Dans la galaxie des célébrités du jeu vidéo, Masahiro Sakurai a un profil particulier. Son nom est devenu véritablement connu au moment où il a quitté son employeur, HAL Laboratory, et par extension Nintendo. L’information était conséquente : le créateur de Kirby et Super Smash Bros. devient alors indépendant. Son association avec une autre personnalité, Tetsuya Mizuguchi, lui-même freelance depuis son départ de Sega, le met à nouveau sous les projecteurs. Il en résulte un jeu sorti au début de vie de la DS, Meteos, qui fait sensation auprès des amateurs de puzzle-game. Et puis vient son retour sur Smash Bros., qui aura une influence conséquente sur sa légende.
C’est que Nintendo n’hésite pas à mettre en avant la façon dont ces retrouvailles se sont réalisées : le président, Satoru Iwata, ancien dirigeant d’HAL Laboratory et donc ancien supérieur direct de Sakurai, s’entretient avec ce dernier en plein E3 2005, juste après avoir annoncé qu’un épisode de Smash Bros. sortira sur Révolution, nom de code de ce qui deviendra la Wii. C’est là qu’il propose au créateur de la série de venir s’occuper de ce troisième opus. « Pour être tout à fait sincère, je me suis vite rendu compte que nous ne pourrions pas faire grand-chose de neuf sans ton aide1 », raconte Iwata. Il lui confie même qu’en cas de refus, Nintendo devra se résoudre à faire un simple portage de Super Smash Bros. Melee agrémenté d’un mode en ligne. « Dit comme ça, cela peut paraître plus comme une menace que comme une proposition2 », reconnaît le président de Nintendo. En d’autres mots, selon Iwata, un Smash Bros. inédit a nécessairement besoin de Sakurai.
Le mythe de l’homme providentiel
Vraiment ? Tout reposerait sur une seule personne ? Cela fait un moment que de nombreuses voix s’élèvent dans l’industrie pour rappeler que la création de jeux vidéo est avant tout l’affaire d’une équipe, qu’il ne faut pas non plus exagérer le rôle des réalisateurs ou producteurs, de ceux qui bénéficient du plus d’expositions. En tant que président de Nintendo, Satoru Iwata s’est lui-même attaché à faire avancer les choses en ce sens, notamment par l’intermédiaire de ses Iwata Asks, ses discussions avec les développeurs pour aborder la production d’un titre en particulier.
Lancée à la fin de l’année 2006 à l’occasion de la sortie de la Wii, cette manière originale de communiquer permettait de mettre en lumière tout un tas de personnes qui n’ont jamais droit aux tournées médiatiques, aux entretiens avec la presse, pour avoir leurs témoignages et prendre davantage conscience de leur importance. Le Iwata Asks consacré à Zelda – Twilight Princess faisait participer quatorze personnes différentes. Celui dédié à Super Mario Galaxy avait droit à onze intervenants. Puis, celui sur Super Smash Bros. Brawl, aussi long, sinon plus, que les autres, n’interrogeait qu’un seul et unique développeur : Masahiro Sakurai.
C’est d’ailleurs au cours de cet entretien qu’Iwata se lance dans un éloge de celui qu’il a accompagné – en tant que programmeur et producteur – sur ses œuvres chez HAL Laboratory. « Je me souviens que lorsque nous étions sur les mêmes projets, tu avais l’image du produit fini en tête alors que celui-ci n’avait pas encore pris forme. Certains détails étaient si pointus que, en tant que programmeur, je me disais qu’il était impossible de se poser ces problèmes tant que nous n’avions pas le jeu devant les yeux. Au fil du développement du jeu, il devenait évident qu’il fallait prendre en compte tous les problèmes que tu avais soulevés. Je me souviens avoir demandé une fois : “Tu avais vu ça dès le départ ?” C’était il y a une dizaine d’année. Et tu m’avais répondu : “Oui !” Je m’étais même demandé si tu étais vraiment un être humain. Comme ce genre de situation s’est représenté, j’ai fini par te croire sans poser de question. Je ne sais pas comment, mais tu es capable de visualiser un jeu dans ses moindres détails, comme si, en pensées, il était déjà terminé3. »
Inutile de rappeler que Sakurai ne fait pas tout. Inutile de rappeler que sans son équipe, il serait bien incapable de sortir ses jeux. Mais d’un point de vue créatif, ce que sous-entend Iwata, c’est que tout repose sur Sakurai. Que c’est sa direction qui détermine entièrement comment sera le jeu, ne laissant dès lors à l’équipe plus que la charge – non des moindres – de concrétiser cela.
« Mon travail implique généralement de la supervision, explique en 2013 le créateur pour faire comprendre son rôle. L’équipe sait ce que je veux dans le jeu, alors je vérifie ce que tout le monde produit et je m’assure que le contenu est en adéquation. “Supervision” pourrait donner l’impression que je me contente de passer mes journées à observer, mais ce n’est pas le cas. Le travail de l’équipe repose entièrement sur mes instructions, c’est donc mon rôle que de faire des ajustements et finaliser tout cela. Donc je ne fais pas que vérifier tous les graphismes, le son, les mouvements, les personnages, les niveaux, les modes de jeu et l’interface utilisateur, mais je dois aussi vérifier les documents de spécification utilisés pour construire tout ça4. »
À en croire ses déclarations, on peut rapidement voir une incapacité à déléguer. En 2013, il raconte comment il opère sur les Smash Bros., précisant qu’il saisit lui-même toutes les données relatives aux compétences des combattants et aux hitboxes. « J’ai songé à laisser ce travail à d’autres, ce que j’ai réellement essayé une ou deux fois, mais ça n’a pas fonctionné. […] L’équilibre et les possibilités des personnages sont des éléments auxquels je pense dès le départ lorsque je commence à m’occuper des mouvements. Si je confie cela à quelqu’un d’autre en cours de route, cela rendrait les choses plus difficiles. Il est plus rapide et précis que je rentre les chiffres moi-même plutôt que d’essayer de l’expliquer avec des mots à quelqu’un5. »
Sans studio fixe
On pourrait prendre avec des pincettes des déclarations de ce genre provenant d’un créateur célèbre et qui donc a fatalement un fort égo. Mais il faut bien reconnaître que les faits tendent à prouver ses dires. En 20 ans de Smash Bros., à part lui, il n’y a qu’une seule autre personne qui a travaillé sur tous les jeux de la série : Michiko Sakurai, devenue officiellement sa femme à la fin des années 2000. Une graphiste spécialisée dans l’élaboration des interfaces utilisateur, qui a suivie Masahiro lors de sa démission d’HAL et fut responsable des menus si distinctifs de tous ses jeux.
Pour le reste, Sakurai a pris l’habitude de travailler avec de nouvelles personnes. Les deux premiers Smash ont été réalisés par HAL Laboratory. Mais lorsqu’il a quitté le studio, il justifiait notamment son départ ainsi : « J’en avais assez de travailler avec les mêmes personnes sur les mêmes jeux6. » Alors, pour Brawl, il est immédiatement envisagé de monter une nouvelle équipe. C’est précisément à ce moment que le studio indépendant Game Arts termine le développement de Grandia III, et l’un des dirigeants discute avec Shigeru Miyamoto pour lui expliquer qu’ils sont à la recherche d’un projet. Ce dernier fait alors le lien, et Sakurai obtient son équipe. Ou du moins, le début. En réalité, il n’y a qu’un peu moins de 40 personnes de chez Game Arts qui ont œuvré sur Brawl, lesquels ont été accompagnés d’une trentaine de personnes de chez Monolith, à peu près autant de chez Nintendo, une quarantaine provenant de diverses sociétés comme Intelligent Systems et même quelques-uns de chez HAL, et autant qui ont été spécifiquement embauchés pour ce projet par une coentreprise entre Nintendo et Sora, la société de Sakurai. Mais en définitive, l’écrasante majorité des personnes impliquées découvraient la série.
« L’équipe que j’ai réunie avait de fortes disparités sur la façon de penser ou la culture, il y avait donc toujours des conflits7 », estime Sakurai, qui, du reste, reconnaît parfaitement leurs compétences. « Tous les membres de l’équipe, ceux de chez Game Arts inclus, étaient tous très doués8. » Mais forcément, ce type d’organisation n’est pas idéal. Avec son jeu suivant, Kid Icarus Uprising, il conserve quelques membres de Brawl tout en recrutant des nouveaux. À cet instant, on se dit que ça y est, le studio de Sakurai, Sora, prend réellement vie, qu’il met enfin sur pied une vraie équipe qui va l’accompagner dans ses projets. Mais cette perspective ne lui convient pas.
« En réalisant Kid Icarus Uprising, j’ai fait appel à diverses personnes pour développer le jeu. Il y a eu des soucis au cours de cette expérience, des choses que je voulais améliorer. Cela a pris beaucoup de temps et posé beaucoup de problèmes de devoir faire passer des entretiens d’embauche et m’occuper des ressources humaines. Il était difficile de collaborer, car chaque personne avait sa propre expérience et manière de faire. [Pour Super Smash Bros. for Wii U / 3DS], j’ai donc demandé à Bandai Namco, qui a produit des jeux comme Tekken, de remédier à cela. J’ai l’impression qu’il n’y a qu’une seule société au Japon qui conçoit des jeux de combat à grande échelle. Il serait difficile de [produire Smash] dans une autre entreprise9. »
Les compteurs sont une fois de plus remis à zéro. La démonstration est implacable. Quatre épisodes de Smash, trois équipes entièrement différentes. Une seule constante : Sakurai. Comme s’il n’avait pas besoin d’un personnel de vétérans sur sa propre série, et que le plus important est d’avoir un effectif disposant de compétence pure sur le genre dans son ensemble. Dès lors, il suffirait à Sakurai de distribuer ses directives dans les moindres détails pour que tout s’assemble parfaitement.
« Quand je discute d’un travail de supervision avec des gens, parfois jusqu’à 20 membres de l’équipe d’un coup, il y a souvent une caméra vidéo qui enregistre ce que je raconte et leur dit de faire, témoigne Sakurai à l’époque de Super Smash Bros. for Wii U / 3DS. Honnêtement, ce n’est pas drôle, car les gens agissent de manière plus sobre devant une caméra et personne n’aime entendre un enregistrement de sa propre voix. Mais en enregistrant tout avec précision, vous pouvez transmettre votre instruction détaillée à tout moment, sans se baser sur de vagues notes10. »
Encyclopédie humaine de Nintendo
Sakurai est quelqu’un de passionné. Très, très passionné. Dans les années 2000, il commence à écrire pour l’hebdomadaire Famitsu une chronique bimensuelle pour témoigner de son quotidien et exprimer tout un tas de réflexions sur le jeu vidéo. « J’ai été particulièrement impressionné quand j’ai commencé à jouer à Half-Life 2, écrit-il peu après la sortie du jeu. Ça m’a décroché la mâchoire. Je ne pouvais pas détourner les yeux de mon écran, cela paraissait si bien, et c’est formidable de voir comment ils ont implémenté le moteur physique. “C’est ça la prochaine génération de jeux vidéo ?”, ai-je pensé. Je ne pouvais pas croire que nous allions avoir ce niveau de jeu dans le futur11. » On peut y lire de tout, des analyses de divers titres, d’éléments spécifiques, ses louanges sur l’interface de Persona 5, ses découvertes de jeux indépendants, ou simplement ses humeurs du moment.
Passionné par Fire Emblem, il ne manque jamais une occasion d’en parler, comme dans un ouvrage sorti à l’occasion des 25 ans de la série, où il rappelle comment sa découverte du premier épisode l’avait marqué : « J’étais vraiment attiré par le travail sur l’animation. Ce sentiment de satisfaction quand un pirate frappe impeccablement avec sa hache12 ! » Il s’intéresse à tout, étudie tout, et admire nombre de ses pairs. Il a participé à l’élaboration des concerts Press Start, qui mettent chaque année au Japon la musique de jeu vidéo en valeur.
Alors, lorsqu’on lui demande comment il fait pour être aussi calé sur les univers de Nintendo, sa réponse est assez simple. « C’est juste que je retiens les trucs. J’imagine (rires). C’est pareil avec la musique et les personnages. Tu joues à un jeu et il reste en toi. Fut un temps où je jouais simplement à des jeux pour la documentation, et pour une raison ou une autre, je suis capable de conserver toutes ces connaissances en moi. Pour les jeux que je n’ai pas tellement pratiqués, le peu que j’ai joué, même une expérience minime, a laissé quelque chose13. »
Le truc, c’est juste qu’il aime ça. C’est un pur joueur, qui a grandi en plein boom du jeu vidéo, qui a rêvé de faire ce qu’il fait actuellement. C’est, un peu, l’anti Miyamoto. Alors évidemment, travailler sur une saga comme Smash Bros., il y a de quoi jubiler. « Être capable de prendre ces personnages qui sont apparus il y a si longtemps, et pouvoir les utiliser et les partager avec la génération actuelle est, selon moi, une bénédiction et un travail très amusant14. »
En ce sens, Smash est devenu un projet tellement fou, capable d’aller au-delà de Nintendo, de presque représenter l’histoire du jeu vidéo dans son ensemble, qu’il en vient à en faire profiter d’autres. À l’instar de Tetsuya Nomura, chargé de dessiner l’illustration accompagnant l’annonce de l’arrivée de Cloud en tant que DLC pour les épisodes Wii U et 3DS. Le créateur de Kingdom Hearts et chara-designer de Final Fantasy VII a ainsi l’occasion de produire un artwork officiel où apparaissent Link et Mario de sa propre main. « Je pensais que si je laissais passer cette opportunité, je n’aurais peut-être jamais une autre chance de dessiner ces personnages, alors j’ai pris beaucoup de plaisir à le faire, témoigne Nomura. […] En fait, pour mieux contextualiser, Super Mario 64 a été l’impulsion pour la création de Kingdom Hearts, donc être en mesure de dessiner Mario m’a rendu très heureux15. »
On retrouve cela avec la bande-son des Smash Bros. À partir de Brawl, l’idée est de s’associer avec une multitude de compositeurs du milieu, bien au-delà des écuries de Nintendo, pour proposer une quantité folle d’arrangements de musiques célèbres issues des jeux représentés. « En fait, le service chargé des contrats et des droits d’auteur a dit que la musique de ce jeu était équivalente à celle de 30 jeux », déclarait, avec amusement, Satoru Iwata pour la sortie de Brawl.
Toute cette démarche est évidemment reproduite dans les épisodes suivants, jusqu’à Ultimate, pour lequel le réalisateur détaille le fonctionnement de ce processus. C’est au début de l’année 2017 qu’il commence à contacter de nombreux compositeurs, les mettant dans la confidence sur un projet encore secret. « J’ai envoyé la plupart des courriels moi-même, mais j’ai demandé à mon équipe de s’en occuper pour certains des nouveaux compositeurs avec lesquels je n’avais jamais travaillé auparavant16 », raconte Sakurai. Il réunit ensuite des groupes de quatre à six compositeurs, et fait sa présentation. « J’en ai rencontré au quartier général de Nintendo, ou d’autres entreprises comme Sega, et j’ai expliqué mon objectif pour le projet et ce que je souhaitais. Cette fois, je voulais qu’ils se concentrent particulièrement sur la conception de musiques qui emportent [le joueur] dans le combat17. »
Les candidats découvrent alors une liste définie par Sakurai. « J’ai préparé une base de données de milliers de morceaux, donc quand l’un demandait : “Est-ce que je peux entendre celle-là ?”, j’avais juste à lancer la lecture et attendre qu’ils se décident sur qui voudrait arranger cette musique. Certains ont choisi immédiatement. Certains ne pouvaient se décider et ont emmené les morceaux chez eux. D’autres ont mentionné leur série préférée. Chaque compositeur était unique. Comme j’ai privilégié leurs requêtes, il y avait un peu de déséquilibre et de chevauchement, mais je me suis dit qu’il était préférable de les faire travailler sur ce qui les plaisait18. »
Ce ne sont pas moins de 55 compositeurs différents qui ont travaillé sur Smash Bros. Ultimate, donnant naissance à une bande-son qui dure plus de 28 heures. Dans le lot, quelques-unes des plus grandes stars de Nintendo en la matière avec Koji Kondo (Super Mario, Zelda), Hip Tanaka (Metroid) ou encore Kazumi Totaka (Zelda LA, Animal Crossing). Mais aussi bien d’autres, avec des personnes qui ont travaillé sur les Sonic, Tekken, Resident Evil, Shenmue, Phantasy Star, Ridge Racer, Monster Hunter, Final Fantasy, Fire Emblem, Metal Gear Solid, Katamari Damacy, Ace Combat, Kingdom Hearts, Yakuza, Pac-Man, NieR, Bayonetta, Xenoblade, Okami, Halo, Tales of, Devil May Cry, Mega Man, Wild Arms, Etrian Odyssey, Soul Calibur, Castlevania, Ace Attorney, etc. Il y a même le type qui chante « DAYTONAAAAAAAA !! »
Collectionneur par défaut
La passion du jeu vidéo chez Sakurai ne se manifeste pas que par son travail, mais aussi par sa pratique. Lorsqu’on lui demande combien de jeux il possède, il est vague. « En réalité, je n’en ai aucune idée. Ma collection a tellement grandi que j’ai cessé de compter il y a longtemps, mais j’avais environ 1 700 jeux à l’époque. J’imagine que j’en ai au moins 3 000 désormais19. » Mais ce n’est pas un collectionneur au sens où on l’entend habituellement. « Honnêtement, je n’ai pas un fort attachement aux objets en eux-mêmes20 », confie-t-il. Sa méthode est la suivante : quand il achète des jeux, il les conserve quelque temps en évidence chez lui, jusqu’au moment où il les range. Alors, il jette à la poubelle la boîte, et stock tout cela de manière très efficace.
En fait, il a besoin d’avoir constamment ses jeux à proximité, et préfère que ça prenne le moins de place possible. Il faut dire que son dévouement est tel qu’après avoir commencé à travailler avec Bandai Namco, il a déménagé dans une résidence temporaire à côté des locaux de l’entreprise. « Il est hors de question de perdre du temps en déplacements ou d’être obligé de partir pour prendre le dernier métro21. » Alors quand on lui demande si sa collection qu’il estime à 3 000 jeux comprend ceux en dématérialisé, il corrige tout de suite. « Ah, dans ce cas, le nombre est encore plus élevé. J’ai téléchargé presque tous les jeux Virtual Console sur Wii22. » Désormais, c’est même comme cela qu’il consomme principalement, ce qui n’est pas sans poser quelques souci de stockage, cette fois sur les disques durs. « Ma PlayStation 4 en particulier, j’ai vite saturé l’espace mémoire. J’ai un abonnement au PlayStation Plus, pour conserver mes sauvegardes dans le cloud, mais même ça, j’ai atteint la limite23. »
C’est à ce point. Sakurai est quelqu’un qui travaille beaucoup, vraiment beaucoup. Mais qui joue aussi beaucoup. Il fait généralement environ 10 jeux par mois. Il ne finit pas tout, mais il essaye de trouver le temps. « Parfois, le travail m’accapare tellement que je ne peux pas continuer à jouer même si j’en ai envie. D’autre fois, je ressens le besoin d’en savoir plus sur un titre particulier, et je fais tout ce que je peux pour le finir24. »
Son mode de fonctionnement, raconté en 2016, fait presque peur. « J’ai deux télévisions dans mon salon, donc je joue sur l’une et je passe rapidement sur des films et programmes TV que j’ai enregistré sur l’autre, le tout pendant que je fais du vélo d’appartement25. » À l’entendre, on a l’impression que l’intégralité de son temps libre se doit d’être productif, de servir sa cause créative. Juste après avoir dit cela, il ajoute, derrière un rire, qu’il « creuse sa tombe. »
Mais c’est pour lui une nécessité, pas seulement pour avoir une connaissance accrue envers les univers qu’il utilise dans les Smash Bros., mais pour sa culture de créateur, pour s’améliorer en tant que développeur. « Je pense que jouer à ces milliers de jeux est le moyen le plus simple et le plus efficace pour apprendre de mes prédécesseurs26. »
Fatalement, ça lui prend beaucoup de temps. Et du temps libre, il en a peu. À force de vouloir tout gérer lui-même, ses journées s’avèrent très remplies. « Le problème avec mon travail, c’est qu’il y a tellement de supervision à faire. Je peux recevoir des dizaines de demandes par jour, entre les réunions, les groupes de contrôle et d’autres évènements. Rien que s’occuper de cela m’amène à 22 h, quand il fait nuit. J’essaye de gérer toutes les demandes le jour même, mais parfois il faut attendre le lendemain, dans la mesure où les chefs de département peuvent ne plus être dans les locaux une fois 19 h passé. Cela devient encore plus difficile si je ne suis pas au bureau. Ce travail m’occupe jusque tard dans la nuit. Remettre continuellement les choses à plus tard revient à attacher un nœud coulant autour de mon cou27. »
Rockstar ? Des mauviettes.
Au terme du développement de Super Smash Bros. Melee, fin 2001, Sakurai répond à quelques questions dans un entretien publié dans un ouvrage officiel consacré au jeu. On lui demande si c’est vrai qu’il a passé une année complète sans un seul jour de repos. « En réalité, j’ai fait une petite pause pour le Nouvel an, répond-il. En novembre de l’année dernière, je n’avais presque pas le temps de m’arrêter. J’ai pris environ deux jours de congé ce mois-ci, mais à partir du Nouvel an, je n’ai pas pris un seul jour de repos28. » Il témoigne d’à quel point il avait du mal à arrêter de penser à son projet. « Il y a des moments où je le voulais, mais je n’y parvenais pas. J’étais inquiet, je stressais jusque dans mon lit. Je me mentais à moi-même, me disant “Non, je n’ai toujours pas terminé cette partie29.” »
Le crunch de Melee est assurément le pire de sa carrière, peut-être même l’un des pires de l’histoire du jeu vidéo. « Tout le monde pouvait voir [comment je travaillais] et penser : “ça n’est pas bon”, mais c’était une situation où, petit à petit, le joueur serait d’autant plus satisfait. Pas un jour n’a été perdu. Je ne regrette pas la folie que j’ai faite à l’époque. » Mais tout de même, le traumatisme est là. « Aussi longtemps que je vivrai, jamais je ne referai cela30 », considère-t-il en 2015. Pourtant, si sa folie n’est jamais allée aussi loin, son habitude à la surcharge de travail n’a également jamais disparu. À l’époque du développement sur Brawl, dans une de ses chroniques pour Famitsu, il explique qu’il va prendre des vacances, et se sent obligé de se justifier.
« Du lundi au samedi, je travaille sur Brawl, et le dimanche c’est pour d’autres activités, comme cette chronique. Quand il y a trop de travail, il m’arrive souvent d’en ramener à la maison. En outre, au fil des années, je peux sentir ma force physique diminuer. En ce moment, je suis surtout préoccupé par le manque d’exercice. […] En tout cas, je me suis dit, si je continue comme ça, est-ce que je ne risquerais pas de craquer avant d’avoir fini le jeu ? C’est sous doute indispensable que je me recharge à présent. Il y avait trois jours de vacances au calendrier, alors j’ai décidé de prendre ce temps pour restaurer la santé de mon corps. Je me suis imposé de ne pas penser à quoi que ce soit en rapport avec le travail pendant mes vacances31. »
Un luxe qu’il s’autorise rarement. Et au bout d’un moment, ça coince. En 2013, on découvre l’étendue des dégâts. Des symptômes ont débuté en octobre 2012 : une tendinite calcifiante à l’épaule droite. Petit à petit, de multiples ruptures dans les muscles de son bras sont détectées. Résultat ? Des douleurs dans le haut du bras, des douleurs sourdes chroniques au coude et de la fatigue dans l’avant-bras. La douleur est si forte qu’elle le réveille en pleine nuit, l’empêchant de se reposer suffisamment. Tout ceci s’accorde mal avec son activité, que pourtant il n’interrompt pas. « Je vais au travail tous les jours et, pour donner des instructions et effectuer des tests, un clavier et une manette sont nécessaires. J’utilise une manette pour tester le jeu de même que pour contrôler la caméra dans le mode debug afin de vérifier les graphismes32. »
Fin 2014, en plein développement de Super Smash Bros. for Wii U / 3DS, il revient sur ses problèmes de santé. « Mon canal carpien ne va pas mieux. Je travaille en déplaçant une trackball avec ma main gauche. Développer Smash est toujours difficile. Maintenant plus que jamais, je prends soin de ma santé et je fais de mon mieux33. » D’où l’achat de son vélo d’appartement, par défaut : les salles de sports sont fermées la nuit, donc il n’avait que cette option.
Progressivement, sa situation s’améliore. Mais il continue à travailler, sans cesse, sans interruption, et à inquiéter du monde. Ce qu’il dévoile, l’air de rien, au moment de confier ses impressions sur les réactions au Nintendo Direct de l’E3 2018 où il apparaissait pour montrer Super Smash Bros. Ultimate. « Après la présentation, un certain nombre de personnes m’ont demandé : “As-tu perdu du poids ?”“Tu sembles émacié.” “Prends soin de toi.” C’est vrai que j’ai perdu environ six kilogrammes, mais je ne dirais pas que je suis “émacié”, j’ai juste maigri. Pas besoin de s’inquiéter34. »
Mais il a fini par prendre conscience de la nécessité de lever le pied. Légèrement. Il ne travaille plus « que » 10 h par jour. Presque sans le vouloir : en fait, c’est l’organisation de Bandai Namco qui le contraint à cela, l’entreprise fermant ses portes à 22 h pour empêcher ses employés de faire trop d’heures supplémentaires. « Autrefois, il n’était pas rare de travailler jusqu’à 1 ou 2 h du matin, donc en comparaison, je fais les choses doucement35. » De quoi lui laisser le temps de rentrer chez lui pour une séance intensive de jeu vidéo sur fond de programmes TV en faisant du vélo d’appartement. Bref, la détente. « Je suis indépendant, donc je n’ai pas de réglementation concernant les heures supplémentaires et mon temps n’est pas géré par quelqu’un d’autre, mais je rentre chez moi quand les bureaux ferment36 », explique-t-il, presque avec amertume.
« Smash détruit toute chance de maintenir une vie personnelle, témoigne Sakurai à l’époque des épisodes Wii U et 3DS. Plus le projet est volumineux, plus des choses nécessitent mon attention ; comme il existe deux versions du jeu cette fois, je dois naturellement garder un œil attentif sur les deux. C’est beaucoup trop difficile à gérer pour un seul réalisateur. J’ai réalisé beaucoup de jeux, mais celui-ci est certainement celui qui m’a le plus débordé. Chaque jour, je fais face à toutes les situations, tout en veillant à prendre soin de moi afin de ne pas ruiner ma santé. Je comprends pourquoi les gens pensent qu’il y aura toujours des suites. Si j’étais un fan, je penserais probablement de la même façon37. »
Le roi du fan-service
Tout créateur ayant un minimum de succès est confronté à ce problème : le public apprécie ce qu’il fait, et en redemande, ce qui peut risquer de l’enfermer dans un canevas créatif. Souvent, cela va même plus loin, lorsque des communautés réclament un élément extérieur à la vision de l’auteur. Vient alors ce qu’on appelle le fan-service, qui peut rapidement devenir un poison. Mais au fond, Super Smash Bros. échappe théoriquement à ce problème, parce que c’est une série construite autour du fan-service, c’est l’essence même de la proposition dans la réunion d’univers déjà connus, donc aller dans ce sens est quelque chose d’assumé et de légitime. Ce qui n’élimine pas un autre souci : répondre aux attentes démesurées du public.
Masahiro Sakurai est quelqu’un qui prend très à cœur les demandes qu’on lui fait, et c’est certainement ce qui l’incite à sacrifier sa santé pour son travail. « Je me rends compte que c’est un jeu qui encourage la création de communautés. C’est quelque chose dont je suis conscient depuis le premier épisode sur N64. Je tiens vraiment à créer quelque chose qui ne brise pas cela38. »
Mais plaire au public est une quête délicate, surtout avec des titres qui ont un succès massif et où les requêtes sont nombreuses et souvent irréalistes. « Un mouvement d’un personnage ne représente même pas 0,01 % du jeu, explique Sakurai. Ils ignorent complètement combien de différentes collaborations il y a en coulisses, à quel point cela a été difficile pour nous de simplement faire ce jeu, et ils sont extrêmement mécontents pour le plus petit des détails et le plus minutieux des ajustements. C’est un travail ingrat. C’est probablement le genre de critique qu’on n’a pas à l’école ou dans un travail plus classique. Mais le problème est que, personnellement, je suis réellement peiné par le fait que je ne peux tout simplement pas ignorer leurs voix et leurs critiques. Ils peuvent souffrir de leurs propres préjugés individuels, mais ça n’en reste pas moins une personne qui ressent cela39. »
Alors il doit faire la part des choses, ne pas nécessairement écouter une minorité vocale dont les demandes vont à l’encontre de ce qu’apprécie une majorité silencieuse. « Fut un temps où j’ajustais quelque chose en réaction à des plaintes, et il y avait encore plus de mécontentement derrière40. » C’est un problème qui se pose en grande partie au niveau des subtilités du gameplay, les fameuses critiques qu’il subit depuis l’ère post-Melee, où les fans de l’opus GameCube reprochent la « casualisation » de la série. Sakurai a choisi de faire confiance à sa propre philosophie, au détriment d’une niche d’adaptes de l’expérience compétitive. En 2015, Chris Pranger, un employé du Nintendo Treehouse, la division de Nintendo of America qui s’occupe notamment de la localisation des jeux, témoigne de la façon dont est vu le créateur en interne vis-à-vis de cela et des efforts qu’il fournit malgré les reproches.
« La vision des jeux vidéo qu’a Sakurai est terrible. Il devient vraiment triste quand il découvre les réactions des gens et quand quelque chose fuite, parce que ce qu’il souhaite vraiment, c’est créer. Et c’est un auteur au sens le plus strict du terme. C’est tout simplement comme Vincent Van Gogh qui se coupe sa propre oreille et nous on est là, à dire “T’es taré, arrête de faire ça !” Et lui il continue : “Vous ne comprenez pas, les mecs, c’est ma vision41 !” »
La question du gameplay est une chose, celle du contenu en est une autre. Sakurai est quelqu’un qui aime faire plaisir, aime relever les défis pour impressionner son monde. Quelqu’un qui savoure chaque annonce pour observer avec satisfaction la populace qui s’émeut de découvrir que tel ou tel personnage intègre le casting. « Honnêtement, lorsque nous avons révélé Solid Snake pour Brawl, je me suis dit : “Nous n’arriverons pas à provoquer une plus grande surprise que celle-là.” Mais, en tant que créateur, vous essayez simplement d’en faire plus tout en essayant de surprendre et ravir votre public autant que possible42. »
Le réalisateur met au point la feuille de route de Super Smash Bros. Ultimate à la fin de l’année 2015, alors que son équipe est en train d’achever les DLC des épisodes Wii U et 3DS, et le développement débute pleinement en février 2016. Sa réflexion initiale est simple : soit capitaliser sur ce qui a déjà été accompli, ou soit repartir de zéro.
« Pouvoir inclure tous les combattants est un vrai luxe et, sachant que cette opportunité ne se présentera pas deux fois, j’ai saisi l’occasion et j’ai forcé quelques portes pour faire de ce rêve une réalité. Nous avions le choix entre une refonte complète des systèmes de jeu et des sensations, ou bien nous baser sur ce que nous avions déjà accompli lors du dernier jeu. Nous avons fini par opter pour la deuxième option. Si nous nous étions lancés dans la première, on aurait sans doute trois fois moins de personnages qu’actuellement. En choisissant cela, certains fans se seraient surement plaints et diraient : “Je préférais comment c’était avant.” Nous devrons faire face à cette décision un jour, mais j’ai décidé que ce n’était pas encore le moment43. »
Selon lui, cette opportunité de l’épisode « ultime » était possible à cet instant, grâce au fait de retravailler avec la même équipe. Et, surtout, c’était sans doute la dernière fois qu’il serait en mesure de le faire. « Si le rêve est de ramener tous les personnages, tout ce que nous devons faire, c’est de tendre la main et de saisir l’opportunité. Si c’est notre chance, alors nous devons la saisir ! […] Mais de qui est-ce le rêve ? Eh bien, les fans, évidemment. Il y a beaucoup de fans de Smash, et j’ai toujours essayé de répondre aux attentes du plus grand nombre44. »
Ultimate, vraiment ?
Quel est le résultat de tout cela d’un point de vue des statistiques ? En premier lieu, l’orientation « compilation » du projet a une principale conséquence fâcheuse : Ultimate est l’épisode qui introduit le moins de personnages inédits, que ce soit en comptabilisant l’ensemble des nouveaux venus ou en se limitant à ceux qui ne sont pas des dérivés d’autres combattants. Les DLC permettront toutefois de rétablir la balance, mais en exigeant de repasser à la caisse. La chose est encore plus parlante en matière de stages : si l’on met de côté les Champs de Bataille et Destination Finale, ici comptabilisés comme des stages « similaires », il n’y a que quatre niveaux inédits dans Ultimate, bien loin de la tendance habituelle.
Mais ce sacrifice en matière de nouveautés permet en revanche une accumulation de contenu complètement folle. Tous personnages confondus, on en arrive à 76 dans Smash Bros. Ultimate, 82 si l’on compte les futurs DLC. En matière de stage, c’est un total qui dépasse les 100, quand la version Wii U dépassait à peine les 50 en comptant les DLC. Toutefois, si la promesse « Ultimate » est bien remplie pour les personnages où aucun ne manque à l’appel, il reste des oubliés pour les stages.
On était pourtant proche du but. Considérant que Secteur Z et Planète Zebes du premier Smash Bros. sont sans grand intérêt étant donné leur proximité avec des niveaux récurrents de la saga (Corneria et Brinstar, respectivement), de même que les deux Espace 2D (Game & Watch) qui ont fusionné en Espace 2D X, ou encore que PictoChat, remplacé par PictoChat 2, alors on compte un total de douze arènes qui ne font pas le chemin jusqu’à Ultimate : quatre de Melee, une de Brawl, deux de 3DS et cinq de Wii U, dont un, Miiverse, qui n’a certes plus aucun intérêt.
Et puis il y a les modes de jeux, où Ultimate fait pâle figure par rapport à ses prédécesseurs. On retrouve évidemment le mode Classique tout en ayant droit au retour d’un mode aventure, mais les cibles ne reviennent pas, de même que les plateformes, portées disparues depuis la N64, le home-run comme le mode Évènements, présents depuis Melee, disparaissent, ainsi que le créateur de stage (introduit dans Brawl) ou les Commandes Spéciale de Wii U. Enfin, si Smash en masse est toujours là, c’est en étant bien moins fourni : au revoir l’affrontement contre 10, en 3 minutes, contre un rival ou le Smash sans fin, ne reviennent que le contre 100, le All-Star, et le Smash cruel.
« Il y aura des gens qui pourraient être déçus si les anciens combattants ne reviennent pas. Je ne voulais pas que les joueurs ressentent cela, alors nous avons travaillé très dur pour que ça se produise. Mais ce que j’ai appris, c’est que peu importe qu’on donne le maximum, peu importe la quantité de nos efforts, peu importe le nombre de combattants que l’on inclut, il y aura toujours des gens qui ressentiront [de la déception]45. »
Était-ce seulement possible de faire plus que ce qui a été accompli ? En regardant le travail achevé avec Ultimate, il considère que ce qui a été réalisé par lui-même et Bandai Namco représente un « miracle. » Plus de deux ans et demi de développement, soit une durée similaire aux derniers épisodes et plus longue que les premiers, pour un effectif record d’environ 450 développeurs. Sans compter les voix, l’élaboration des cinématiques, le support technique, la sous-traitance, la localisation ou encore la QA. Plus de 1 500 noms figurent dans les crédits.
Le tour de force de réunir l’intégralité du casting de la série ne repose pas que sur le travail accompli sur le jeu en lui-même. La série s’étant ouverte aux personnages qui sont la propriété d’entreprises extérieures à Nintendo, cela amène une charge de travail supplémentaire en termes de négociations et d’accords pour réunir tout ce beau monde. Selon Sakurai, pour l’inclusion de Ryu (appartenant à Capcom), Cloud (appartenant à Square Enix), et Bayonetta (appartenant à Sega), lors des DLC sur Wii U et 3DS, « les négociations se sont déroulées sans heurts46 », grâce à l’aura de la licence. Mais grâce, aussi, au fait qu’il s’agissait de DLC : il devient dès lors simple de se mettre d’accord sur un pourcentage des bénéfices de ce contenu spécifique qui revient aux ayants droits.
Pour une présence d’emblée dans le jeu, on imagine la tâche plus complexe. Super Smash Bros. Ultimate inclut pas moins de dix personnages issus d’éditeurs tiers : trois de Konami (Snake, Simon, Richter), deux de Sega (Sonic, Bayonetta), trois de Capcom (Mega Man, Ryu, Ken), un de Bandai Namco (Pac-Man) et un de Square Enix (Cloud). Sans oublier la myriade de personnages qui apparaissent sous forme de trophée aide, ou sous forme d’esprit. Le générique de fin donne une idée du cauchemar administratif que doit représenter un tel projet, citant une ribambelle de sociétés : Camelot, Koei Tecmo, Vanpool, Yacht Club, Treasure, Atlus, Marvelous, Mistwalker, Taito, Ubisoft, WayForward et bien d’autres encore.
« Nous ne pouvons pas créer ce que nous voulons en toute simplicité. Je dois recevoir l’approbation des créateurs originaux des personnages, et je dois représenter leur ressenti. Si celui-ci diffère de la direction que j’ai prise pour un personnage dans Smash, alors c’est notre devoir que de réduire cette disparité, peu importe le temps et l’énergie que cela prendra. Les accords contractuels et d’autres questions juridiques peuvent également rendre le développement très difficile. En réalité, c’était un sacré défi que de ramener tous les personnages et j’ai réussi de justesse. Franchement, on est presque passé à côté47. »
La boîte de Pandore
« Oui, je sais : du point de vue du fan, davantage de combattants qui rejoignent le combat, c’est un acquis. Peu importe ce qui se passe durant le développement, les joueurs considèrent qu’un personnage apparu dans les épisodes précédents va automatiquement revenir48. »
Le cas Street Fighter V a bien montré à quel point ne pas être à la hauteur des attentes peut s’avérer redoutable. Et pourtant, la tâche est fort complexe pour les développeurs actuels de grosses productions. Faire une suite implique de faire mieux qu’avant, d’en proposer davantage, alors même que la progression technologique oblige à plus de moyens. Plus de personnages, c’est un labeur exponentiel. Plus de contenu, c’est une utopie. Toute cette complexité amène Sakurai à des réflexions philosophiques qui vont jusqu’au sens de la vie, comme il le montre en 2014, dans la dernière ligne droite du développement de Super Smash Bros. for Wii U.
« Je me demande parfois : pour quel objectif les humains naissent-ils ? Mon travail est tellement difficile et inclut tellement de choses que cela affecte la façon dont je considère mon but dans la vie. Mais, en supposant que j’ai la chance de travailler sur un autre Smash Bros., je pense que je ferai quelque chose pour réduire cette énorme charge de travail. Si je retire un seul personnage, je vais évidemment recevoir des plaintes, mais nous avons atteint notre limite depuis un certain temps, alors on doit céder49. »
Mais il n’a pas cédé. Il a finalement choisi, sans doute une dernière fois, l’option du casting qui ne cesse de grossir, jusqu’à l’extrême. Et a de fait nécessairement dû se résoudre à limiter l’offre en termes de modes de jeux. Et malgré ça, l’exploit d’Ultimate fait apparaître le risque d’une attente encore plus élevée de la part du public pour le futur. Il en est conscient. « L’annonce “Tout le monde est là” a été accueillie par des applaudissements, mais cela ne peut se produire qu’une fois. Peut-être que nous avons ouvert une boîte de Pandore et détruit le potentiel pour les prochains Smash50. »
Entre contrainte et ambition
Concrètement, peu importe le nombre de modes qui disparaissent, il faut souligner à quel point tout est peaufiné. Et, surtout, le principal : le mode Smash. La quantité de réglages possible est assez folle, avec tout un tas de petits ajustements qui permettent de le rendre plus efficace que jamais. Certaines disparitions peuvent même être une décision créative assumée : réduire Smash en masse à l’affrontement contre 100 ou contre des ennemis extrêmement véloces, c’est aussi mettre à l’écart des variantes pas forcément indispensables pour proposer au joueur l’essentiel. L’évolution du mode Classique, moins ambitieux que sur Wii U, permet aussi de proposer une expérience plus en phase avec l’idée initiale.
En la matière, le plus important est finalement le mode aventure. Apparu dans Melee sous une forme très rudimentaire, celui-ci a gagné ses lettres de noblesse avec Brawl. L’idée était alors d’offrir une quête intégralement scénarisée et ainsi de multiples scènes cinématiques, pendant que le joueur traversait de vastes niveaux en affrontant une quantité folle d’ennemis lambda. Le tout entre deux combats sérieux, impliquant soit des membres du casting, soit des boss issus des différentes séries de Nintendo et reproduits avec brio.
Avec Ultimate, on n’est pas dans le même registre. C’est encore une fois la contrainte d’un projet gargantuesque qui parle, et qui demande déjà tellement de travail qu’il était nécessaire de ne pas voir trop grand. « Nous voulions offrir une solide expérience solo, mais d’un autre côté, nous n’avions pas suffisamment de ressources pour créer des modèles de personnages51 », justifie Sakurai. Comprendre, ne pas inclure différents ennemis provenant de diverses séries, en dehors des combattants déjà présents dans le jeu. « C’est de là que vient l’idée [de La Lueur du monde]. Nous devions proposer un système amusant et pas une expérience répétitive même quand on affronte de manière répétée des personnages contrôlés par l’ordinateur52. »
L’ensemble du mode Esprit est, finalement, un condensé d’éléments des précédents jeux remodelés pour fournir un mix plutôt malin. On peut y voir à la fois une variante du mode évènement et des trophées à collectionner, qui apparaissent désormais sous la forme de simples reproductions d’artworks, malheureusement sans une fiche encyclopédique pour en savoir plus à leur sujet. Mais ils ont cette fois une incidence directe sur le jeu en permettant d’accroitre les compétences du joueur et lui donner quelques avantages spécifiques, comme débuter le combat avec une arme.
Ainsi, même si La Lueur du monde reste une succession de combats, ceux-ci proposent une certaine variété et s’ajoute une composante RPG (les esprits primaires peuvent monter en niveau) et stratégique (les compétences spéciales de chaque esprit peuvent atténuer les effets propres à chaque combat, comme une insensibilité au feu très pratique sur un terrain où le sol s’avère être une fournaise). Le tout se déroule sur une carte gigantesque aux multiples embranchements, avec nombre d’obstacles, coffres et lieux spéciaux. C’est aussi là que l’on peut profiter de références à la plupart des univers représentés dans ce cross-over, avec des mécaniques qui s’inspirent des jeux originaux.
Il en résulte une longue aventure, à la difficulté parfois très élevée, mais qui a au moins l’avantage d’obliger à se pencher sur sa dimension stratégique. La répétitivité peut vite se faire sentir, mais il suffit de profiter de ce mode à petite dose, avec des sessions courtes, pour limiter cet effet. Ce n’est certainement pas une histoire passionnante, ce n’est peut-être pas cette grande célébration nous emportant avec gros moyens dans les univers de tous les jeux Nintendo (et plus) que l’on pouvait rêver, mais c’est une proposition très habile pour avoir quelque chose de réellement intéressant sans faire exploser le temps de développement.
La parfaite conclusion de 20 ans de Smash
Super Smash Bros. Ultimate est un jeu étrange. De toute évidence la plus importante sortie de Nintendo en 2018, il n’a rien à voir avec les stars de la Switch parues en 2017, Zelda – Breath of the Wild et Super Mario Odyssey. Ceux-là brillaient par leur audace, par leur réussite pour proposer une expérience totalement différente de leurs prédécesseurs. Smash Ultimate, lui, a choisi de rester en terrain connu, de s’appuyer sur ses acquis. Et malgré ça, l’audace du projet demeure réelle. En dépit d’être conservateur, il réussit à impressionner, à manifester une leçon de savoir-faire et de maîtrise de son sujet pour offrir ce qui est effectivement une forme de plaisir ultime et d’hommage minutieux à de nombreuses séries. Car si le résultat du mode aventure peut faire débat, l’objectif principal du jeu – les affrontements en multijoueur – est une réussite presque intégrale où seules les défaillances du online de Nintendo viennent ternir un minimum le tableau.
Masahiro Sakurai et ses équipes peuvent être fières du résultat, car le rêve est concrétisé. Le réalisateur semble même avoir appris, au cours du développement, à davantage se reposer sur ses troupes. « Je ne saisis plus directement aucune donnée moi-même53 », confie-t-il à l’automne 2018, contredisant ses déclarations d’il y a quelques années, quand il était persuadé qu’il avait l’obligation de se charger de cette tâche en personne. Il s’est également reposé sur une équipe pour la sélection très hétéroclite d’esprits, dont la provenance est loin de se limiter à la galaxie Nintendo54.
Serait-ce la fin de son aventure avec Smash ? Oh, ce n’est pas non plus à l’ordre du jour. Il y a un an, il évoquait timidement l’envie de mettre plus de distance, de prendre plutôt un rôle de consultant55. Mais ses récentes conversations avec la presse ne vont pas trop dans ce sens. « Je devrais probablement confier tout cela à quelqu’un, mais je n’ai pas encore trouvé cette personne56 », estime-t-il. Mais, comme il le dit lui-même, la série va quoi qu’il en soit se confronter un jour à la nécessité de changer d’orientation, d’avoir un casting moins gourmand pour essayer de proposer quelque chose de vraiment nouveau.
Sakurai confie avoir peur que ce titre impose un tel standard que le moindre retour en arrière ne saurait être accepté par les fans. On peut, en effet, le craindre. Mais avec un peu plus d’optimisme, on peut aussi envisager le fait que Super Smash Bros. Ultimate répond si bien aux attentes qu’il puisse être considéré comme une conclusion impeccable à cette série sur le point de souffler ses vingt bougies. Un point d’orgue capable de satisfaire pendant suffisamment longtemps pour que le public si intransigeant ne s’oppose pas à la liberté que mérite le créateur.
Celui-ci considère en tout cas que sa réussite l’autorise à souffler pour un petit bout de temps. « Cela irait s’il n’y en a pas d’autre pour environ 10 ans, vous ne pensez pas57 ? » De quoi lui permettre de se lancer dans un projet totalement différent ? Sans doute. Même s’il sait très bien qu’il reviendra un jour ou l’autre à Smash. Et il ne s’en plaint pas, loin de là.
« Il y aura toujours la possibilité d’un nouveau Smash, et il est possible qu’il puisse un jour y avoir un épisode dans lequel je ne suis pas impliqué. […] De temps en temps, des gens me disent que je devrais travailler sur autre chose. Je le prends comme un compliment, parce que ça veut dire qu’ils ont confiance en ma capacité de créer quelque chose d’amusant et d’unique. Cependant, c’est Nintendo qui décide de faire Smash, et s’ils me demandent de superviser son développement, j’ai le sentiment que je suis obligé d’en faire ma priorité absolue, peu importe les conséquences. J’ai été chargé de diriger ce projet terriblement vaste. Il y a peu d’emplois qui vous épuisent comme celui-ci. Cela dit, travailler sur Smash est loin d’être acquis. Si vous pensez que je suis coincé dans une routine à constamment travailler sur la même série, je ne serai pas d’accord. Cela demande beaucoup d’ingéniosité pour trouver le moyen d’implémenter des personnages apparemment impossibles dans le jeu. Il y a aussi un certain prestige qui vient avec le fait de travailler sur du contenu provenant d’autant de titres adorés. Il y a des tonnes de nouveaux jeux intéressants, mais Smash est vraiment unique. C’est différent que de faire une simple suite. C’est un projet qui ne peut être conçu qu’avec le consentement et la coopération de nombreuses personnes différentes. Smash est spécial58. »
Sources
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