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La cadence de production des Call of Duty

Hebdostrie - Épisode 10

Et si la série Call of Duty faisait une pause en 2023 ? Selon Bloomberg1, c’est ce qu’a récemment décidé Activision Blizzard, offrant ainsi aux développeurs une année supplémentaire pour concevoir ce futur épisode. L’éditeur a réagi sans vraiment démentir, se contentant de parler des sorties prévues en 2022. Évidemment, le calendrier marketing impose de patienter avant d’évoquer 2023. Mais si tout le monde s’attend naturellement à un Call of Duty inédit à chaque fin d’année, l’historique de la franchise en matière de développement tend à rendre cette éventualité d’une pause non seulement crédible, mais carrément nécessaire. Faisons le point.

Un studio au début, sept à la fin

À la base, Call of Duty, c’est Infinity Ward. Très vite, d’autres studios sont impliqués, pour faire des extensions ou des spin-offs sur console. Treyarch est l’un d’eux et parvient à s’insérer dans la série principale en réalisant Call of Duty 3, contre la volonté d’Infinity Ward. Une opération organisée par Activision, qui permet de sortir un épisode par an en dépit d’une durée de production d’environ deux ans : il y a dès lors un roulement entre Treyarch et Infinity Ward. Mais ce sont ces derniers qui donnent le ton, en abandonnant le cadre de la Seconde Guerre mondiale (malgré la réticence d’Activision à ce sujet) pour faire le premier Modern Warfare. Celui-ci multiplie les records de ventes, lesquels seront plus tard dépassés par Modern Warfare 2.

Après Modern Warfare 2, il y a le conflit entre Infinity Ward et Activision qui explose. Les dirigeants du studio, Vince Zampella et Jason West, sont licenciés et partent fonder le studio Respawn avec l’aide d’Electronic Arts. La majorité de l’effectif d’Infinity Ward quitte l’entreprise, la plupart pour rejoindre Respawn, surtout les vétérans. Le studio se retrouve ainsi dans une situation critique de sous-effectif.

Activision tente de gérer la crise en affectant bon nombre de ses développeurs internes chez Infinity Ward. Sledgehammer, un nouveau studio composé essentiellement d’anciens de chez Electronic Arts et financé par Activision, abandonne son projet initial (un spin-off de Call of Duty en vue à la troisième personne) pour aider Infinity Ward. Sledgehammer obtient ensuite le statut de troisième principal studio pour inaugurer un nouveau roulement permettant des durées de production de trois ans.

Néanmoins, à cet instant, il y a déjà d’autres studios impliqués. D’abord, Raven Software, un spécialiste du FPS. Après divers projets sans grand succès (dont le reboot de 2009 de Wolfenstein, juste avant que Bethesda ne reprenne le contrôle de la licence), Raven se met à épauler le développement de Call of Duty – Black Ops par Treyarch. Depuis, Raven a travaillé sur l’intégralité des Call of Duty en tant que studio secondaire et a dirigé le développement du remaster de Call of Duty 4. Neversoft (Tony Hawk, Guitar Hero), a aussi été missionné sur la série, pour finalement être fermé par Activision tandis que son personnel se faisait absorber par Infinity Ward, afin de résoudre le problème persistant de son manque d’effectif.

Arrive ensuite High Moon Studios : principalement responsables des jeux Transformers, ils accompagnent Sledghammer sur le développement d’Advanced Warfare, qui bénéficie également de l’aide de Raven et Infinity Ward/Neversoft. High Moon devient plus tard un nouveau studio secondaire sur tous les Call of Duty, tout en travaillant aussi sur les Destiny jusqu’à la séparation entre Bungie et Activision. Depuis, ils se consacrent exclusivement aux COD.

Enfin, c’est au tour de Beenox : responsable des derniers Spider-Man d’Activision, puis soutien sur les développements des Skylanders et finalement chargé du remake de Crash Team Racing. Depuis Black Ops 4, ils accompagnent Raven et High Moon comme un autre studio secondaire œuvrant sur chaque épisode. Ils rejoignent aussi le nouveau studio formé par Activision, Solid State, ainsi que Digital Legends, studio spécialisé dans les jeux mobile acquis par Activision en 2021, pour concevoir une version mobile de Call of Duty – Warzone. Bref, ça commence à faire beaucoup de studios impliqués dans chaque jeu, et même en retirant de l’équation tout le personnel « général » d’Activision ou l’armée de sous-traitants, le ratio de l’importance du studio « lead » parmi les gros studios impliqués ne cesse de chuter d’épisode en épisode. La dernière fois qu’il était supérieur à 50 %, c’était pour Black Ops 4.

La folie des productions actuelles

Bon, tout ça, c’est l’histoire classique : les jeux ont besoin de plus en plus de développeurs. Pour le premier Call of Duty, l’équipe d’Infinity Ward était d’une quarantaine de personnes. Environ 15 ans plus tard, pour le reboot de Modern Warfare sorti en 2019, l’effectif du studio dépasse les 400 membres. Pour Vanguard, sorti en 2021, on atteint environ 500 personnes chez Sledgehammer. Mais tout ça est loin d’être suffisant.

Il y a le soutien général d’Activision, présent depuis le début, qui a son importance aussi. On parle là de tout un tas de métiers annexes pour le marketing ou la localisation, mais également de développeurs directement employés par l’éditeur et non affectés à un studio en particulier, souvent regroupé au sein de ce qui est nommé le « Central Studio ». Il y a enfin les quelques structures annexes, qui ont vocation à faire de l’assistance depuis leur origine, comme les techniciens de DemonWare ou l’Activision Shanghai Studio, plus récent. Et évidemment, il y a la QA (Quality Assurance, dont la mission première est d’identifier et diagnostiquer les bugs). Pour Vanguard, c’est presque 500 personnes de chez Activision qui ont travaillé sur cet aspect, sans compter les services QA des différents studios principaux.

Et à tout ça s’ajoute les sous-traitants externes. Toutes ces petites entreprises qui vont être missionnées sur des éléments spécifiques du jeu. Pour le premier Black Ops, cela représentait moins d’une centaine de personnes, soit moins de 6 % de l’effectif total. Pour Vanguard, on en est à presque 1 800, quasiment un tiers de l’ensemble des gens impliqués dans le projet. Afin de bien mesurer l’évolution vertigineuse de l’industrie du triple A : pour Call of Duty – Black Ops Cold War, Treyarch avait une équipe de 25 membres uniquement chargée de superviser le travail des prestataires. C’est plus que l’intégralité de l’équipe de développement d’un jeu Super Nintendo comme Zelda – A Link to the Past.

Schéma mis à l’épreuve

C’est une machine complexe, mais assez bien huilée. La sous-traitance permet, au choix, de se débarrasser des tâches les plus ingrates mais nécessaires, ou de faire appel à un savoir-faire particulier pour des éléments spécifiques. Reste qu’à côté, il y a ce besoin croissant pour le travail principal, où simplement recruter de nouvelles personnes ne répond pas à tous les problèmes. C’est surtout que ces projets demandent un effectif avec de l’expérience sur les développements massifs et complexes. Affecter des studios supplémentaires est donc plus efficace. Mais cela amène, fatalement, d’autres soucis.

Les soucis, il y en a eu pas mal ces dernières années. Pour le Call of Duty de 2020, normalement sous la tutelle de Sledgehammer, Activision a frôlé le remake de la situation Infinity Ward post-MW2, avec le départ des dirigeants du studio et de certains membres-clés qui les ont suivis. L’importance de Raven dans l’élaboration du titre a donc été renforcée, mais conduisant à un conflit entre les deux studios sur la ligne à suivre. Finalement, Treyarch a repris en catastrophe la direction du jeu, tandis que Sledgehammer a été relégué au statut de studio secondaire, tout en devant réaliser en parallèle le projet de 2021 (Vanguard, donc), pour lequel Treyarch aide beaucoup également.

On arrive ainsi à cette situation un peu chaotique : chacun des studios principaux est désormais impliqué dans chaque épisode. De nouveau dans une ambiance optimale, Infinity Ward échappe un peu à ce contexte périlleux et reste davantage dans son coin, parvenant à mieux gérer les choses. Des quatre derniers Call of Duty sortis, son opus, le reboot de Modern Warfare, est celui qui a mobilisé le moins de personnel tout en offrant le résultat le plus apprécié, aussi bien de la critique que du public.

Mais la tâche d’Infinity Ward n’en est pas moins complexe : en plus de devoir sortir un nouveau Call of Duty tous les trois ans, le studio a désormais aussi la responsabilité du jeu service Call of Duty – Warzone, lancé en 2020, quelques mois à peine après la sortie de Modern Warfare. Évidemment, ils ne sont là encore pas les seuls dessus et Raven a également une place importante. Mais on ne connaît malheureusement pas le détail, Warzone étant dénué de crédits.

Croissance perpétuelle

Le vrai problème actuel d’Activision Blizzard, c’est que les besoins croissants en ressources sont sans fin. Chaque nouvelle génération accroit le souci. Et l’éditeur a un peu épuisé toutes ses options. Après Raven, après High Moon, après Beenox, il ne lui restait que deux studios à ne pas avoir été réaffectés sur les Call of Duty : Vicarious Visions (le deuxième studio des Skylanders, remake des Crash, remake de Tony Hawk) et Toys for Bob (premier studio des Skylanders, remake des Spyro, Crash Bandicoot 4). Le premier a finalement été absorbé par Blizzard. Le deuxième… est assigné sur Call of Duty – Warzone.

Et après ? Après, il n’y a plus personne. En dehors de ses effectifs internes, Activision possède donc sept principaux studios capables de gérer de gros projets, et absolument tous travaillent maintenant sur Call of Duty. Du coup, ils se divisent eux-mêmes en plusieurs studios, augmentant leur effectif par le biais de nouvelles antennes implantées ailleurs. En octobre dernier, Infinity Ward, basé en Californie, a ouvert un nouveau studio au Texas, alors qu’ils disposent aussi de locaux en Pologne et au Mexique. Plus récemment, Beenox, basé à Québec (la ville), a ouvert une nouvelle structure à Montréal. Beenox compte désormais plus de 400 employés, dont 150 recrutés en 2021. Il y a un an, Activision Blizzard indiquait prévoir d’embaucher plus de 2 000 développeurs en 2022, avec notamment l’objectif de tripler la taille des effectifs dédiés à Call of Duty.

L’acquisition d’Activision Blizzard par Microsoft a vite amené cette hypothèse : le constructeur pourrait peut-être choisir de lever le pied sur les Call of Duty. En sortir moins permettrait de libérer des studios de cette machine gigantesque, et recommencer à investir dans des projets autres que Call of Duty. Il est possible que de tels travaux existent déjà, et plusieurs pistes vont dans ce sens : Beenox assure œuvrer sur des choses extérieures à Call of Duty, et les sources de Bloomberg parlent d’un nouveau Free-to-Play en gestation chez Activision. Mais même en attendant de voir si un tel scénario peut se concrétiser, la machine Call of Duty s’enraye déjà en l’état.

Voie sans issue

En 2021, aux États-Unis, les deux derniers Call of Duty figurent en tête des meilleures ventes de l’année. Face à ces classements sans chiffres, néanmoins, il y a des indices permettant d’évaluer une baisse de régime. Premier point important : Vanguard a attendu le mois de décembre pour récupérer la première place du top annuel, alors que, sauf quand il y a un nouveau jeu Rockstar, les Call of Duty ont l’habitude de décrocher ce statut dès leur mois de lancement. Ces jeux vont généralement se maintenir l’année suivante à cette position pendant un bon moment. Mais là, sur les deux premiers mois de 2022, Vanguard se contente d’une quatrième place. Il faut tout de même reconnaître que ce début d’année est particulièrement copieux en gros jeux, et qu’Elden Ring, Pokémon Legends et Horizon 2 amènent une forte concurrence.

Mais à côté, il y a les chiffres en Europe pour peindre un tableau presque apocalyptique. En France comme au Royaume-Uni, on constate que, dématérialisé compris (sauf sur PC), le dernier opus confirme une tendance à la baisse avec des ventes largement inférieures à autrefois. Le reboot de Modern Warfare avait su compenser cela en se vendant très bien sur la durée, profitant à la fois d’un bouche-à-oreille positif et du contexte épidémiologique. Black Ops Cold War n’a pas aussi bien fonctionné sur ce plan, et Vanguard semble parti pour faire encore moins bien sur la durée. Selon Bloomberg, c’est la mauvaise performance de ce dernier qui a provoqué le choix du report pour l’épisode de 2023.

Toute la stratégie d’Activision Blizzard ces dernières années consiste à être présent sur tous les fronts avec Call of Duty, maximiser sa poule aux œufs d’or : un opus par an, des vagues de contenus additionnels qui suivent, des remasters occasionnels en plus, un battle royale F2P en plus, un jeu mobile en plus. La stratégie paye et a fait exploser les revenus d’Activision, et inspire donc désormais toute l’industrie. Mais elle a ses limites : peu importe les moyens financiers qu’on met derrière, il devient vite compliqué de gérer tout ça.

En 2021, Amos Hodge, directeur créatif de Warzone chez Raven, encourageait les gens en quête de travail dans le milieu de venir chez eux, qui recrutent « comme des fous ». « Warzone a été un succès retentissant. Tous les studios aident dessus, mais ça s’ajoute également à notre calendrier habituel de Call of Duty. Nous avons le calendrier classique de Call of Duty, et ça en plus, donc nous devons croitre vraiment rapidement2. »

Bobby Kotick et sa bande sont du genre gourmand. Leur objectif n’était pas tant de transformer la gestion de Call of Duty que d’ajouter des sources de revenus supplémentaires à un modèle historique inchangé. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la fréquence de sortie annuelle va finir par devenir impossible à tenir.

 

Cet article est le dixième numéro de la nouvelle chronique hebdomadaire de Ludostrie, baptisée Hebdostrie.

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Sources

  1. https://www.bloomberg.com/news/articles/2022-02-22/activision-to-delay-next-year-s-planned-call-of-duty-game?sref=xuVirdpv
  2. https://www.videogameschronicle.com/features/interviews/warzone-verdansk-84/