Hier, j’ai ressorti des archives un tweet que j’avais publié juste avant l’E3 2016, en réaction à un engouement autour de la probabilité qu’Elder Scrolls VI serait annoncé à ce l’E3. J’y mettais en évidence les écarts entre les sorties des précédents titres de Bethesda Game Studios, allant de 2,5 à 4 ans, sous-entendant ainsi l’improbabilité de voir un nouvel Elder Scrolls seulement un an après Fallout 4.
Si j’ai ressorti ça cinq ans plus tard, c’est en réaction aux récentes confidences1 du journaliste américain Jason Schreier, affirmant que, selon ses informations, l’essentiel de l’équipe de Bethesda Game Studios a été occupé par Fallout 76, et donc que le développement du projet suivant, Starfield, n’a bénéficié du gros des effectifs que depuis 2019, et est ainsi loin d’être terminé. Schreier détaille ensuite2 en expliquant que selon lui, Starfield n’arrivera pas avant fin 2022. Les gens de chez Bethesda devraient normalement clarifier les choses lors de l’E3.
Évidemment, tout cela permet de considérer que, définitivement, Elder Scrolls VI, ce n’est pas pour tout de suite. Si je voulais actualiser mon tweet de 2016, en considérant que Starfield est bien prévu pour fin 2022 (et qu’il ne sera pas repoussé), ça donnerait ça :
- Oblivion -> Fallout 3 = 2,5 ans
- Fallout 3 -> Skyrim = 3 ans
- Skyrim -> Fallout 4 = 4 ans
- Fallout 4 -> Fallout 76 = 3 ans
- Fallout 76 -> Starfield (2022) = 4 ans
- Starfield -> Elder Scrolls VI = ???
En supposant un écart de 4 ans entre Starfield et Elder Scrolls VI, ce qui est sans doute optimiste, ça nous amènerait à 2026. Soit quinze ans après Skyrim, lequel fut pourtant un succès colossal, assurant d’emblée que son successeur fera un carton.
Les contraintes de production
Il faut comprendre la réalité actuelle de l’industrie des triples-A. Lorsqu’on parle de coûts de développements qui augmentent sans cesse, on ne parle pas que du budget pur, mais aussi de développements de plus en plus longs. Alors évidemment, en théorie, les studios peuvent mener plusieurs développements simultanément. D’ailleurs, Elder Scrolls VI a déjà été officiellement annoncé, le travail a techniquement déjà commencé. Mais il y a une différence importante entre la pré-production et le moment où les effectifs sont décuplés pour vraiment façonner le jeu.
Je n’ai aucune information interne au studio. Je ne connais ni la situation de Starfield, ni celle d’Elder Scrolls VI. Il est techniquement possible que plusieurs équipes puissent pleinement œuvrer chacune de leur côté sur un projet de grande envergure. Le fait est qu’il faut comprendre à quel point ce n’est pas facile à concrétiser.
Il y a peu, CD Projekt a communiqué sur sa volonté, pour l’avenir, de développer plusieurs triples-A simultanément. Sauf que ça fait longtemps qu’ils essaient de faire ça. Ils annonçaient la même chose en 2012, quand ils croyaient encore pouvoir faire Cyberpunk et Witcher 3 simultanément.
CD Projekt est passé de moins de 300 employés en 2012 à plus de 1 000 en 2020. Et malgré ça, ils en sont toujours au même point qu’il y a neuf ans, à espérer pouvoir enfin gérer le développement de plusieurs triples-A en même temps, sans pour l’heure y parvenir.
L’exemple Rockstar
Ça fait longtemps que l’on constate la longévité commerciale insolente de Grand Theft Auto 5. Plus de sept ans après sa sortie, le jeu parvient encore à se hisser dans les tops des ventes. Et de plus en plus souvent, cela a tendance à provoquer des commentaires tels que : « Ah bah du coup, avec de telles ventes, on risque d’attendre longtemps avant GTA6. »
Ça ne marche pas comme ça. L’éditeur ne va pas, en un claquement de doigt, sortir le nouveau jeu quand le précédent ne se vend plus. Si GTA6 prend autant de temps, ce n’est pas parce que les développeurs se tournent les pouces en attendant que GTA5 arrête de se vendre, c’est au contraire parce que, de toute évidence, GTA6 est un projet monstrueux.
En l’occurrence, Rockstar, face à la situation, ils ont fait l’inverse de l’idée consistant à multiplier les équipes. Depuis le milieu de la génération PS3/360, ils ont réunis tous leurs studios pour œuvrer ensemble. Fut un temps où Rockstar North faisait les GTA, San Diego faisait les Midnight Club ou RDR, Leeds faisait les GTA portables, Toronto faisait The Warriors, Vancouver faisait Bully, etc. Désormais, ils bossent tous sur le même projet. Parce qu’il y a besoin de dix fois, vingt fois plus de monde qu’à l’époque de la PS2 pour un seul jeu.
Le développement de Red Dead Redemption 2, techniquement, a commencé juste après celui de RDR1. Mais le vrai développement n’a réellement commencé que quand celui de GTA5 fut achevé et que tout le monde a pu se consacrer à RDR2. C’est probablement pareil pour GTA6, sans doute en gestation depuis un bon moment, mais dont la production à grande échelle n’a sûrement débuté qu’après RDR2.
Il y avait cette citation, que j’avais sorti à l’époque de la critique de RDR2, et qui témoigne toujours de cette évolution : des propos tenus par Leslie Benzies, alors producteur sur GTA5, en 2013. « C’est la façon dont nous travaillons désormais : tout le monde est sur GTA, ou Red Dead, et ainsi de suite, puis nous passons à autre chose. Maintenant qu’il faut 1000 personnes pour faire un jeu, c’est une nécessité. […] Et c’est à cause de l’ampleur de la chose, nous modélisons les détails avec une telle minutie. Il fut un temps où les voitures avaient quatre parties amovibles. Désormais il y en a quinze, rien que pour un toit ouvrant d’une voiture. Il y a dix, vingt fois plus de détails que pour GTA4, donc cela nécessite dix, vingt fois plus de monde. Nous avons la chance d’avoir davantage de puissance sur ces machines, donc nous devons sans cesse aller plus loin3. »
On peut, là aussi, faire la chronologie :
- GTA3 -> Vice City : 1 an
- Vice City -> San Andreas : 2 ans
- San Andreas -> GTA4 : 3,5 ans
- GTA4 -> GTA5 : 5,5 ans
- GTA5 -> RDR2 : 5 ans
- RDR2 -> maintenant : 2,5 ans
Clairement, pour GTA6, il va falloir encore être patient.
La patience s’impose
Il faut aussi comprendre que ce n’est pas juste une question de puissance, de progrès technologiques du hardware. D’ailleurs, Benzies comparait là GTA4, un jeu PS3/360, à GTA5, aussi un jeu PS3/360. Le truc, c’est qu’il y a aussi les attentes du public. Pour chaque gros triple-A qui fait péter le « 90 Metacritic », c’est un standard qui est rehaussé. Les exigences montent d’un cran. À chaque fois. Pour que le prochain gros projet fasse autant sensation, il ne pourra pas se contenter de faire aussi bien : il faudra faire mieux. Plus beau, plus grand, plus évolué, plus tout.
C’est aussi ce qui provoque l’abandon de certaines licences. Par exemple, Splinter Cell. Beaucoup de personnes s’énervent en disant qu’Ubisoft pourrait en faire un nouveau, parce que ça se vendrait. Ce qui est vrai. Sauf que ça ne se résume pas qu’à ça.
Pour faire un nouveau Splinter Cell, qui jeu qui répondrait au standard actuel des triples-A, il faut affecter des centaines, des milliers de personnes, sur un projet qui les occupera pendant plusieurs années. C’est autant de temps et de ressources qui ne seront pas consacrées à une autre série ou à un projet original. Ce n’est pas simple, comme décision. Il faut s’assurer que ça vaut le coup. Il faut avoir une direction pertinente, qui sera efficace, qui n’ira pas dans le mur. Il faut des gens vraiment motivés, qui souhaitent le faire.
Parce qu’au-delà des décisions managériales, quand on réclame un nouveau jeu de telle ou telle licence, derrière, il y a aussi ça : tout un tas de gens qui devront consacrer une partie importante de leur carrière dessus.
Quand Bethesda s’est lancé dans Starfield, ils se sont offert un certain luxe : mettre de côté l’une des franchises les plus bankable de l’industrie pour essayer quelque chose de nouveau. Et c’est plutôt rassurant que certains peuvent encore se permettre ça, dans ce secteur de projets de grande envergure.
Le fait est que ces longues attentes entre suites de séries que l’on aime découlent de tout ce contexte, chaque jour un peu plus complexe. C’est le résultat d’une industrie à la poursuite perpétuelle de l’excellence, alors même que celle-ci est constamment plus dure à atteindre. C’est le résultat d’une exigence réclamée avant tout par le public. Cela implique de devoir être patient. Ce qui est un maigre sacrifice, au regard de ceux accomplis par les travailleurs de cette industrie, sans même parler ici de crunch.
Il y a cette citation que j’aime bien, pour résumer le contexte actuelle. Ce sont les propos d’Amy Hennig, début 2018, juste après avoir subi l’annulation de son projet de jeu Star Wars chez Electronic Arts, et la fermeture de Visceral, studio qu’elle dirigeait depuis son départ de chez Naughty Dog. Départ de Naughty Dog provoqué par l’annulation de son Uncharted 4, dont la direction était repensée par le duo de réalisateurs derrière The Last of Us, Bruce Straley et Neil Druckmann. Des propos à lire en gardant à l’esprit que malgré ses déboires récents, Hennig reste quelqu’un qui bénéficie au moins d’un privilège : celui d’avoir obtenu et confirmé son statut de directrice créative, à une époque où les temps de développement étaient moins longs et les opportunités plus fréquentes.
« Donc, j’ai travaillé sur probablement 15 jeux ou quelque chose du genre, sur plus de 28 ans. Tous n’ont pas été publiés. Mais désormais, je regarde ça et je me dis : “Eh bien, si un jeu nécessite trois, quatre, cinq ans pour le faire, alors que j’ai 53 ans, combien pourrais-je en faire encore ?” Et on ne veut pas les gâcher.
Je n’ai rien eu de publié depuis 2011, et ça me tue. J’ai travaillé sur Uncharted 4 pendant deux ans et demi, et puis j’ai travaillé sur le jeu Star Wars pendant trois ans et demi. Une bonne partie du travail, heureusement, a survécu dans Uncharted 4, et on verra ce qu’il adviendra pour Star Wars. Mais vous vous dites : “Bon, attend un instant. C’était aussi facile de cramer six ans et ne rien sortir.” Donc je regarde ça, et je pense : “Bien, combien de balles” – je continue d’utiliser différentes métaphores – “Combien de balles me reste-t-il dans le barillet ?” Je veux être sûre de faire les bons choix4. »