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On parle souvent de guerre des consoles, et donc de guerre entre constructeurs de consoles. Mais les éditeurs, dans tout ça ? Généralement, c’est assez cordial. Il y a évidemment des rivalités, mais ça reste sage. Et puis il y a des cas où ça peut être un peu plus musclé. Et entre Activision et Electronic Arts en particulier, c’est un affrontement qui dure depuis longtemps et se révèle parfois plus violent que les enfantillages entre consoliers. Pour quelle victime ?
Le boss final
Josh Resnick est l’un des fondateurs de Pandemic Studios, entreprise associée à Bioware. Mais avant cela, il fut un important producteur chez Activision dans les années 1990, et a ainsi régulièrement côtoyé Robert Kotick. « Bobby a toujours eu pour objectif de dépasser Electronic Arts et de devenir le n°1 de l’industrie1 », déclare-t-il en 2010.
En même temps, ce n’est pas un scoop. Il suffit d’observer un peu le personnage pour cerner son profil. On l’a vu, Kotick aime l’argent, et c’est quelqu’un qui s’en met pleins les poches. Mais de toute évidence, sa motivation ne s’arrête pas là. L’argent, ce n’est pas assez pour le satisfaire. Ce qu’il veut, c’est briller. C’est s’imposer comme un cador, comme quelqu’un qui a de l’importance, qui inspire jalousie et respect. Ce qu’il veut, c’est être le roi. Évidemment qu’il veut être le numéro 1. Sa haine d’Electronic Arts n’a rien de personnel. Ça aurait pu être quelqu’un d’autre. Sauf que c’était EA le leader, et que c’était donc l’ennemi à abattre. C’est le jeu de Kotick, et EA est son boss final.
En 2010, au cours d’un entretien, Kotick raconte une nouvelle fois son parcours. Il insiste sur une anecdote en particulier : dans ses jeunes années, bien avant de prendre le contrôle d’Activision, lorsqu’il dirigeait sa modeste entreprise avec son ancien colocataire, il a signé un contrat avec EA. « J’ai donc été développeur pour EA, s’exclame-t-il. En fait, cela a forgé une grande partie de ma réflexion sur la façon dont il faut traiter les développeurs. Je n’ai pas été très bien traité2. » Encore une fois, cette déclaration date de 2010 et, on le verra plus tard, ça a son importance.
Un peu plus loin au cours de l’entrevue, le journaliste lui demande ce qui fait l’identité d’Activision. « Le principe de base de la gestion de l’entreprise est à l’exact opposé de celle d’EA. EA, ils achètent un développeur qui devient “EA Florida”, “EA Vancouver”, “EA New Jersey” ou quoi que ce soit d’autre3. » Mais pas Activision. Chez Activision, on est cool avec les développeurs. « Je pense que l’un des avantages que nous avons à être une grande société est que nous n’avons pas des pressions du genre : “Oh, nous devons le faire pour ce trimestre spécifique”, ajoute le président de l’éditeur qui n’a jamais loupé une saison de fin d’année pour ses Call of Duty, sans doute par chance. Il n’y a pas un seul studio dans cette entreprise qui vous dira : “Activision nous a forcés à sortir le jeu4.” » Mais chez EA, par contre, s’empresse de préciser Kotick, ils sont comme ça.
Laisser les studios faire ce qu’ils souhaitent
La liberté offerte aux développeurs. C’est le grand truc de Kotick. Il en a effectivement fait l’un des fondamentaux de l’identité d’Activision, du moins en matière de communication. Cette sagesse est régulièrement mise en avant. Kathy Vrabeck, présidente d’Activision Publishing de 1999 à 2006, expliquait ainsi les choses concernant les studios : « Ils gardent leur nom, ils gardent leurs propres bâtiments, et nous prenons en charge une partie de l’administration, la paye, les avantages sociaux. Nous sommes leur propriétaire, donc nous avons l’avantage de ne pas payer de royalties et trucs de ce genre, mais nous les laissons se gérer eux-mêmes5. »
Dès ses débuts en tant que PDG d’Activision, Kotick jouait là-dessus et vantait cela auprès des studios afin de les attirer dans son giron, non sans manquer de se comparer avec son rival. « EA a essayé de banaliser le développement. Nous, nous n’allons pas vous absorber pour devenir comme l’Étoile de la Mort6. » D’ailleurs, il prétend parfois que s’il a voulu racheter Activision, c’est en raison de l’origine de l’entreprise, née avec la volonté d’accorder plus de liberté, de crédit et d’argent aux créateurs de jeux. C’est une belle histoire.
Kotick, contrairement à EA, il veut laisser aux studios leur liberté, assure-t-il. Il veut se contenter de les responsabiliser, de les encourager à agir avec intérêt économique, mais sans s’immiscer dans leurs affaires. « Si vous regardez n’importe lequel des studios que nous avons à travers le monde, vous verrez qu’ils ont tous une indépendance7. » Voilà qui est beau.
L’exemple Bizarre
Prenons un cas particulier : Bizarre Creations. Studio britannique fondé en 1988 et responsable de plusieurs réussites dans le domaine des jeux de course, de Formula 1 sur PlayStation et PC à Project Gotham Racing sur Xbox, en passant par Metropolis Street Racer sur Dreamcast. Bizarre est racheté en 2007 par Activision. « Nous avions de l’argent à la banque et plusieurs projets potentiels sur lesquels travailler, contextualise Martyn Chudley, directeur créatif du studio. Cependant, à la fin de PGR4 et The Club, nous avons décidé que nous affilier plus étroitement à un éditeur aiderait à assurer la sécurité et l’avenir du studio, étant donné qu’il n’y aurait plus de périodes creuses entre les projets, ni le besoin de faire tout le cycle de démo / pitch / négociation. Le désir d’Activision d’avoir un jeu de course semblait tout simplement nous convenir parfaitement8. »
Cela colle assez bien avec la version de Kotick. « Je me souviens que nous avons examiné les genres principaux dans lesquels nous n’étions pas, et les jeux de course en faisaient partie. Je connaissais les gars de Bizarre, je les aime beaucoup et je me suis dit que Project Gotham est vraiment un bon jeu. Et Bizarre était le dernier développeur indépendant qui a des jeux de course qui font 90 ou plus sur Metacritic9… »
Sauf que le résultat, Blur, est un fiasco commercial. Il faut dire que l’époque n’aide pas : les jeux de course sont en plein déclin, et l’œuvre, qui se voulait être une sorte de Mario Kart dans l’esprit, mais avec un environnement et un graphisme réaliste, n’a pas fait sensation. Moins de six mois après la sortie du titre, Activision annonce qu’il compte se séparer du studio. En janvier 2011, celui-ci est fermé brutalement. Bizarre avait vécu presque 20 ans en tant que studio indépendant. Il n’a fallu que trois ans et un seul échec pour mettre un terme à son existence.
« Quand Activision nous a rachetés, nous – et certainement eux-mêmes – avons vraiment senti qu’ils laisseraient notre culture intacte, témoigne Martyn Chudley après s’être retrouvé au chômage. Et pendant un temps, c’était bien. Mais lentement, comme cela se produit visiblement avec de nombreuses acquisitions d’entreprise, ce sentiment a commencé à changer. Nous n’étions plus un studio indépendant qui faisait “nos” jeux, nous faisions des jeux pour remplir les machines à sous. Bien que nous croyions tous [en nos jeux], ils étaient davantage le produit de comités et d’analystes. Et lorsque vous ajoutez des exécutifs RH, des courriels internes, etc., la culture que nous avions bâtie depuis si longtemps s’est progressivement érodée, jusqu’au point où ce n’était plus la nôtre10. »
La directrice commerciale du studio, Sarah Chudley (épouse de Martyn), en rajoute une couche. « Je pense que l’implication d’Activision dans tout le processus, des réunions de conception aux choix de fonctionnalités, des environnements jusqu’au nom et à la marque, c’étaient de gros changements par rapport à ce qu’on a vécu auparavant. Microsoft, Sega et Sony/Psygnosis nous laissaient davantage les mains libres. C’est donc une chose à laquelle nous devions nous habituer, en particulier dans les dernières étapes de la conception et du développement11. »
De Medal of Honor à Call of Duty
Mais peut-être est-ce là un cas isolé, simplement provoqué par un manque de succès. Prenons un autre exemple, bien plus important, bien plus long, et qui plus est au cœur de la rivalité avec Electronic Arts : Call of Duty. C’est que l’origine de cette série vient littéralement de Medal of Honor. Le premier épisode de cette saga de FPS militaire est initié par Steven Spielberg, alors en plein tournage d’Il Faut Sauver le Soldat Ryan. Le cinéaste demande à Dreamworks Interactive, studio dont il est l’un des propriétaires, de réaliser un FPS pour PlayStation dans l’esprit de son film, sans pour autant en être une adaptation. Cela donne Medal of Honor, qui sort en octobre 1999 et devient un important succès. Rien qu’aux États-Unis, il s’écoule à plus d’un million d’exemplaires.
Dans la foulée, Electronic Arts, qui édite le titre, rachète le studio (renommé ensuite EA Los Angeles) et la licence. Une suite est immédiatement demandée aux développeurs, tandis qu’EA va trouver un autre studio, 2015 (c’est le nom du studio), pour leur commander un épisode sur PC. Ce dernier, Medal of Honor – Allied Assault, ou Débarquement Allié en français, devient un grand succès critique. Dans le même temps, Frontline (En Première Ligne en français), le troisième MOH de Dreamworks Interactive / EA Los Angeles, confirme la popularité de la licence avec plus de 2,5 millions de ventes aux USA. Nous sommes alors en 2002, et c’est là que tout dérape.
Du côté du studio indépendant 2015, il y a des conflits internes. Le producteur Grant Collier se fait virer pour cause de coupes budgétaires pendant le développement de Medal of Honor – Allied Assault. Il souhaite fonder un nouveau studio, et négocie avec EA pour continuer à travailler avec eux sans impliquer 2015. Il parvient à convaincre la plupart de ses anciens collègues et en particulier Vince Zampella et Jason West, respectivement chef de projet et directeur technique d’Allied Assault, de le suivre. Sauf qu’EA veut finalement confier tout le travail à EA Los Angeles et leur propose simplement de les embaucher. Cela ne leur convient pas : ils veulent leur propre studio.
Dans le même temps, chez EA Los Angeles, ça ne va pas fort non plus. Scott Langteau, producteur, en témoigne : « Beaucoup d’entre nous avaient réalisé ce que cela signifiait que de travailler pour EA. Des journées de 16 à 18 heures, six jours par semaine. Nous n’en pouvions plus12. » Une partie du personnel se concerte avec l’idée de partir pour fonder un studio, Spark Unlimited. Et c’est là qu’Activision entre en scène.
La success-story Call of Duty
Début 2002, Activision contacte les développeurs de 2015 pour leur proposer de s’associer. Voilà qui tombe à pic. Collier, Zampella et West fondent en mai 2002 la société Infinity Ward, grâce à un chèque de 1,5 million de dollars de la part d’Activision qui en échange récupère 30 % de l’entreprise. L’équipe, composée de la quasi-totalité de celle de Medal of Honor – Allied Assault, se plonge dans le développement de Call of Duty. En août, c’est au tour de la création de Spark Unlimited, fondé par presque une trentaine des développeurs de Medal of Honor – Frontline. « Plusieurs éditeurs se sont manifestés, mais quand Activision nous a contactés et nous a dit qu’il cherchait à faire un “tueur de Medal of Honor”, on s’est lancé13. »
En bref, appâté par la réussite commerciale de Medal of Honor, Activision est parvenu à récupérer à la fois l’essentiel des concepteurs de l’opus PC et une grosse partie de ceux responsables des jeux console. Coup double : non seulement l’éditeur obtient un savoir-faire pour produire des jeux similaires à ce nouveau succès, tout en handicapant son rival pour le développement des prochains épisodes.
Et chez Infinity Ward, tout se passe à merveille. Le studio sort Call of Duty, sur PC, en 2003. C’est un grand succès aussi bien commercial que critique. Forcément, le travail sur une suite commence immédiatement. Elle sort deux ans plus tard et récolte toujours des louanges. Fin 2005, c’est aussi la sortie de la Xbox 360, enfin une console capable d’accueillir un portage fidèle du titre. Infinity Ward développe donc en prime une version sur ce support. Call of Duty 2 parvient à se démarquer mois après mois comme le plus grand succès du catalogue de lancement de la machine. Il faudra attendre un an plus tard et la sortie de Gears of War pour voir un titre qui le surpasse.
Cela dit, en réalité, il y a quelques conflits entre le studio et son propriétaire – Activision a entre-temps racheté les 70 % restants d’Infinity Ward. En fait, dès le départ, les développeurs souhaitaient faire un jeu différent, dans un cadre contemporain. Leur idée, c’est Modern Warfare. Ils finiront par réussir à le faire, mais il a fallu du temps pour convaincre l’éditeur. Le président d’Infinity Ward, Grant Collier, n’hésite pas à publiquement détailler l’histoire au cours d’un entretien, en compagnie des communicants d’Activision, lors de la promotion de Modern Warfare.
« En fait, on voulait que le premier Call of Duty soit Modern Warfare ! Et puis Activision a dit : “Eh bien, vous venez de faire un superbe travail pour EA avec Medal of Honor – Allied Assault, donc pourquoi ne pas faire un FPS de seconde guerre mondiale ?” Donc on était là : “Ok, on va faire ça, vous nous avez bien aidés !” Donc on a fait Call of Duty. Après quoi on a dit qu’on allait faire ce FPS Modern Warfare cette fois. Ils étaient du genre : “Eh bien ! Vous savez, Call of Duty a obtenu quatre-vingts prix du jeu de l’année, c’est un succès, on aimerait une suite.” Alors nous : “Mais vous avez DIT que nous pourrions faire Modern Warfare !” Alors eux : “Ok mais que diriez-vous de faire COD2 pour la nouvelle génération ? Microsoft n’a pas de Halo pour le lancement, et ils veulent un très bon FPS, et ils veulent que ce soit COD2.” Alors nous avons dit d’accord, et c’est vrai qu’on avait plein d’idées que nous n’avions pas utilisées dans COD1. […] Maintenant, on veut vraiment faire Modern Warfare. Et pourtant, ils voulaient encore une suite dans la Seconde Guerre mondiale. Nous avons dit que nous ne pourrions plus en faire une, ce Modern Warfare est ce que nous voulons faire, et ce que nous avons toujours voulu faire14. »
Infinity Ward finit donc par convaincre Activision de pouvoir faire ce qu’il souhaite, mais en restant sur la licence Call of Duty. Le studio entame même simultanément un développement sur un autre jeu entièrement original. « Nos intentions étaient de créer une nouvelle licence risquée, qui nous permettrait de renforcer nos capacités créatives, explique le post-mortem de Call of Duty 4 – Modern Warfare. Nous sommes déterminés à ne pas stagner et à ne pas faire indéfiniment des clones de nos jeux précédents15. » Un projet finalement abandonné en mai 2006 pour rapatrier les ressources sur le Call of Duty. « Nous nous sommes rendu compte que ce qui rendait nos jeux précédents si efficaces était la cohésion de notre équipe. La diviser en deux parties a brisé cela et les deux projets en ont souffert en conséquence16. »
Les remous commencent
Et qu’en est-il de Spark Unlimited, de ceux qui devaient développer les Call of Duty sur console ? « Activision a été très collaboratif et utile jusqu’à ce que les choses tournent mal, raconte le directeur des opérations Scott Langteau. C’est une grande entreprise, qui avait investi beaucoup d’argent chez nous, et il y a eu des difficultés, et des gens ont commencé à dire : “Vous nous avez promis ceci, et nous le voulons.” Nous sortions à peine d’un calendrier exténuant sur Frontline, nous avions lancé Spark quelques semaines seulement après avoir quitté EA, il n’y a eu aucune pause. Il n’y a pas eu beaucoup de sympathie là-dessus, alors même que les mariages des employés se brisaient et qu’ils ne pouvaient pas voir leurs enfants. Pendant les week-ends, Activision envoyait des gens qui passaient devant nos locaux pour voir combien de voitures il y avait sur le parking. On avait beaucoup de pression17. »
Call of Duty – Finest Hour s’est avéré être un jeu moyen, mais très bien vendu, sans doute en grande partie grâce à la réputation du Call of Duty originel sur PC. La relation entre Spark et Activision s’est aussitôt terminée, le deuxième refusant de payer une partie des royalties promises au premier sous prétexte que le budget avait été dépassé à cause de son report, amenant l’affaire devant les tribunaux. Spark a fait faillite quelques années plus tard, et Langteau, lui, a quitté l’industrie pour se reconvertir en auteur de livres pour enfants. Il dit avoir un pincement au cœur chaque fois qu’il voit une publicité pour Call of Duty.
Chez Infinity Ward, en revanche, tout va bien. Surtout après la sortie de Call of Duty 4 dont le succès dépasse toutes les attentes. La licence n’a pas seulement tué Medal of Honor, elle s’est hissée à un niveau de popularité incroyable. En fin de carrière, le jeu dépassera les 15 millions, plus du double de Call of Duty 3. De quoi ravir les nouveaux dirigeants du studio, Jason West et Vincent Zampella, puisqu’à ce moment Grant Collier disparaît soudainement et mystérieusement de l’industrie. Sauf qu’il y a un hic : le duo Zampella/West ne voit pas d’un bon œil la façon dont Activision gère ce qui est leur bébé, en donnant beaucoup de place à Treyarch, le studio qui a remplacé Spark pour développer les épisodes console. C’est que la distinction console / PC n’a plus lieu d’être, et le dernier jeu de Treyarch a obtenu le nom de Call of Duty 3, censé être celui de Modern Warfare. Grant Collier soulignait ainsi la chose à l’époque de la sortie de Call of Duty 4 : « Il y a eu Finest Hour, Big Red One, donc nous n’étions pas au courant qu’Activision voulait nommer leur jeu Call of Duty 318. »
Un an plus tard, le site Kikizo, qui interviewait Collier à ce sujet, revenait sur la chose au moment de faire un entretien pour le jeu qui succède à Call of Duty 4 : un nouvel épisode développé par Treyarch, World at War, qui retourne à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. « J’ai discuté avec les types d’Infinity Ward l’an dernier, et même si personne n’en a vraiment parlé avec les micros allumés, il y a cette sorte de rivalité19 », déclare le journaliste au sujet d’un possible conflit entre Infinity Ward et Treyarch.
C’est Noah Heller, un producteur de chez Activision, qui est là pour répondre. Il élude pas mal la question et se contente de faire la promotion du jeu de Treyarch tout en n’hésitant pas à reconnaître ce qui avait été considéré par tout le monde à l’époque : leur précédent jeu n’était clairement pas du même acabit que les œuvres d’Infinity Ward. Il faut admettre que le studio n’avait pas eu beaucoup de temps pour faire quelque chose de glorieux.
« Je ne demande pas au public de joueurs de “pardonner” Treyarch pour Call of Duty 3. C’était un bon jeu, et le fait que ça a pris neuf mois pour le faire… Le public de joueurs ne devrait pas accepter ça, vous savez, ils devraient dire : “Nous voulons des jeux pour lesquels les développeurs ont suffisamment de temps pour les faire.” Nous ne voulons pas qu’ils pardonnent Treyarch, nous voulons juste qu’ils lui donnent une deuxième chance. Maintenant qu’ils ont eu deux ans pour faire un jeu, je ne vais pas faire de comparaison avec Infinity Ward, mais ce que je vais dire c’est que j’espère que le jeu pourra se tenir fièrement face à n’importe quel titre sur le marché, et je suis convaincu que c’est le meilleur FPS de cette année20. »
Le contrat de 2008
Dans la tête des développeurs d’Infinity Ward, ce sont eux les créateurs de la série, et Treyarch ne devrait pas être habilité à faire autre chose que de vulgaires spin-offs. Qui plus est, Activision réclame sans arrêt des suites de Call of Duty là où le studio aimerait tenter quelque chose d’autre. Peu après la sortie de Modern Warfare, West et Zampella se lancent dans des négociations pour arriver à leurs fins. Si Activision a tant besoin d’eux, autant en profiter. Leur nouveau contrat, signé en mars 2008, leur est extrêmement favorable.
Ils obtiennent de très importantes royalties pour le studio (donc en grande partie pour eux). Des royalties qui concernent les jeux développés par Infinity Ward, mais aussi sur toute technologie qu’un autre studio utiliserait (des assets que pourrait récupérer Treyarch, par exemple), et même, dans des proportions plus légères, sur la licence Call of Duty en général. Ils n’obtiennent pas le contrôle créatif complet sur leur série, mais ont celui de la marque Modern Warfare, et décrochent la possibilité de mettre un véto si un quelconque autre studio voulait faire un Call of Duty se déroulant après la guerre du Vietnam, leur assurant ainsi l’exclusivité du contexte contemporain ou futuriste. Ils ont aussi un contrôle total sur leur production : Activision n’a aucun droit de regard et ne pourra l’essayer qu’en même temps que le public. Enfin, West et Zampella récupèrent un chèque de 10 millions chacun et la possibilité de faire un projet original après la fin du développement de Modern Warfare 2.
A-t-on seulement jamais entendu parler d’un contrat à ce point favorable à un studio détenu par un éditeur ? Pour le coup, difficile de ne pas accorder à Kotick le mérite de donner de l’indépendance à ses développeurs. C’est qu’il le veut, son Modern Warfare 2. Mais il y a une mention important dans ce document : celui-ci deviendrait caduc si les deux dirigeants quittaient le studio.
Le ton monte
L’affaire semble réglée, mais en réalité les tensions sont plus que jamais présentes. Elles s’expriment parfois de manière publique : fin 2008, pendant la promotion de World at War, Noah Heller, le producteur d’Activision responsable de Treyarch, déclare au magazine CVG que les fusils à verrou permettent de tuer en un coup dans World at War, contrairement aux précédents jeux de la série. Robert Bowling, notamment community manager d’Infinity Ward, n’hésite pas à réagir publiquement sur son blog personnel, en novembre 2008.
« Bordel, de quoi tu parles ? “Dans les précédents Call of Duty bla-bla-bla.” Déjà, tu n’as pas travaillé sur les “précédents Call of Duty”, alors ne parle pas comme si tu comprenais comment et pourquoi les choses ont été conçues telles qu’elles le sont. Ensuite, tu as putain de tort. Les fusils à verrou peuvent tuer en un coup dans chacun des Call of Duty que nous (Infinity Ward) avons fait !! […] Les mecs, pouvez-vous, s’il vous plaît, arrêter d’interviewer ce type ? Parlez à quelqu’un de l’équipe de développement de Treyarch et qui sait de quoi il parle. Pas le Senior Super Connard Noah Heller d’Activision, qui apparemment n’a jamais joué au jeu et ne travaille même pas chez le développeur21. »
Plus ça va, et plus le dialogue devient conflictuel entre la direction d’Activision et le studio à l’origine de Call of Duty. En haut lieu, on ne rêve plus que d’une chose : virer West et Zampella. En janvier 2009, dans un échange par courriel qui sera plus tard révélé publiquement (ainsi que de nombreux autres), Dave Stohl, à la tête des studios Activision, fait part de ses inquiétudes auprès de Mike Griffith, président d’Activision.
« Nous devrions aussi discuter d’un plan B. Une option serait que Steve et moi prenions le contrôle [d’Infinity Ward], mais il pourrait encore y avoir énormément de risques pour faire avancer le projet selon la réaction de l’équipe. Que Treyarch reprenne le projet est désormais une autre option, mais c’est effrayant étant donné le calendrier serré. Il faudrait probablement combiner ces options. Je sais que tu as mentionné que Brian [Kelly, numéro 2 d’Activision] n’en peut plus d’eux actuellement, mais est-ce que tout le monde est prêt pour l’énorme mauvaise publicité médiatique que cela va provoquer si on les vire ? Je veux juste m’assurer qu’on sache vers quoi on se dirige. Ça me terrifie un peu22. »
Conflit permanent
L’enjeu est trop important. Modern Warfare a eu un succès si démesuré, et l’épisode de Treyarch, World at War, malgré des ventes similaires, a déçu beaucoup de monde. Activision a besoin de son Modern Warfare 2 et envisage déjà les rentrées d’argent folles qui en résulteraient. Alors on serre les dents, et on laisse West et Zampella en paix. Mais c’est difficile.
En mai 2009, Infinity Ward met en ligne la bande-annonce de son nouveau jeu. Le logo du studio est bien mis en valeur, mais le nom d’Activision n’apparaît pas du tout. Surtout, même le nom de Call of Duty est absent : le jeu s’appelle uniquement Modern Warfare 2. Pire, la vidéo est dévoilée sans prévenir Activision, le jour même de la sortie d’un pack de DLC pour World at War : c’était délibéré de la part du studio, dans l’espoir de faire de l’ombre au contenu développé par Treyarch.
À la fin du mois, Activision est dans les préparatifs de l’E3. Il faut planifier la présentation du jeu d’Infinity Ward. Les échanges de mails montrent encore le climat très tendu en interne. Mike Griffith écrit ainsi à Robert Kotick que Zampella et West lui ont raccroché au nez en pleine conférence téléphonique, celle prévue pour organiser la démonstration du jeu pendant la conférence E3. Kotick s’emporte : « Il faut changer leurs serrures et les enfermer dans leur bâtiment23. » Griffith tempère : « Dès que j’aurai la version définitive [du jeu]. »
Le mois suivant, à nouveau, Griffith s’agace dans les discussions numériques entre dirigeants. Les dépenses d’Infinity Ward sont évaluées. « Il y a bien trop de gens que nous payons vraiment trop. Il faut qu’on trouve un moyen de plafonner les bonus qu’on verse24. » Il n’a pas totalement tort : West et Zampella ont touché chacun 16,3 millions de dollars en 2008. De quoi agacer le sommet de la hiérarchie qui ne gagne pas autant, surtout lorsque celle-ci s’estime plus méritante que ses employés.
Fin 2009, pendant un moment, tout est oublié. Modern Warfare 2 sort et c’est un triomphe commercial. Jamais un jeu ne s’était aussi bien vendu sur sa période de lancement. Aux États-Unis, c’est presque le double du précédent record, Halo 3. Kotick bombe le torse face aux investisseurs : sa licence ne fait que renforcer la domination qu’il a désormais sur l’industrie, reléguant Electronic Arts à la deuxième place, alors que ce dernier est en pleine crise, enchaînant les pertes financières. Chez Infinity Ward, on jubile. Grâce au contrat négocié par West et Zampella, les employés vont obtenir des bonus gigantesques avec ces ventes colossales. Ils ne sont pas encore versés qu’Activision leur offre un cadeau inattendu : des actions. Mais attention, s’ils démissionnent, ils les perdront. Le sang de West et Zampella ne fait qu’un tour : ça sent fort l’entourloupe.
Et le drame arrive
En février 2010, quelques semaines après la sortie de Modern Warfare 2, Bobby Kotick tient un discours au DICE Summit, regroupement de conférences, similaire à la GDC, visant les développeurs. Kotick nous ressort son histoire glorieuse et bien romancée. Celle d’un passionné de jeu vidéo qui a acquis Activision pour ce que l’entreprise symbolisait, pour l’idée de laisser de la liberté aux créateurs. Une fois de plus, il fait la promotion de sa paroisse, idéalise les rapports avec ses employés. « Si les développeurs veulent obtenir des ressources et du soutien pour créer d’énormes jeux, ils devraient venir chez Activision Blizzard25. »
Mais il tempère un minimum. « Certains ego sont saints, mais les ego surdimensionnés doivent être laissés à l’entrée. Comme [on] dit, il faut tout un village pour faire un jeu vidéo. Si vous pensez que vous pouvez le faire tout seul, alors vous êtes probablement l’idiot du village26. » Le même mois, West et Zampella sont en pleine négociation pour renouveler leur contrat et prévoir leur prochain projet, censé être un jeu original. Ils se pensent en position de force, avec l’énorme succès de MW2. Ils en réclament plus encore. Ils envoient leurs avocats discuter avec ceux d’Activision. Ils récupèrent une lettre manuscrite qu’avait préparé la direction, leur informant qu’ils sont officiellement sous le coup d’une enquête, qu’ils n’ont pas le droit d’en parler à qui que ce soit, et qu’ils ont intérêt à les prendre au sérieux.
Dans les locaux d’Infinity Ward, la confusion est totale. Des équipes de sécurité débarquent, contrôlent les moindres passages. Chaque employé est interrogé tour à tour. West et Zampella sont isolés pendant six heures dans une pièce sans fenêtre afin de leur empêcher tout contact avec leur équipe. Des employés parlent d’une ambiance similaire à celle d’un « état policier ». La sécurité se met à fouiller les bureaux, en refusant de s’expliquer aux équipes. « J’étais confus et effrayé27 », témoigne le programmeur Jon Shiring.
Le 1er mars, c’est définitif : West et Zampella sont renvoyés. « J’étais sans voix, confie Jason West. Dans ma tête, on était arrivé au moment où tout le monde était censé rentrer chez lui en limousine. À la place, on nous donnait les miettes et ils prenaient tout l’argent28. »
L’argent, justement. Activision présente la situation de manière favorable aux équipes d’Infinity Ward : en tant que dirigeants du studio, West et Zampella étaient ceux qui récupéraient, de très loin, la plus grosse part des bonus. Maintenant qu’ils ne sont plus là, ça signifie une somme plus élevée pour tout le monde. Sauf qu’il y a un hic : Activision n’ayant plus l’obligation de respecter le contrat de 2008, ils modifient le calendrier de distribution des royalties. Cela devait être un payement trimestriel, ce sera désormais une fois tous les deux ans. C’est-à-dire que les bénéfices de Modern Warfare 2 n’arriveront que deux ans plus tard, et évidemment seulement pour ceux qui restent. En gros, c’est une manière de les contraindre à rester pour développer Modern Warfare 3.
Le retour d’Electronic Arts
La manœuvre est habile, mais c’est un échec complet. Presque la moitié du studio, 46 personnes en tout, démissionnent d’Infinity Ward dans la foulée du licenciement de West et Zampella. Les dirigeants attaquent Activision en justice. Les démissionnaires forment un groupe pour faire de même. Les sommes réclamées sont gigantesques, et grossiront au fil des mois jusqu’à atteindre le milliard de dollars. Activision contre-attaque immédiatement en poursuivant en justice West et Zampella, ainsi que… Electronic Arts.
C’est qu’aussitôt après avoir été mis au chômage, les anciens dirigeants d’Infinity Ward ont fondé un nouveau studio, Respawn, qui a récupéré une grande partie des démissionnaires de leur précédente entité et s’est associé avec Electronic Arts pour leurs prochains jeux. David DeMartini, à la tête du programme EA Partners, le label pour l’édition de jeux développés par des sociétés indépendantes, se délecte de la situation, comme un pied de nez face à l’entreprise qui avait débauché chez eux pour lancer Call of Duty.
« Évidemment, nous avons évolué dans le bon sens, puisque nous avons pu attirer Crytek, Valve, id, Starbreeze et bien d’autres partenaires. La qualité engendre la qualité. […] Il y a des raisons spécifiques pour ça, et la plus importante est qu’ils peuvent conserver leur indépendance et nous ne nous battons pas pour avoir le contrôle. Nous restons sur le siège arrière, à conseiller quand on nous le demande, nous ne sommes pas nécessairement à l’avant à attraper le volant pour rendre la vie plus difficile. C’est l’une des principales différences, nous nous sommes mis en retrait pour permettre à ces développeurs de rester farouchement indépendants29. »
Néanmoins, le problème n’est pas là. La bataille médiatique est lancée entre les insurgés d’Infinity Ward et la direction d’Activision. Pendant que les armées d’avocat se préparent à l’affrontement judiciaire, les révélations pleuvent sur la place publique et la bande à Kotick ne se laisse pas faire. Courriels, témoignages, ça fuite dans tous les sens, et ça peint un tableau bien chaotique.
En l’occurrence, Activision révèle qu’à l’été 2009, Zampella et West ont voyagé dans un jet privé affrété par Electronic Arts pour se rendre dans la demeure de John Riccitiello, PDG d’Electronic Arts. Kotick accuse les créateurs de Call of Duty de complot fomenté avec son grand rival : il soutient l’idée qu’ils prévoyaient de toute façon d’aller rejoindre EA en embarquant l’équipe avec eux. « Nous n’avons pas le temps pour commenter les nombreux procès qu’Activision mène contre ses employés et partenaires créatifs30 », se contente de réagir EA par l’intermédiaire d’un porte-parole. Les avocats de Zampella et West vont répliquer avec d’autres révélations sur le comportement d’Activision.
Le projet Icebreaker
Durant l’été 2009, George Rose, le directeur juridique d’Activision, va donner une mission à Thomas Fenady, informaticien. Selon le témoignage sous serment de Fenady, on lui demande d’aller « remuer la merde » chez Zampella et West. Il faut qu’il pirate leurs ordinateurs, téléphones et compte mail professionnels. « Nous en avons marre de traiter avec ces gars, avec leurs ego, lui aurait expliqué Rose. C’est difficile de travailler avec eux. Nous voulons juste nous en débarrasser31. »
L’informaticien est d’abord dubitatif. Mais Rose se montre convaincant. « Cela vient directement de Bobby… Ne t’inquiète pas des répercussions32. » Il se met au travail, mais ce n’est pas si simple. Une demande est faite auprès de Microsoft pour leur permettre d’accéder aux ordinateurs. Microsoft refuse sans ordonnance d’un tribunal. Une autre entreprise refusera, de peur des conséquences judiciaires. Activision va jusqu’à envisager de mettre en place un faux exercice incendie afin de forcer les employés d’Infinity Ward à quitter les locaux et permettre à Fenedy de s’y infiltrer pour récupérer les données.
Activision admet partiellement ces révélations, en réfutant les propos que leur attribue Fenedy et en assurant que si ces plans ont bien été envisagés, rien de tel n’a en fin de compte été organisé. Tout ceci donne néanmoins beaucoup de crédit à la défense – et l’attaque – de West et Zampella. Dans la presse, ils ironisent sur les poursuites judiciaires qu’Activision a à leur encontre. « Ils disent que Modern Warfare 3 aurait été un bien meilleur jeu [si nous avions travaillé dessus] et aurait rapporté 700 millions de dollars supplémentaires, et ils veulent qu’on paye pour compenser cette perte33 », affirme Zampella.
Le duo nie évidemment toute l’idée d’un complot organisé avec Electronic Arts. Ils assurent qu’ils n’ont jamais prévu de quitter Activision et mettent en avant les bonnes conditions de leur contrat. « C’est particulièrement fou, parce qu’ils nous ont donné l’autorisation de faire une nouvelle licence, déclare West. Donc on n’avait rien à gagner à ne pas être chez Activision34. » Leur avocat insiste sur le plan de l’éditeur pour les virer, et charge spécifiquement Kotick. « Il est au cœur de l’affaire. Il a pris la décision de les licencier plus d’un an avant leur licenciement. Il n’a jamais eu l’intention d’honorer le contrat35. »
Tout ceci va même réveiller de vieilles relations, comme Tom Kudirka, fondateur et président de 2015, le précédent studio de West et Zampella. Celui-ci avait attaqué en justice ses anciens employés lorsqu’ils sont partis créer Infinity Ward, et Activision s’était occupé de régler l’affaire. « Les gens ne se rendent pas compte que Jason et Vince m’ont fait exactement le même coup que ce qu’ils font à Activision, déclare Kudirka. J’étais un patron difficile, mais ces types m’ont bien niqué36. »
La défense de Bobby
Et nous revoilà sur cette fameuse interview de Robert Kotick en 2010. En plein cœur de la bataille judiciaire et médiatique, il choisit donc Edge pour donner sa version des faits, laquelle est publiée alors même que les révélations qui contredisent ses propos se multiplient sur internet. Il déballe sa communication pour faire passer son entreprise comme saine, plus saine que les autres, plus saine, surtout, qu’Electronic Arts.
Alors qu’il ne cesse de garantir que les créatifs ont la liberté chez eux, on lui demande pourquoi ils font autant de suites. Il explique que c’est ce que souhaitent les développeurs. Et cette histoire avec West et Zampella ? « Cela a détruit ma confiance envers deux personnes spécifiques, qui étaient mes amis, déclare Kotick. Ce qui est frustrant, c’est que ce qu’ont fait ces gars, je ne m’y serai jamais attendu. On est une entreprise publique, on a des obligations éthiques, et ce qu’ils ont fait là… J’irais en prison si je faisais pareil. Vous ne pouvez pas utiliser l’entreprise et ses actifs pour votre bénéfice personnel37. »
Il insiste sur Treyarch, glorifie cette autre entité où tout se passe bien. « C’est le studio le plus incroyablement talentueux, qui sait ce qu’il fait38. » Mais West et Zampella, ils étaient dans l’erreur, et Kotick aurait été impuissant face à leur action, pensant à l’époque que « Ils vont se barrer et auront probablement beaucoup de mal à redevenir un jour productif et retrouver le succès, et on n’y peut rien39. »
Le journaliste insiste à son tour sur Electronic Arts. Ces derniers déclarent qu’ils espèrent revenir en force sur le secteur des FPS militaires. Qu’en pense Kotick ? « Écoutez, EA a beaucoup de ressources, c’est une grande entreprise qui est dans les affaires depuis longtemps, peut-être qu’ils finiront par le comprendre. Mais ils galèrent depuis si longtemps. Le défi le plus difficile auquel EA est confronté aujourd’hui, c’est que les gens talentueux ne veulent pas vraiment travailler là-bas. C’est du genre : si vous n’avez pas d’autre option, vous pouvez les considérer. […] C’est leur plus grand défi : leurs actions n’ont aucune valeur. Ils se sont égarés40. »
Issue judiciaire
En mai 2012, Activision verse au groupe de 40 anciens employés d’Infinity Ward un payement de 42 millions de dollars correspondants aux royalties de Modern Warfare 2. Ceci intervient juste avant la tenue du procès les opposant à leur ancien employeur. Les avocats n’apprécient pas totalement et décrivent cela comme « une tentative cynique de donner bonne impression avant de passer devant le jury41. »
Mais le jury n’aura pas à rendre de verdict. Comme c’est de coutume dans le milieu, un arrangement à l’amiable et secret est trouvé dans les dernières minutes, que ce soit avec le groupe d’anciens employés et avec West et Zampella qui menaient leur procès séparément. Tout le monde retire sa plainte et tout le monde est visiblement content. Activision a probablement signé d’importants chèques dont on ne connaîtra peut-être jamais le montant.
Rare révélation à l’époque : les royalties versées par Activision à Infinity Ward jusqu’à début 2012. À noter que le versement des 42 millions de dollars aux anciens employés est compris dans ces chiffres. Trois types de revenus différents sont pris en compte : studio (jeux développés par IW), tech (utilisation de technologie développée par IW de la part d’un autre studio) et IP (utilisation de la licence par un autre studio). Activision publiait ces données pour prouver à quel point le studio bénéficiait d’une rétribution exceptionnelle. Mais après tout, c’est aussi parce que le succès de Call of Duty est exceptionnel.
Infinity Ward post-West/Zampella
Et qu’en est-il arrivé de Call of Duty ? Immédiatement après le licenciement de West et Zampella, Activision a annoncé la mise en place d’un « business unit » pour gérer la licence. À sa tête, Philip Earl, un ancien de… Procter & Gamble. Mais qu’importe, l’essentiel était la question Modern Warfare 3. « Nous ne nous attendions pas à perdre autant de monde42 », confie Mark Rubin, l’un de ceux qui est resté, et qui a pris du galon au sein de studio. Surtout, ce sont la plupart des employés les plus expérimentés qui ont quitté le navire, laissant Infinity Ward sérieusement handicapé pour la suite des opérations.
En 2009, Glen Schofield et Michael Condrey, les géniteurs de Dead Space, quittent Electronic Arts pour fonder Sledghammer Games. Ils vont voir Activision. « Le modèle de studios indépendants chez Activision permet à chaque studio d’avoir son propre style, et de choisir sa méthodologie de développement qui fonctionne le mieux pour chaque groupe43 », explique en 2011, pour justifier son choix, Condrey. Robert Kotick les contacte directement et propose de les racheter. L’idée initiale est de faire un Call of Duty en vue à la troisième personne, une sorte de mélange entre Call of Duty et Uncharted.
Mais face à la pénurie de concepteurs chez Infinity Ward pour réaliser Modern Warfare 3, Activision demande à Sledghammer d’abandonner son projet pour sauver celui-ci. Le studio s’exécute et d’autres sont assignés en catastrophe sur Modern Warfare 3 : Neversoft, qui va plus tard disparaître pour être fusionné avec Infinity Ward, et Raven Software, qui annule un projet de James Bond. Treyarch s’occupe même de faire le portage du jeu sur Wii. Cinq studios sur le même projet afin de finir Modern Warfare 3 dans les temps. Et la mission est accomplie, les ventes sont à nouveau extraordinaires. Quoique, ça stagne. Le pic de popularité est passé, la croissance folle des jeux développés par Infinity Ward est terminée. Le titre suivant du studio, Call of Duty – Ghosts, accusera même un important déclin des ventes pour la série.
Quant à Sledghammer, l’entité obtient le statut d’un des trois principaux développeurs de Call of Duty, aux côtés d’Infinity Ward et Treyarch, ce qui permet à Activision d’instaurer un roulement plus important et donc une durée de développement, pour chaque projet, de trois ans, sans sacrifier sa sacro-sainte fréquence de sortie annuelle. L’idée première des fondateurs, un TPS pour capitaliser sur leur expérience de Dead Space, ne verra jamais le jour. Le premier véritable jeu du studio en solo est Advanced Warfare, avant d’enchaîner avec le retour de la série vers le contexte de la Seconde Guerre mondiale, WWII.
Toutefois, il y a visiblement eu de nouveaux conflits entre les patrons du studio et la direction d’Activision. Quelques semaines après la sortie de Call of Duty – WWII, en février 2018, Glen Schofield et Michael Condrey quittent Sledghammer. Schofield a fondé un studio avec PUBG Corp, tandis que Condrey est allé chez Take-Two, et a emmené avec lui bon nombre de concepteurs de Sledghammer. Cette fois, Activision a bien réussi à mener les opérations pour qu’aucune polémique sérieuse ne s’ébruite dans la presse. Il n’empêche que les conséquences sont là : une fois de plus, l’éditeur s’est retrouvé avec un effectif considérablement diminué.
Selon les informations de Kotaku44, pour le nouveau Call of Duty, attendu pour 2020, Raven Software a encore été envoyé à la rescousse afin de soutenir le développement. Mais Raven n’a pas réussi à s’entendre avec Sledghammer sur la direction créative, amenant le projet dans une situation chaotique.
L’expérience Respawn
Quant à Jason West et Vince Zampella, ils ont donc fondé Respawn, qui a réalisé TitanFall. Loin de la réussite des Call of Duty, le jeu s’est tout de même vendu à environ 10 millions d’exemplaires et a entraîné la mise en chantier d’une suite. Laquelle a, en revanche, connu une contre-performance. Il faut dire que TitanFall 2 a été pris en sandwich entre les sorties de Battlefield 1 et Call of Duty – Infinite Warfare (réalisé par Infinity Ward).
Mais un an plus tard, fin 2017, Electronic Arts rachète Respawn. L’éditeur signe un chèque de 151 millions de dollars avec en prime jusqu’à 164 millions de dollars en actions versés aux employés. Le studio connaît ensuite un important succès avec le battle royale Apex Legends puis avec Star Wars Jedi – Fallen Order, alors que le précédent projet d’adaptation de Star Wars chez EA avait été annulé, conduisant à la fermeture du studio Visceral Games, auparavant développeur des Dead Space.
Comble de l’ironie, Respawn s’est lancé dans le développement d’un petit projet de jeu VR dans l’univers de… Medal of Honor. Vince Zampella a aussi été récompensé par les réussites récentes de Respawn en étant promu au sein de la hiérarchie d’Electronic Arts pour devenir responsable d’un deuxième studio : DICE Los Angeles, ex-Danger Close, ex-EA Los Angeles, ex-Dreamworks Interactive. Les anciens géniteurs de Medal of Honor, donc, même si les effectifs ont bien changé depuis cette époque.
Jason West, en revanche, n’est plus dans l’équation. En fait, il a rapidement quitté Respawn, après s’être visiblement embrouillé avec son vieux collègue. D’après Vanity Fair, Zampella n’aurait pas apprécié son comportement fantasque qu’il a découvert lors des dépositions du procès qui les opposait à Activision. En avril 2013, il se contente de dire que « c’est difficile de travailler avec la même personne pendant 15 ans45. » West est resté à l’écart de l’industrie pendant plusieurs années, avant de la retrouver en 2019, en acceptant un poste chez Epic Games.
Pour ce qui est des autres anciens employés d’Infinity Ward, il s’avère que plusieurs d’entre eux ont quitté Respawn… pour revenir chez Infinity Ward. Depuis 2015, Activision a réussi à en débaucher pas mal, et ainsi certains de ceux qui avaient poursuivi l’éditeur en justice sont retournés au bercail pour en fin de compte travailler sur le reboot de Modern Warfare, sorti en 2019. Gageons qu’Activision a proposé de bons salaires pour réussir à les reconquérir.
Dans la fabrique des Black Ops
Et chez Treyarch ? Chez les bons soldats, ceux qui n’ont jamais provoqué de vagues, qui ont toujours sagement fait ce qu’on leur demandait, et qui, après la rébellion de West et Zampella, ont pris la place du studio phare de la licence ? Leur série à eux, Black Ops, s’est installée comme la plus populaire au sein des Call of Duty. En 2019, Kotaku a publié une enquête sur leur situation, s’attardant en particulier sur le personnel QA, pour Quality Assurance, ceux dont la mission, cruciale, est d’identifier tous les bugs, afin d’en débarrasser le maximum possible. Beaucoup ne sont que des sous-traitants, pas directement employés par Activision. Pas de bonus pour eux, juste un salaire de misère et des heures terribles.
Même au-delà de la situation de ce métier, mal considéré un peu partout dans l’industrie, Treyarch savoure les succès, mais souffre aussi en silence. Call of Duty tourne en rond depuis des années, et ce n’est pas faute d’essayer de nouvelles choses en interne. Mais le temps manque. Pour Black Ops 3, les développeurs ont travaillé sur une campagne radicalement différente de ce que propose habituellement la série : en monde ouvert. À mi-parcours, ce fut annulé pour revenir à quelque chose de plus classique, mais qui doit par conséquent être fait en catastrophe. Le studio est passé par un crunch épouvantable pour y parvenir.
Black Ops 4, sorti fin 2018 ? Rebelote. L’équipe travaille sur une campagne originale, impliquant un multijoueur à deux contre deux. Mais début 2018, c’est annulé. Le studio choisit alors de ne pas proposer de campagne, une première dans la série, et de développer un mode battle royale à la place. La production de celui-ci commence seulement neuf mois avant la sortie du jeu, et l’enfer est de retour.
Un employé interrogé par Kotaku explique le système mis en place : 12 heures de travail par jour, du lundi au jeudi. Le vendredi, huit heures, et pareil le samedi. Soit un total d’environ 64 heures par semaine. « Quand ça va mal, vous passez à 12 heures le vendredi, parfois même le samedi. » On dépasse les 70 heures. Les témoignages rapportés par le site évoquent des gens qui dorment sur place, certains qui se mettent à boire pour tenir le coup. Une personne résume les effets sur les employés : « Attaques de panique, burnout, dissociation. Vous avez l’impression qu’on viole vos limites. Vous perdez toute passion envers ce que vous faites et vous oubliez pourquoi vous faisiez ça au départ. C’est un cauchemar46. »
Le même Kotaku47, évoquant les problèmes entre Raven Software et Sledghammer sur le Call of Duty attendu pour 2020, annonce que Treyarch aurait par conséquent hérité de la responsabilité de sauver le projet, ce qui lui impose un temps de production bien plus court qu’habituellement, et une perspective de nouveau crunch hors-norme.
La victoire d’Activision
Quant à Kotick, tout va bien pour lui. Il est arrivé à ses fins, à se débarrasser des créatifs qui exigeaient trop de contrôle et d’argent, à maintenir sa licence annuelle, et à se hisser au sommet de l’industrie du triple-A, à surpasser Electronic Arts. Est-ce qu’il y croit, à ses beaux discours sur la façon de bien traiter les développeurs, de leur laisser de la liberté, à l’idée que chez eux on offre plus d’indépendance et de satisfaction que chez les autres ? Sans doute pas. Pas plus qu’Electronic Arts, quand, à leur tour, ils essayent de faire croire la même chose.
Le crunch, comme le fait que les cadres dirigeants ont finalement le dernier mot sur la stratégie, y compris sur l’orientation créative, c’est loin d’être spécifique à Activision ou à Electronic Arts. C’est ce qui fait système, au sein des grands groupes. Ce n’est pas une particularité d’Activision, ni même de l’industrie du jeu vidéo. Ce qui anime leur intérêt, à Kotick comme aux autres, c’est la victoire financière. Kotick l’a obtenu. Pas seulement grâce à Call of Duty, loin de là, et on va avoir l’occasion d’en parler dans la troisième partie de ce Focus. Mais le fait est qu’il a eu sa couronne. Il est sorti victorieux de son duel avec Electronic Arts, et n’a plus qu’à essayer d’aller toujours plus haut, en faisant attention à la contre-attaque. « Nous sommes de loin la plus grande entreprise dans son domaine, déclare-t-il en 2018. Ce que je peux vous dire, c’est que je regarde par-dessus mon épaule tous les jours48. »
La vérité, c’est que la vraie anomalie dans toute cette histoire, ce sont les conditions très favorables qu’ont obtenu West et Zampella dans leur contrat. Comme une erreur du système, un coup d’éclat incroyable de la part de ce duo qui a su profiter d’être au bon endroit, au bon moment, pour récupérer le pactole. Ils ont peut-être été mis à la porte de manière violente, mais cette aventure a clairement fait leur fortune.
La guerre entre éditeurs et développeurs
Jason West a lui aussi beaucoup romancé son récit. Il a idéalisé son combat pour lui donner l’écho d’un David contre Goliath, d’un valeureux travailleur qui a choisi de lutter contre le système, d’affronter le démon pas seulement pour son propre intérêt, mais aussi pour préserver tous les autres innocents. Et lui, est-ce qu’il y croit, à son histoire ?
Dans ce combat-là, il a pourtant capitulé. Il a vaincu sur le plan financier, obtenant ses dédommagements qu’on imagine très conséquents. Mais en acceptant le chèque d’Activision, il a abandonné le procès, empêché la possibilité que son ancien employeur soit véritablement condamné, alors qu’il était déjà très riche. Peut-être que Zampella l’a poussé à agir ainsi, peut-être qu’il n’en a pas eu besoin, qu’il s’est laissé séduire par la facilité et l’argent, tout seul, comme un grand, comme quasiment tout le monde l’aurait fait. Peut-être qu’il ne voulait rien d’autre et que ses beaux discours n’étaient qu’une façade. Soyons francs : il est probable que ce soit le cas.
Au fond, quel est le tort d’Activision ? De ne pas avoir honoré le contrat, c’est certain. Ils ont payé pour cela. Mais ils avaient acheté Infinity Ward, à très bon prix (seulement 5 millions de dollars) mais d’une manière parfaitement réglementaire. Le studio leur appartient, tout comme la licence Call of Duty. C’est indéniable. C’est comme ça que fonctionne notre monde, c’est comme ça que fonctionne le jeu vidéo. Les développeurs créent une œuvre, l’employeur en fait ce qu’il souhaite.
Peut-être que West était malgré tout sincère. Peut-être qu’il croyait que cela ne devait pas être ainsi. Il avait pourtant bien conscience que c’était la norme. Et sans doute que ça ne devrait pas l’être. Peut-être que sa lutte, sa rébellion en interne, son insolence face à la direction, peut-être que tout cela n’était pas uniquement pour son intérêt personnel. Peut-être qu’il y avait une forme de naïveté chez lui, qui le poussait à exiger une idée, noble, mais utopique : que même au sein des grands groupes, même pour des employés, les créateurs méritent le contrôle créatif et les bénéfices de leurs œuvres. Certains diront que c’est une idée absurde et irréaliste. Peut-être même irresponsable et dangereuse pour la santé de l’entreprise. Et pourtant, cette idée, c’est l’idée même qui a conduit à la naissance d’Activision.
En août 2012, Vanity Fair rapportait cette déclaration de Jason West, obtenue au cours d’un entretien où, dit la publication, l’homme semblait ailleurs et hésitant dans ses propos. « C’est dur. Si nous, nous n’arrivons pas à être bien traités, quelle chance pourrait avoir un nouveau venu ? Comment peuvent-ils éviter d’être mis sous pression par ceux qui détiennent l’argent ? J’aimerais avoir la réponse à cette question, mais je ne l’ai pas49. »
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Pour plus de détails sur l’histoire de Call of Duty, l’ouvrage Call of Duty, les coulisses d’une usine à succès, écrit par Sébastien Delahaye, alias netsabes, est disponible gratuitement à cette adresse.
Sources
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- https://www.forbes.com/forbes/2009/0202/052.html
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- https://www.vanityfair.com/news/2013/06/lawsuit-video-game-activision-zampella-west
- https://kotaku.com/the-human-cost-of-call-of-duty-black-ops-4-1835859016
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- https://www.marketplace.org/shows/corner-office-from-marketplace/bobby-koticks-big-bet-video-games/
- https://www.vanityfair.com/news/2013/06/lawsuit-video-game-activision-zampella-west