner un 9 à cette cartouche GB qui le mérite, déclare l’un des testeurs d’EGM. Zelda est un chef-d’œuvre et de loin le plus passionnant et amusant jeu à pratiquer en déplacement16. » Un 9/10 pour un jeu Game Boy ? Voilà qui n’est pas très raisonnable, semble penser ce rédacteur, le seul des quatre d’EGM à accorder une note supérieure à 8. Comme si les softs Game Boy étaient par définition inférieurs à ceux sur console de salon. Link’s Awakening contre cette mauvaise image. « L’arrivée de jeux beaucoup plus complexes comme Zelda sur Game Boy a permis de lui donner sa stature de vraie console17 », affirme Eve-Lise Blanc-Deleuze, à l’époque responsable du marketing et de la communication de Nintendo France. « Si vous êtes du genre râleur, avance Consoles +, à demander pourquoi nos amis japonais n’ont pas créé plutôt une nouvelle version de Zelda pour la Super Nintendo, si vous trouvez que l’écran de la Game Boy est indéchiffrable… tournez la page ! Mais sachez que vous allez manquer quelque chose ! Après tout, il existe des loupes pour cette console, et surtout, ce jeu est LE meilleur sur Game Boy18. »
Au Japon, Link’s Awakening dépasse à peine les 500 000 ventes, bien loin de ses prédécesseurs. « Le jeu vidéo à l’époque n’était pas en crise et aucune forme de loisir rivale n’était là pour lui contester le temps ou le porte-monnaie des gens, resitue Christophe Kagotani, alors correspondant au Japon pour la presse française. Aussi, on préférait tirer pleinement profit de certains titres dans le confort de son salon et de sa grande télévision couleur. Zelda était de ceux-là, et Link’s Awakening était parfois vu comme une version diminuée du jeu sur Super Famicom19. »
Au niveau mondial, il se contente de 3,8 millions d’exemplaires écoulés, le premier épisode à ne pas atteindre les 4 millions. Mais lorsqu’on retire le Japon de l’équation, ce premier Zelda portable se hisse presque au même niveau qu’A Link to the Past, une performance remarquable pour un jeu d’aventure, genre généralement plus populaire sur un support de salon.
Sans déchaîner les foules, Link’s Awakening a durablement marqué les esprits. On le constate quelques années plus tard, quand sort un remake sur Game Boy Color. « Le meilleur jeu de la Game Boy revient en couleur, et on n’a pas le droit de le manquer20 », ordonne Consoles +, en pleine folie post-Ocarina of Time. Chez le magazine américain EGM, l’évolution est flagrante : deux rédacteurs (au lieu d’un) décernent des 9/10, complétés par deux 9,5/10. « Cela fait cinq ans, et Link’s Awakening continue de régner en maître en tant que meilleur jeu Game Boy disponible21 », affirme l’un des testeurs. « Quand on y pense, c’est l’équivalent en jeu vidéo portable de Star Wars Special Editions, remarque un autre. Un classique, qui n’a toujours pas d’équivalent, mis à jour afin d’exploiter une technologie plus moderne22. »
À l’opposé de l’open world
Plus intimiste, moins ambitieux, Link’s Awakening soigne néanmoins sa structure. Forte de l’expérience de l’opus précédent, l’équipe améliore le level design. Les huit donjons offrent une nette évolution tout en s’inscrivant dans la continuité d’A Link to the Past. La boussole, qui balise encore davantage le cheminement en indiquant sur la carte l’intégralité des coffres, provoque un son lorsque nous entrons dans une pièce cachant l’un d’entre eux. « C’est ça le progrès », déclare avec dérision la narration à l’obtention de cet outil.
Mais ce changement s’exprime aussi via la construction des donjons. Par exemple, la grande clé d’A Link to the Past – qui permet d’accéder au coffre contenant l’objet et de pénétrer dans la deuxième partie du palais –, principal moyen pour les développeurs d’encourager les allers-retours, n’est plus présente. Elle est remplacée par la clé du boss, qui sert juste à ouvrir la porte menant à son repaire, en toute fin du niveau. Le level design compense habilement cette « simplification » en exploitant pleinement l’objet découvert dans le donjon pour le redécouvrir. À l’exception du septième, tous s’appuient sur ce principe.
Certes, ce mécanisme existe déjà dans les épisodes précédents, mais à une fréquence très réduite. Dans le Bourbier de la Souffrance d’A Link to the Past, la Canne de Somaria matérialise des blocs, mais le joueur n’est amené à s’en servir qu’une seule fois, en fin de parcours, pour activer un interrupteur qui ouvre une porte. Mais dans Link’s Awakening, à chaque nouvel équipement, nous découvrons enfin l’ampleur d’un donjon. Aussi les lieux ne se résument plus tant à une ambiance ou un décor qu’à un objet, et lors des affrontements avec les boss, plus que dans les épisodes précédents, tout repose sur l’ustensile récemment acquis.
« La plupart des donjons dans Zelda consistent en une série de clés et de serrures, analyse le vidéaste Mark Brown. Votre progression est interrompue par une porte verrouillée, et vous devez donc trouver une clé. Parfois, la serrure est en réalité incarnée par une barrière, comme un mur fissuré, et la clé est en fait un objet, comme une bombe. Ce qui est intéressant, c’est que ces objets et les grosses clés ne fonctionnent pas comme les petites clés normales. Celles-ci s’appliquent à beaucoup de serrures, mais elles ne peuvent être utilisées qu’une fois. Puis il y a les grandes clés, uniques, qui ouvrent un verrou spécifique. Et enfin les objets, qui constituent une clé pour plein de différents verrous et peuvent être utilisés indéfiniment. Cela autorise une sélection plus variée de clés et de serrures. Par exemple, une fois que vous obtenez l’objet du donjon, vous pouvez revenir sur vos pas et surmonter tous les obstacles que vous avez précédemment rencontrés, dans l’ordre de votre choix23. »
Ce concept s’étend au-delà des donjons et nous accompagne tout au long de l’aventure. Au début, le joueur est limité à la zone du village et de la plage. Au nord, il y a la forêt, obstruée par un buisson qu’il n’est pas possible de couper sans épée. À l’est, des rochers. Il faut donc d’abord trouver l’épée sur la plage, non loin du premier donjon dont l’ouverture demande une clé spécifique. Il convient d’explorer la forêt pour la découvrir. Dans ce premier niveau, on récupère la plume, qui autorise le franchissement des trous qui bloquaient certains passages au nord, ce qui nous mène au deuxième donjon où s’obtient le bracelet, moyen de progresser davantage à l’est. Et ainsi de suite.
Ressurgit ainsi l’éternel débat entre ceux qui préfèrent la liberté intégrale du premier Zelda, et ceux qui apprécient cette orientation plus dirigiste entamée dans A Link to the Past et ici poussée jusqu’au bout. La comparaison avec ce dernier est flagrante lorsqu’on se fonde uniquement sur le premier monde. Si le joueur démarre en ayant seulement accès à 9 % de la carte, contre 14 % pour Link’s Awakening, après l’introduction – le château d’Hyrule –, il peut immédiatement découvrir presque 80 % de la carte avant même le premier donjon, contre seulement 23 % dans Link’s Awakening. Évidemment, les statistiques changent quand on ajoute le Dark World dans l’équation. Seuls 40 % de l’environnement sont visibles à ce stade dans A Link to the Past. Les dimensions parallèles d’A Link to the Past rendent l’analyse délicate, car la logique du deuxième monde s’approche de celle du premier : une courte phase d’aperçu très limité, puis une large exploration. Ainsi, nous avons initialement accès à 37 % du Dark World, puis à 84 % dès le marteau obtenu dans son premier palais (le quatrième du jeu).
Link’s Awakening maîtrise mieux cette formule, qui n’est pas si contraignante. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que si le périmètre visible est d’abord très restreint, il progresse assez rapidement. Le bracelet, qui permet de découvrir plus de 60 % de la carte, n’est que l’objet du deuxième donjon. Les bottes, qui font grimper le ratio à plus de 80 %, sont dans le troisième niveau.
Et les palmes, qui le portent à 95 %, se situent dans le quatrième : à la moitié de l’aventure, le joueur peut désormais voyager dans presque toute l’île. Par ce procédé, Nintendo bâtit son décor comme un donjon et force à se souvenir des endroits où il est à présent possible de franchir les obstacles. « L’implication que cette quête inspire est pratiquement inéluctable, écrit à l’époque un des rédacteurs du Nintendo Magazine System. Questionner presque n’importe qui et n’importe quoi peut sonner comme une perspective rébarbative, mais le sentiment d’aventure surpasse tout, et ce qui, dans d’autres circonstances, aurait pu être frustrant, devient un aspect majeur du défi. Bien entendu, tout ce travail délicat ne s’achève pas sans récompense et chaque section complétée de la quête de Link se conclut par une grande satisfaction, nous incitant à explorer encore et encore24. »
Une quête symbolise ce parti-pris : celle du troc, imaginée par Kensuke Tanabe et fondée sur le Warashibe Chôja, un conte populaire japonais racontant l’histoire d’un pauvre paysan devenu millionnaire en commençant par échanger un brin de paille contre un autre objet, et ainsi de suite. Sur le même principe, Link gagne à un jeu d’adresse un jouet Yoshi qu’il donne à une jeune mère, qui lui offre un ruban qu’un petit chien troque contre de la pâtée, laquelle est achetée par un crocodile avec des bananes… jusqu’à obtenir à l’arrivée la loupe, cruciale. Cette mission, que nous ne pouvons résoudre que petit à petit, se mêle parfois à la progression générale : lorsque le singe récupère les bananes, il appelle ses congénères pour construire un pont indispensable à la suite de l’aventure.
Un épisode-clé
Le déroulement encore plus dirigiste, la prééminence des objets dans les donjons et le monde extérieur, la boussole qui signale les coffres, la grande clé qui n’ouvre plus que la porte du boss, la quête du troc ou même la pêche : sur bien des points devenus récurrents dans la série, Link’s Awakening est précurseur.
C’est aussi le premier Zelda où… Zelda n’apparaît pas, de même qu’Hyrule, Ganon ou la Triforce. Link’s Awakening est autant une anomalie qu’un guide pour les épisodes suivants. « Lorsque le jeu a été terminé, nous nous sommes tous dit combien nous nous étions amusés25 », raconte Takashi Tezuka. C’est certainement le secret de la réussite de cette œuvre, pensée comme un moyen de souffler après A Link to the Past et réalisée par une équipe réduite dans une ambiance d’insouciance et de liberté. S’y mélangent « notre désir de faire quelque chose de génial pour la Game Boy et un peu de la folie que nous nous sentions en mesure d’inclure dans un jeu annexe26 », ajoute Tezuka.
« Ceux qui travaillaient sur Ocarina of Time avaient tous joué à Link’s Awakening, ils savaient donc plus ou moins jusqu’où ils pouvaient aller avec la série27 », juge Eiji Aonuma. Le futur grand patron de Zelda a profité de cet épisode en tant que simple spectateur, mais il insiste sur son importance : « Je suis persuadé que cela a été décisif pour la série. Si nous étions passés directement d’A Link to the Past à Ocarina of Time sans Link’s Awakening entre les deux, Ocarina aurait été différent28. » Tezuka confirme : « Après ce jeu, dans Ocarina of Time et Majora’s Mask, toutes sortes de personnages à l’air suspect sont apparus. Je n’ai jamais dit qu’il fallait qu’il en soit ainsi, mais l’idée me séduisait beaucoup29. » Des personnages à l’air suspect ? Voilà un aspect qui mérite toute notre attention.
L’Histoire de Zelda – 1986-2000 : naissance et apogée d’une légende est disponible sur le site de Pix’n Love, chez des sites marchands comme Amazon et la Fnac, ou encore chez certains libraires.
Sources
- Satoru IWATA, « 1. Une activité de loisir », Iwata demande – The Legend of Zelda sur console portable : une longue histoire, Nintendo.fr, 19 novembre 2009, https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-Spirit-Tracks/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-sur-console-portable-une-longue-histoire/1-Une-activite-de-loisir/1-Une-activite-de-loisir-233712.html
- Ibid.
- Satoru IWATA, « 2. Kirby et Chomp dans Zelda » Iwata demande – The Legend of Zelda sur console portable : une longue histoire, Nintendo.fr, 19 novembre 2009, https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-Spirit-Tracks/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-sur-console-portable-une-longue-histoire/2-Kirby-et-Chomp-dans-Zelda/2-Kirby-et-Chomp-dans-Zelda-233781.html
- S.A., « Staff Questionnaire », Guide officiel de The Legend of Zelda – Link’s Awakening DX, Shogakukan, 1998. Traduit du japonais à l’anglais par GlitterBerri.com le 1er mars 2011. http://www.glitterberri.com/links-awakening/staff-questionnaire/
- Satoru IWATA, « 1. Une activité de loisir », Iwata demande – The Legend of Zelda sur console portable : une longue histoire, Nintendo.fr, 19 novembre 2009, https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-Spirit-Tracks/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-sur-console-portable-une-longue-histoire/1-Une-activite-de-loisir/1-Une-activite-de-loisir-233712.html
- Ibid.
- Satoru IWATA, « 2. Kirby et Chomp dans Zelda » Iwata demande – The Legend of Zelda sur console portable : une longue histoire, Nintendo.fr, 19 novembre 2009, https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-Spirit-Tracks/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-sur-console-portable-une-longue-histoire/2-Kirby-et-Chomp-dans-Zelda/2-Kirby-et-Chomp-dans-Zelda-233781.html
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- S.A., « Top / Flop », Consoles +, n°25, novembre 1993, p. 10.
- S.A. (Sam), « Game Boy Review The Legend of Zelda Link’s Awakening », Consoles +, n°25, novembre 1993, p. 164.
- S.A. (Paul), « Review Zelda – Link’s Awakening », Nintendo Magazine System, n°10, avril 1994, p. 19.
- S.A., « Zelda: Link’s Awakening », Electronic Gaming Monthly, n°49, août 1993, p. 36.
- S.A. (Switch), « The Legend of Zelda – Link’s Awakening », Consoles +, n°25, novembre 1993, p. 165.
- S.A., « Zelda: Link’s Awakening », Electronic Gaming Monthly, n°49, août 1993, p. 36.
- Entretien téléphonique avec Eve-Lise BLANC-DELEUZE du 9 janvier 2016.
- S.A., « The Legend of Zelda – Link’s Awakening », Consoles +, n°25, novembre 1993, p. 164.
- Entretien par courriel le 11 avril 2017.
- S.A., « Zelda DX », Consoles +, n°85, février 1999, p. 78.
- S.A. (John R), « Link’s Awakening DX », Electronic Gaming Monthly, n°116, mars 1999, p. 116.
- S.A. (John D), « Link’s Awakening DX », Electronic Gaming Monthly, n°116, mars 1999, p. 116.
- Entretien par courriel le 9 février 2017.
- S.A. (Steve), « Review Zelda – Link’s Awakening », Nintendo Magazine System, n°10, avril 1994, p. 17.
- Satoru IWATA, « 2. Kirby et Chomp dans Zelda » Iwata demande – The Legend of Zelda sur console portable : une longue histoire, Nintendo.fr, 19 novembre 2009, https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-Spirit-Tracks/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-sur-console-portable-une-longue-histoire/2-Kirby-et-Chomp-dans-Zelda/2-Kirby-et-Chomp-dans-Zelda-233781.html
- S.A., « Staff Questionnaire », Guide officiel de The Legend of Zelda – Link’s Awakening DX, Shogakukan, 1998. Traduit du japonais à l’anglais par GlitterBerri.com le 1er mars 2011. http://www.glitterberri.com/links-awakening/staff-questionnaire/
- Satoru IWATA, « 3. Tous les personnages sont suspects », Iwata demande – The Legend of Zelda sur console portable : une longue histoire, Nintendo.fr, 19 novembre 2009, https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-Spirit-Tracks/Iwata-demande-The-Legend-of-Zelda-sur-console-portable-une-longue-histoire/3-Tous-les-personnages-sont-suspects/3-Tous-les-personnages-sont-suspects-233845.html
- Ibid.
- Ibid.