temps de lecture: 50 mn

The Last of Us Part II

Naviguer dans cette série

Selon les Game Awards, et son jury composé de presque une centaine de représentants de la presse internationale, c’est le jeu de l’année. Selon Metacritic, c’est le jeu inédit le mieux noté de l’année, et également élu jeu de l’année par ses utilisateurs. Selon une compilation1 basée sur plusieurs centaines de médias du monde entier, The Last of Us Part II a obtenu plus de 200 statuts de jeu de l’année, par des rédactions ou communautés. Loin devant le deuxième titre le plus primé, Hades. On arrive un peu tard après la sortie, mais c’est donc l’occasion de s’attarder sur une œuvre qui est reconnue par la majorité de la presse comme le meilleur jeu vidéo de 2020.

Disons les choses franchement : on va beaucoup parler de Neil Druckmann, le réalisateur de The Last of Us Part II, dans cet article. Parce que c’est surtout lui qui a pris la parole pour nous offrir des confidences de développeur sur la conception de cette énorme production. Mais aussi parce que, si TLOU2 est évidemment le travail d’une équipe et non pas d’un seul homme, c’est un jeu dont l’élaboration est grandement basée sur son scénario. Lequel, dans les grandes lignes, a été écrit par Druckmann et sa coautrice Halley Gross.

Pour point de départ, un projet qui se veut être une véritable suite, et qui ne cherche pas à mettre de côté les personnages de l’opus précédent pour se contenter de nous ramener dans le même univers, mais à un autre endroit et avec un autre groupe. « Non, insiste Druckmann. On va doubler la mise et exposer ce que signifie cette fin. Prendre certaines des choses que les gens considèrent comme sacrées et simplement… les démanteler2. » C’est peu de le dire.

Son constat est le suivant : The Last of Us était un jeu qui parlait d’amour, et montrait par cet intermédiaire une tragédie visant à interroger ceci : jusqu’où serait-on prêt à aller par amour ? Alors, pour la suite, il propose l’inverse : parler de haine. « À nouveau ce sentiment très universel que tout le monde connaît3 », explique-t-il.  La question fondamentale de The Last of Us Part II, comme le résume Druckman, est la suivante : « Jusqu’où iriez-vous pour rendre justice aux personnes qui blessent ceux que vous aimez4 ? » Charmant programme.

Le traitement de la violence

À l’époque du premier The Last of Us, les développeurs ont rapidement réfléchi à l’intensité de la violence proposée par l’œuvre. Il fallait qu’elle soit importante, que cela ait un impact. Il ne s’agissait pas de faire un jeu violent juste pour faire un jeu violent, ou de partir dans une exagération grotesque à la manière d’un Mortal Kombat, mais il fallait qu’il y en ait suffisamment pour que ça marque les esprits. « Il était important pour nous d’atteindre ce juste milieu où c’est un peu dérangeant5 », résumait Druckmann.

Pour la suite, c’est la même ambiance, mais avec la volonté d’aller encore plus loin. Pour les mêmes raisons, forcément, mais il est aussi logique de vouloir appuyer davantage encore cet aspect de par la thématique de Part 2. « Ce n’est pas aseptisé comme dans la plupart des films et jeux, détaille Druckmann. Nous voulions que le joueur ressente cela. L’idée est que le joueur se sente repoussé par une partie de la violence qu’il commet. On a l’impression que c’est la façon la plus honnête de raconter cette histoire6. »

Pour faire cela, il y a d’abord l’aspect visuel. L’une des choses les plus marquantes en la matière est la façon dont on se débarrasse des ennemis en les surprenant par-derrière. Ellie les attrape pour les égorger avec son couteau, avec une grande et très visible effusion d’hémoglobine, et tout cela avec un visage particulièrement hargneux. Et puis il y a le comportement des personnages, leurs animations, leurs réactions. « Les ennemis ont des noms, souligne Druckmann. Ce qui fait que lorsque vous tirez sur quelqu’un, vous pouvez entendre un autre crier le nom de son copain, et il est désormais bouleversé et agité, et cela influe sur son comportement7. » Que dire des chiens, où lorsque leurs compagnons découvrent le cadavre de leur animal, ils semblent dévastés.

Toute cette démarche est intéressante. La violence, et même le meurtre, c’est quelque chose de récurrent dans le jeu vidéo. De banalisé. On l’intègre comme une vulgaire mécanique de jeu. Chercher à prendre cela à contre-courant pour en faire un acte difficile, comme ça l’est dans le monde réel, c’est un principe intéressant. Ça marche pendant un moment. Et puis ça ne marche plus.

Le problème, c’est qu’on tue beaucoup. Ce qui a tendance, à la longue, à rendre tous ces effets presque anodins. Paradoxe de la démarche, en cherchant à sortir de la violence banalisée qui prime dans le jeu vidéo, The Last of Us Part II finit par banaliser une violence plus prononcée. C’est que, au cinquantième égorgement qu’effectue Ellie, on commence à y être habitué, et on ne voit plus cela que comme une mécanique de jeu, comme partout ailleurs. Ce qui ruine toute cette tentative, c’est simplement la quantité d’ennemis à tuer : peu importe le réalisme et l’impact de la violence mis en œuvre, plus on doit commettre de meurtres et plus ceux-ci deviennent anecdotiques.

La question du gameplay

Pourtant, l’œuvre aurait pu mieux s’en sortir à ce niveau. Parce que le gameplay est très bien conçu pour être en adéquation avec ce parti-pris. Sur les réseaux sociaux, un commentaire d’un acteur américain fut beaucoup raillé : il considérait The Last of Us Part II comme l’équivalent de La Liste de Schindler alors que tous les autres jeux sont l’équivalent de John Wick.

Si beaucoup ce sont moqués de l’idée – effectivement étrange – de mettre sur le même plan TLOU2 et La Liste de Schindler, le propos était d’autant plus paradoxal que, en fait, The Last of Us Part II fait justement beaucoup penser à John Wick dans ses combats. On aime ou non le gameplay de Naughty Dog, qui ne se renouvelle pas vraiment, mais il est difficile de ne pas lui reconnaître une forme d’aboutissement dans ce jeu, où chaque animation, chaque mouvement, a un impact fort et impose un mélange de réflexe et de stratégie rapide pour gérer les choses efficacement. Le résultat, c’est une chorégraphie presque cinématographique qui apparaît naturellement.

Via

Il est forcément délicat de donner l’impression que chaque affrontement est une épreuve comme elle le serait dans le monde réel. D’un pur point de vue ludique, la difficulté de TLOU2 est plutôt bien dosée, avec cet équilibre toujours complexe à atteindre entre la difficulté trop élevée qui amène à la frustration et la facilité excessive qui enlève de l’intérêt. Dans toutes ces contraintes habituelles du game design, Naughty Dog se débrouille bien et fait preuve de son expertise, mais ne parvient pas à s’extirper de ce problème fondamental du jeu vidéo où l’ennemi est un pion récurrent au service du gameplay.

Druckmann le reconnaît lui-même. « Dans la vie, Ellie ne pourrait pas tuer autant de personnes que dans [le jeu]. Cependant, ce déséquilibre est nécessaire pour renforcer la tension de la situation, qui prime sur la crédibilité du nombre de morts8. » Comme chez les autres jeux du genre, le bilan d’une aventure d’une trentaine d’heures nous amène à une statistique de personnages tués qui se compte en centaines. Il faut reconnaître que c’est un sacré défi que de palier à cela.

Ce qui est dommage, c’est que ça ne semble pas être la priorité du studio que de s’attarder sur ce problème, en tout cas pas de Neil Druckmann, qui revendique le fait d’avoir une structure narrative « plus de niche, d’art et d’essai9 », mais avec un gameplay qu’il résume volontiers comme grand public.

Fouille permanente

L’autre problème, un peu lié à tout ça, c’est le loot. Un souci que l’on ne rencontre pas du tout dans Uncharted, qui se contente de disséminer des objets purement facultatifs qui n’intéresseront que ceux cherchant à faire la quête du 100 %. Mais dans The Last of Us, qu’il s’agisse de cette suite comme du premier épisode, il y a de nombreuses ressources nécessaires à récupérer. La démarche est logique pour un jeu qui cherche à rendre les munitions rares. En 2013, le game designer Ricky Cambier justifiait le principe de manière parfaitement pertinente. « Nous voulions vous forcer à faire des choix, dans un monde où les ressources sont rares10. »

C’est quelque chose qui fonctionne au premier abord. Le gameplay repose beaucoup sur cette limitation, cette volonté de ne pas gaspiller les munitions, d’alterner les différentes options d’attaques, et même d’envisager la fuite, de faire en sorte d’éviter le combat. Voilà quelque chose qui pourrait aider à résoudre ce problème de tuer trop d’ennemis : inciter à en tuer le moins possible de par le coût en ressources que cela implique. De manière générale, les développeurs veulent nous amener à faire ce choix, particulièrement dans Part II. « Une grande partie de ce que nous essayons de faire est de créer de l’empathie pour l’autre11 », explique la scénariste Halley Gross. Et donc, aussi bien de par la narration que par le gameplay, nous encourager à éviter le combat.

« Nous voulons vous mettre dans une situation où vous devez faire des choix difficiles, poursuit Gross. Vous n’êtes pas obligé de tous les tuer. Aucun meurtre n’est obligatoire pour passer ce niveau. Il s’agit donc de se demander “à quel point cela vaut la peine” de les tuer12. » Druckmann détaille davantage cette façon de faire les choses. « On voulait qu’il y ait des passages où le joueur, repéré, devrait se défendre, mais sans être obligé d’éliminer tous les ennemis présents. On voulait qu’il y ait d’autres passages, plus nombreux, que le joueur pourrait traverser sans combattre. Fuir une zone est très difficile, mais pas impossible. Enfin, il y a des situations dans lesquelles on tenait à ce que le joueur prenne part à certaines actions qui le mettraient mal à l’aise. Cela fait partie de l’histoire, du périple d’Ellie13. »

Mais encore une fois, il y a le problème du loot. Le jeu est assez bien conçu pour mettre en évidence, sur le chemin, le minimum de ressources nécessaires. La difficulté est bien dosée pour pouvoir s’en sortir sans avoir besoin de fouiller tous les recoins. Sauf qu’il y a les pilules et les matériaux : des éléments qui ne s’apparentent pas à des munitions lambda, mais servent à améliorer sur le long terme son personnage. Ce qui fait que si on les loupe, eh bien c’est fichu, on ne pourra pas obtenir tout ce que l’on souhaite.

C’est une philosophie devenue très classique dans le triple-A. La plupart proposent ainsi un arbre de compétence, et c’est quelque chose qui fonctionne bien pour offrir une évolution concrète des capacités de son personnage et nous apporter une certaine satisfaction à chaque progression. Mais c’est quelque chose qui, surtout, est particulièrement adapté à l’open world. Trouver des éléments qui permettent d’améliorer les armes ou les compétences ? Eh bien oui, pourquoi ne pas le faire de temps en temps quand, à d’autres moments, on se concentre sur l’histoire ?

Mais dans TLOU, ce choix est impossible, parce qu’il n’est pas un open world. Il y a des zones ouvertes, parfois très grandes, mais ça n’en reste pas moins un déroulé général linéaire, rempli de passages où, une fois franchis, il n’est plus possible de faire demi-tour. Alors là, ça dépend du comportement de chacun. Mais le fait est que les développeurs ont choisi de mettre cet arbre de compétence et ces améliorations des armes, et ont choisi de planquer les éléments correspondant un peu partout. Le game design de TLOU Part II nous encourage, par sa nature, à fouiller tous les recoins.

Game design paradoxal

L’un des deux game director, Anthony Newman, insiste sur la volonté de concevoir des niveaux plus réalistes et crédibles, et de ne pas imposer un déroulement téléphoné, où l’on enchaîne les combats et l’exploration de manière prévisible. Ce qui a amené à ces décors plus vastes.

« Dans ce jeu, le monde que l’on a créé est tellement ouvert qu’il est tout à fait possible de passer à côté de pans de l’histoire, de combats et de séquences intégralement scénarisés, explique Newman. Il y a certains éléments qu’une partie des joueurs ne verront peut-être jamais. Mais ceux qui les vivront feront une vraie découverte. Selon moi, c’est ce qui fait tout le charme et la magie du jeu vidéo. Mon expérience de jeu dépend de mes choix et des endroits que j’ai explorés14. »

Résumé ainsi, ça semble très alléchant. Mais en fait, on est au cœur du problème. Comme expliqué précédemment, la nature linéaire de l’œuvre oblige cette menace perpétuelle : il y a des passages sans retour possible, et donc la peur permanente, pour qui est trop réceptif à ce phénomène (par ailleurs encouragé par les systèmes de succès/trophées), de passer à côté de quelque chose.

Pour tout joueur de ce type, c’est assez cruel de revoir la séquence de gameplay montré à l’E3 2018 par Naughty Dog. Là, Ellie agissait de manière optimale pour nous immerger dans la mise en scène voulue par les développeurs, se contentant d’essayer d’avancer vers son but tout en restant en vie. Mais on expérimente potentiellement le même passage très différemment, en éliminant méthodiquement chaque ennemi pour pouvoir retourner la zone dans ses moindres détails afin de trouver tout ce qui s’y trouve. Et d’une certaine manière, passer à côté de l’expérience optimale visiblement imaginée par les développeurs : celle de la partie montrée à l’E3.

Attention : la suite du texte dévoile la fin de The Last of Us et le début de The Last of Us Part II.

Joel et ses crimes

Reprenons l’idée initiale de l’histoire de The Last of Us Part II : parler de haine, de vengeance, et de se questionner sur jusqu’où peut aller un personnage pour rendre justice. La quête d’Ellie se résume donc à partir pour venger la mort de Joel, assassiné par un groupe d’inconnus. C’est ainsi que le protagoniste commet toutes ces atrocités dans une spirale de haine qui repousse sans arrêt les limites.

Les histoires de vengeance, ce n’est pas nouveau. On en a eu un paquet, sous différentes formes, et on est un peu habitué. La démarche n’est pas toujours la même, mais la morale l’est souvent : la vengeance ne résout rien, cela ne fait qu’engendrer un cycle de haine. On le sait tous. Des fois, le héros s’en rend compte et ne va pas jusqu’au bout. Des fois il le fait, réalise ensuite que cela ne lui apporte pas la paix. Des fois, il a parfaitement conscience de la vacuité de sa quête, mais il y va quand même, parce que ces choses-là ne s’expliquent pas vraiment. On peut éventuellement le comprendre. Ce genre d’œuvre s’attache généralement à bien nous faire ressentir le point de vue du personnage en quête de vengeance pour que l’on puisse comprendre sa haine. Pour qu’on la partage, même. Ici, c’est… disons que c’est compliqué. Pour ça, il faut revenir sur la fin du premier jeu.

The Last of Us donnait une grande place à Ellie, mais son protagoniste n’en restait pas moins Joel. Rappel des faits : Joel est un contrebandier qui a comme mission d’emmener Ellie – cas inédit de personne immunisée contre le virus – jusqu’au camp des Lucioles, une organisation rebelle qui cherche un remède pour sauver le monde. La conclusion nous amène à ce terrible constat : si l’immunité d’Ellie offre la possibilité d’avoir un vaccin, ce sera au prix de sa vie.

Toute l’aventure cherchait à nous faire comprendre le choix de Joel à la fin du jeu : celui de tuer les Lucioles, empêchant l’espoir de sauver l’humanité, juste pour sauver Ellie. Bien avant cela, le prologue du jeu commençait par nous montrer la mort de la fille de Joel lorsque la pandémie démarre. Puis la façon dont il vit, vingt ans plus tard, en étant totalement désabusé à cause de ce vieux traumatisme. Enfin, il nous montre sa relation avec Ellie, qui évolue progressivement. Le fait qu’il tente de s’en protéger, de refuser de s’attacher à elle, par peur de souffrir à nouveau. On parle beaucoup du fait que Joel devient au fur et à mesure un père de substitution pour Ellie. Mais c’est surtout Ellie qui devient une fille de substitution pour Joel, lorsqu’il commence à la considérer ainsi.

À chacun son ressenti quant à la conclusion du jeu. Est-ce que le joueur est d’accord avec les actes de Joel ? Pour les développeurs, leur grand objectif était de nous faire aimer Ellie. Et donc de partager les sentiments de Joel, prêt à tout pour la sauver, quitte à condamner le reste du monde. Sauf que ce qui brouille les pistes, c’est la position d’Ellie là-dedans. Son choix, que personne ne demande, ni les Lucioles, ni Joel. Ce dernier, après avoir commis son massacre et ramenant Ellie à Jacksonville – le campement presque utopique établi par son frère Tommy – décide de mentir à Ellie lorsqu’elle se réveille. C’est la conclusion du premier jeu, qui se termine sur le dernier crime de Joel : après lui avoir enlevé la possibilité de donner sa vie pour concevoir un vaccin, il lui refuse même la possibilité de connaître la vérité, préférant lui faire croire que son immunité est fréquente, et qu’aucune recherche n’a su en tirer quelque chose.

L’interprète de Joel, Troy Baker, livrait début 2020 une réflexion intéressante sur la fin du jeu. Il imaginait ceci : et si Ellie savait, depuis le début, qu’il lui faudrait mourir pour permettre de créer un vaccin ? « Et c’est leur marche vers la mort, tout du long, analyse Baker. C’est pourquoi elle a été si fascinée par le monde qu’elle est sur le point de quitter, le monde qu’elle n’a jamais connu. Parce qu’elle savait qu’elle allait mourir et qu’elle voulait savoir pourquoi elle allait mourir. […] Donc, et si le vrai crime de Joel est qu’il lui a pris le sens de sa mort15 ? » Le choix de Joel, à la fin, est le suivant : sauver le monde, ou sauver Ellie, sachant que choisir l’un condamne l’autre. « Il sauve son monde, considère Baker. Et son propre monde, c’est sa petite fille16. »

Et donc, le truc important dans cette fin, c’est la position d’Ellie. Juste avant d’atteindre le campement des Lucioles, il y a cette scène mémorable, où Ellie, en plein traumatisme après avoir massacré quelqu’un cherchant à la tuer, se retrouve émerveillée par la rencontre d’une girafe, et même d’un troupeau. Cet instant de repos, de poésie dans ce monde en ruine, où une gamine qui a grandi toute sa vie dans un abri coupé de l’extérieur peut observer de ses yeux l’un des morceaux de beauté de notre monde. Ce moment où finalement, Joel lui propose de laisser tomber, de faire demi-tour pour rejoindre le camp de son frère et vivre ainsi. Mais le refus d’Ellie est catégorique « Après tout ce qu’on a vécu ? Après tout ce que j’ai fait ? Je ne vais pas gâcher ça. »

Druckmann ne laisse pas trop de doute quant à l’état d’esprit d’Ellie. « Sa meilleure amie Riley est morte pour la sauver. Tess est morte pour la sauver. Elle va rencontrer d’autres personnages en chemin qui n’auront pas une fin heureuse. Alors elle essaye de justifier toutes ces choses horribles qui se passent autour d’elle, et les choses horribles qu’elle va faire pour trouver ce remède. C’est pour ça que c’est important pour elle. Parce que sinon, toutes ces morts sont vaines. Et elle se demande pourquoi elle survit alors que les personnes qu’elle aime sont mortes17. »

Attention : la suite du texte (et les images) dévoilent la fin de The Last of Us Part II.

En route vers l’enfer

Revenons à Part II, qui se déroule quatre ans plus tard, alors que Joel et Ellie se sont bien intégrés au sein de la communauté de Jacksonville. Ainsi donc, Joel meurt, assassiné par un groupe dont fait partie Abby, celle-là même qui torture et assène le coup fatal à Joel. Ce qu’on comprend, c’est que ces individus menés par Abby ne semblent pas vraiment démoniaques. Qu’ils sont en quête de trouver et tuer Joel pour une raison qui n’est pas donnée, mais que ça s’arrête là. Ils n’en veulent pas à la tranquillité de Jackson, et d’ailleurs ils n’en veulent à personne d’autre. Au point qu’ils prennent le risque d’épargner et laisser repartir Tommy (le frère de Joel) et Ellie, malgré les menaces exprimées par cette dernière.

Bref, Abby et ses potes sont eux même dans une quête de vengeance, qu’ils ont accomplie en tuant Joel, et s’efforcent de ne provoquer absolument aucun dommage collatéral. Mais forcément, Ellie ne peut pas en rester là. Abby a tué celui qui l’a accompagnée, l’a aidée à traverser la moitié des États-Unis pour atteindre son objectif. Celui qui lui a sauvé la vie à plusieurs reprises, qui lui a appris à se débrouiller dans ce monde terrible, qui est devenu son père. Elle veut se venger, évidemment.

Au fur et à mesure de la progression d’Ellie, alors qu’elle s’enfonce de plus en plus dans une haine viscérale et morbide, le jeu nous permet de se reposer un peu avec des flashbacks qui se situent entre la fin de The Last of Us et le début de Part II : de sympathiques et joyeux moments qu’Ellie a partagés avec Joel. Des instants qui servent aussi à nous montrer qu’elle n’a jamais totalement cru au mensonge de Joel. Jusqu’au flashback où, enfin, elle découvre la vérité.

Donc voilà. En fait, Ellie se doute de pourquoi Abby a tué Joel. Et malgré ça, elle libère une rage inouïe pour pouvoir la tuer et venger la mort de Joel. Le jeu progresse ainsi, multipliant les assauts, les meurtres de sang-froid, jusqu’à la torture, pour laquelle les développeurs cherchent à rendre complice le joueur. Jusqu’à l’assassinat d’un couple, dont la femme est enceinte. Jusqu’à la confrontation finale avec Abby, après trois jours de traque dans Seattle, où là, d’un seul coup, tout s’arrête. Et ainsi débute la deuxième partie du jeu, qui nous met dans la peau d’Abby, quatre ans plus tôt.

L’expérimentation culottée

C’est le grand twist du jeu, ce qui fait la force de sa proposition, sur lequel tout son pari repose. Inverser les rôles et, à la moitié de l’aventure, nous faire incarner celle qui s’apparente à la méchante. On y voit l’origin-story d’Abby, sa relation avec son père, qui s’avère être le docteur des Lucioles, que le joueur – en tant que Joel – était obligé de tuer à la fin du premier jeu pour récupérer Ellie. On y voit le moment où Abby découvre sa mort. Et puis, retour à Seattle, après l’assassinat de Joel, où l’on revit les trois jours dans la ville, cette fois du point de vue d’Abby. Laquelle n’a à cet instant pas la moindre idée du fait qu’Ellie est sur ses traces.

On va aller droit à l’essentiel, par l’intermédiaire des mots de Neil Druckmann. « Nous voulions vraiment pousser le joueur à ressentir de la haine, voire même, à se sentir trahi par Abby. Et ensuite voir si vous étiez en mesure de la pardonner. C’était notre défi. Pour le premier jeu, notre vision était que si le joueur n’aimait pas Ellie comme un membre de sa famille, nous avions échoué. Pour ce deuxième volet, si le joueur ne change pas d’avis sur Abby au cours du jeu, ou ne comprend pas ses motivations, alors nous avons échoué. C’est la même idée18. »

Ainsi que les mots d’Halley Gross. « C’est un énorme défi en matière d’écriture : le fait de prendre un personnage, et de le rendre le plus antipathique possible pour le joueur, toucher le fond avant de lui redonner un certain capital sympathie. Inciter le joueur à le pardonner. C’est incroyablement excitant19. »

C’est certainement excitant comme démarche. Druckmann peut bien essayer de nous enfumer avec sa thématique de haine, la vraie idée phare de TLOU2 est là : ce changement de protagoniste à mi-chemin de l’aventure pour nous donner un tout autre point de vue. Un concept très intéressant, qu’on peut considérer très bien exécuté, allant jusqu’à nous ramener au moment où l’aventure d’Ellie s’est interrompue : lorsque son duel avec Abby est sur le point de commencer. Sauf que du coup, quand l’affrontement débute, on le fait en contrôlant Abby, et où donc Ellie devient le boss final. C’est tout de même bien culotté.

Le problème d’Ellie

Là, il va me falloir faire exception à mon habitude de ne pas utiliser la première personne dans mes écrits, parce que j’ai beau y réfléchir, je ne vois pas comment faire autrement. Les avis sur TLOU2 varient tellement, pas tant sur le jeu en lui-même que sur l’appréciation des différents personnages. Le fait est que, personnellement, j’ai eu de gros problèmes avec l’aventure d’Ellie.

Ellie est dans une quête de vengeance. Et encore une fois, c’est un thème surexploité pour lequel, normalement, on a depuis longtemps saisi l’idée principale : la vengeance n’est pas une solution. Et à nouveau, on peut malgré tout s’identifier au personnage qui s’y abandonne. Sauf que là, j’avais vraiment du mal. D’abord parce qu’Ellie n’incarne pas ce carcan du personnage qui n’a plus rien à perdre. Elle a Dina, son amour naissant, qu’elle emmène, au risque conséquent de la perdre. Après, on découvre que Dina est enceinte, ce qui double la mise. Et voilà qu’intervient le personnage de Jesse, venu à la rescousse du couple, et qui s’avère être l’ex de Dina, et surtout le père biologique de son bébé.

Plus ça va, et plus Ellie a des choses à perdre dans cette quête. Mais elle continue, renforçant d’autant plus ce mauvais choix. Il y a visiblement beaucoup de joueurs qui n’ont pas eu de problème avec ça, parce qu’ils ressentaient la tristesse face à la mort de Joel et la haine envers son assassin. Mais là encore, ça me pose problème, parce qu’à nouveau il faut insister sur la manière dont Abby a commis son meurtre : en refusant de tuer qui que ce soit d’autre que sa cible, malgré les risques que cela implique.

La scène du meurtre de Joel a été beaucoup comparée avec celle de Negan dans Walking Dead. Sauf que Negan, c’était un esclavagiste qui prenait plaisir à faire le mal et pratiquait la torture psychologique pour transformer des gens en ses soldats bien obéissants. Là, il était flagrant qu’Abby en était très éloignée. Ça n’excuse pas son acte, mais… bon sang, si on est prêt à considérer que la quête de vengeance d’Ellie est légitime, je vois mal comment on ne peut pas envisager que celle d’Abby, peu importe ses raisons, ne l’était pas.

Et surtout, la façon de faire d’Ellie est bien plus condamnable. Elle part à l’assaut des Wolf, l’organisation qui abrite Abby. Contrairement à Abby, Ellie ne se soucie pas des dommages collatéraux. Elle fonce dans le tas, bute tout le monde, retrouve petit à petit les membres du groupe d’Abby pour les massacrer un par un afin d’atteindre son but. Je n’avais pas vraiment besoin qu’on me fasse incarner Abby pour envisager son point de vue. Rien que le prologue était suffisant.

Opinions divergentes

Au début du développement, il était prévu qu’il y ait toute une première partie de l’aventure qui se déroule à Jacksonville, où l’on aurait incarné Abby, devenue un nouveau membre de cette communauté et devenant très proche de Joel. Abby aurait donc dû être le protagoniste de départ non pas juste pour le tutoriel, mais pendant plusieurs heures, jusqu’à arriver au moment où elle tue Joel.

« Et c’était un peu étrange, reconnaît Neil Druckmann. Si le joueur ressentait trop d’empathie pour Abby dans la première partie du jeu, il devenait trop difficile de lancer la deuxième partie de l’histoire, l’aventure d’Ellie. Notre vision du jeu, notre objectif initial, est de vous faire ressentir une haine intense pour Abby, de vous donner envie de la torturer comme elle a torturé Joel. Œil pour œil, dent pour dent. C’est pour cette raison que la mort de Joel est aussi intense. Nous voulions vraiment impliquer le joueur, l’entraîner dans cette descente aux enfers et le ramener sur la voie de la raison20. »

Bon, du coup, malgré la refonte de cette feuille de route initiale, c’est précisément ce qui n’a pas marché sur moi. Mais pour beaucoup de personnes, ça a fonctionné. Et c’est là que la réception, et donc par extension l’expérimentation du jeu, devient intéressante. Parce qu’il y a aussi beaucoup de personnes pour qui le jeu n’a pas fonctionné, mais dans le sens inverse.

« Si les personnes n’en viennent pas à comprendre Abby, tout le jeu s’effondre, constate Druckmann. Cela ne marche pas. Si, tout au long, vous ne voulez rien d’autre que vous venger et ne jamais compatir avec elle, le jeu s’effondre21. »

Une grosse partie des polémiques entourant la sortie du jeu témoigne de cet échec pour une partie des joueurs. De manière souvent incroyablement disproportionnée et inquiétante. Comme en témoignent les vidéos compilant des scènes de morts d’Abby, titrées « C’est ce qu’elle mérite », « Ce qu’on souhaite tous », dépassant parfois les 100 000 vues, et remplies de commentaires se satisfaisant de visionner la mort d’un personnage si détestable. Comme en témoignent, de manière plus tragique, les menaces de mort envoyées à l’interprète du personnage.

Bon, d’accord, GOTY.

La fameuse deuxième partie

Même sans aller dans cet extrême où, clairement, le problème ne vient pas du jeu mais du joueur, il reste ce cas fréquent des personnes qui ne parviennent pas à apprécier Abby et qui ont du mal avec la deuxième partie de TLOU2, lorsqu’on l’incarne. Pourtant, cette seconde moitié de l’aventure m’a fait l’effet d’une bouffée d’air frais. Déjà parce qu’on n’est plus dans une quête de vengeance, puisqu’Abby l’a déjà obtenue en tuant Joel, mais dans une quête de rédemption, précisément par rapport à ce meurtre.

Au cœur de cette intrigue, il y a deux nouveaux personnages cruciaux : Lev et Yara, deux enfants – frère et sœur – fuyant leur peuple, les Séraphites (qui sont en conflit avec les Wolf, le camp d’Abby). Les principaux objectifs qui nous sont alors offerts par le jeu consistent à leur venir en aide. Et ça fait du bien d’avoir d’un seul coup un but sain. Le jeu tire en longueur à cet instant, de quoi encourager la redondance de son gameplay qui déjà n’est pas bien original, mais la variété qui s’invite fait du bien. On sort de cette épuisante (et omniprésente dans le genre zombie) thématique de « l’homme est un loup pour l’homme » en revenant aux fondamentaux, et ça fait du bien.

Voilà qu’on doit s’aventurer dans les tréfonds condamnés d’un hôpital dans l’espoir de trouver du matériel permettant d’opérer Yara, au seuil de la mort. Sans crier gare, TLOU2 nous amène dans une ambiance inédite pour la série, où l’on bascule totalement dans le jeu d’horreur. « C’était un peu notre moment Resident Evil avec ce combat de boss complètement fou22 », considère Druckmann. L’affrontement contre une version extrême de la mutation du virus, d’une créature gigantesque composée de plusieurs corps.

Tout ceci donne un aspect rafraichissant, et le personnage de Lev (le frère de Yara, qui nous accompagne pour une partie de l’aventure) arrive comme une bénédiction, faisant office d’Ellie de substitution pour le joueur. C’est le retour de cet archétype du personnage jeune, un peu ignorant sur le monde qui l’entoure, pur et innocent, qu’on a envie de protéger et de lui donner une chance de vivre. Et qui, presque logiquement, intervient au bon moment pour sauver Abby à l’issue du combat contre Ellie, l’empêchant de succomber à nouveau dans la vengeance, pour finalement épargner Dina et Ellie, en dépit du fait que cette dernière a tué tous ses potes.

L’interminable épilogue

Au terme de ce combat débute la très longue dernière partie du jeu. On reprend le contrôle d’Ellie, vivant dans une ferme à l’écart, avec Dina et leur bébé, jusqu’à ce que le frère de Joel, Tommy, débarque pour violement inciter Ellie à abandonner sa femme et son enfant afin d’aller retrouver Abby et venger Joel. De quoi faire passer Tommy de sympathique second rôle à l’un des pires salopards de la série.

Et rebelote. On nous sort un pénible nouvel arc impliquant une nouvelle faction, qui s’avèrent être des esclavagistes, parce que forcément il fallait nous apporter cet énième cliché du genre qui amène sa pierre à l’édifice d’une croyance que l’humain devient intrinsèquement mauvais face à la catastrophe, en dépit de toutes les démonstrations contraires.

Et puis en fin de route, un nouveau combat final entre Ellie et Abby, cette fois en incarnant Ellie. Avec une fois de plus la contrainte de devoir tuer l’ennemi, imposée par le jeu, à coup de martèlement de bouton pour la noyer sous l’eau. Si on ne le fait pas, game over et retour au dernier checkpoint pour recommencer. Pas le choix, il faut valider la démarche, tuer Abby pour déclencher une cinématique où Ellie décide finalement de l’épargner. Bon.

The Last of Us Part II se conclue avec un souvenir, un dialogue entre Ellie et Joel, la veille de la mort de ce dernier, où Naughty Dog nous éclaire un peu mieux sur l’état d’esprit d’Ellie. Tout n’est pas là et est dans la continuité des autres flashbacks d’Ellie : ils renforcent le mythe de Joel, renforcent son côté sympathique, son charisme. Surtout, cette séquence amène à l’aboutissement du conflit entre les deux personnages concernant la fin du premier jeu : le mensonge de Joel, son massacre, le choix qu’il n’a pas laissé à Ellie. Et elle, qui explique ne pas pouvoir lui pardonner, mais avoir envie d’essayer. Ce qu’elle n’a pas pu faire, puisqu’il est mort le lendemain.

Le but de la démarche

Les œuvres les moins consensuelles sont souvent les plus intéressantes. Tant pis si TLOU2 ne marche pas pour tout le monde, tant qu’il marche pour certains. Le problème, c’est qu’il y a de quoi questionner l’efficacité de l’opération sur tous ces aspects. Chez moi, c’est surtout l’histoire d’Abby qui a fonctionné, chez d’autres, c’est celle d’Ellie. Je considère qu’aucune des deux histoires n’est mauvaise, mais que les deux sont parasitées par un objectif fondamental de la part des auteurs, qui est passé avant le reste.

« Notre but – et je sais qu’il y aura des personnes qui vont ressentir ça différemment – notre espoir était que vous souteniez les deux personnages, confie Druckmann. Ellie arrive au même point, presque là où était Abby, où elle a certaines attentes de ce que ce combat va être, et c’est bien plus pathétique que ça. Abby n’est pas la personne qui a tué Joel. C’est une personne qui a souffert et a trouvé la rédemption. Et vous, en tant que joueur, avez le contexte complet des deux personnages, et vous comprenez à quel point ce combat est futile23. »

Ainsi donc, c’était ça, la finalité de l’histoire ? Comprendre que ce combat était futile ? « Juste » ça ?

Aveuglé par l’ambition

Il n’y a pas de mal à avoir une morale basique. Plein d’excellentes œuvres fonctionnent très bien ainsi. Le souci de The Last of Us Part II, c’est que Neil Druckmann donne l’impression d’avoir sacralisé ce message comme quelque chose d’exceptionnel, comme l’objectif ultime à atteindre, au détriment du reste.

L’aventure d’Ellie a un certain potentiel. « Le sujet [de l’aventure d’Ellie] porte davantage sur la santé mentale et la survie, que la justice pour Abby ou même pour Joel, tente de résumer Halley Gross. C’est plutôt du genre : “Je ne sais plus comment être humaine24.” » C’est une perspective assez originale, d’un personnage qui perd totalement pied pour des raisons difficiles à appréhender. Sa culpabilité de survivante mêlée à ses ressentiments complexes envers Joel. Sa haine pour lui avoir enlevé ce qui lui apparaissait être le sens de sa vie, qui s’oppose à sa reconnaissance pour lui avoir offert l’opportunité de vivre, et ainsi de trouver un sens à sa vie.

Ellie met tout le jeu à le comprendre : sa quête n’est pas celle d’une vengeance, mais au fond d’accepter ce qu’a fait Joel à la fin du premier jeu, d’accepter d’avoir le droit d’en profiter. Sa manière pour y parvenir est « juste » dramatiquement morbide, pour des raisons assez difficiles à saisir si ce n’est l’ambition de mêler l’histoire à celle d’Abby et nous montrer une violence extrême. De la même manière qu’Abby aurait sans doute réussi à toucher davantage de joueurs sans cette volonté d’offrir un point de vue égal à chaque protagoniste.

Toute la démarche n’en reste pas moins une expérience intéressante et, encore une fois, culottée. Le premier combat entre les deux protagonistes, dans le théâtre, cela amène effectivement une sensation nouvelle et particulière. Mais ce petit moment est peu de chose à l’échelle d’un jeu long, poussif, et aux histoires qui ont du potentiel, mais qui souffrent aussi de cette association nécessaire pour concrétiser l’idée phare, au seul bénéfice d’une moralité basique.

Peut-être que Druckmann et Gross se sont un peu perdus dans leur objectif. Il y a pas mal de choses qui en témoignent. Les changements apportés au scénario en cours de route. Par exemple, la fameuse scène du bal, montrée à l’E3, et qui se conclue par une discussion entre Ellie et Joel (non montrée à l’E3), qui sert de twist pour mieux expliquer l’état d’esprit torturé d’Ellie, devait initialement apparaître plus tôt dans le jeu. Mais ça va plus loin.

La toute fin, pendant la moitié du développement, devait s’achever sur la mort d’Abby, tuée des mains d’Ellie. C’est ce qu’avait écrit Druckmann, jusqu’à ce qu’Halley Gross intervienne. « Nous étions en train de débattre de pas mal de points différents, et tout à coup j’ai eu une révélation, grâce à un truc qu’elle a dit : et si Ellie décidait de ne pas tuer Abby ? Elle ne pensait même pas que c’était envisageable, et je lui propose de creuser l’idée, car ça semblait beaucoup plus naturel et plus honnête que tout ce que nous avions envisagé25. »

On ne peut pas leur reprocher de s’être reposés sur leurs lauriers, en tout cas sur l’aspect scénaristique. Ils ont essayé un truc différent, et ont clairement galéré pour ça. Peut-être ont-ils été trop ambitieux. Ils ont certainement été trop ambitieux.

La qualité ou la quantité ?

Voici un autre exemple de changement, très conséquent : à la base, il devait y avoir un récit de cinq jours, et non pas trois, pour chacun des personnages. L’aventure d’Ellie, notamment, devait passer par l’île des Séraphites, territoire que finalement seule Abby explore dans la version finale. En confiant cela, Druckmann n’explique pas pourquoi une telle modification. Peut-être parce que ça semble évident : c’était bien trop long, bien trop ambitieux. Malgré le charcutage, le résultat final demeure ainsi.

Face aux révélations sur le crunch, il y a souvent des débats sur l’ampleur d’un projet, et forcément la question s’est posée pour TLOU2. A-t-on besoin d’une telle claque graphique ? D’un tel souci du détail ? D’un photoréalisme toujours plus prononcé ? La force visuelle n’est pas un prérequis pour réaliser un chef-d’œuvre, c’est certain. Mais la quête de Naughty Dog dans ce registre n’est pas nécessairement puérile ou absurde.

Ces réflexions sont revenues à de nombreuses reprises, avec quelques exemples emblématiques. Pour Red Dead Redemption II, c’était les couilles des chevaux. Pour TLOU2, c’est son tuyau d’arrosage avec sa physique impressionnante, qui pourtant est bien peu utilisée dans le jeu, en dépit du travail conséquent que cela a réclamé. Mais est-ce si futile que ça ?

Il y a eu plein de témoignages de développeurs sur des choses anecdotiques de ce genre. Par exemple, le sound designer Jesse Garcia raconte sur Twitter26 le travail accompli pour réaliser les différents bruitages des vitres qui se brisent. On y décèle la passion et le plaisir d’avoir œuvré sur ces détails. Cette envie de surpasser les limites.

On s’est peu attardé là-dessus parce que c’est une évidence qui saute aux yeux, et qui est d’autant plus palpable manette en main. Évidemment que le jeu est une performance magistrale sur tout un tas d’aspects techniques. Peu importe les départs remplacés par de nouvelles recrues, Naughty Dog parvient à maintenir son savoir-faire et à démontrer son expertise intacte et même croissante dans plein de domaines. Les animations, les décors, la mise en scène, l’architecture, le level design, les bruitages, les dialogues, les angles de caméras, et ainsi de suite. On est clairement dans la continuité des précédents jeux du studio, avec une efficacité toujours plus impressionnante.

Est-ce à cause de cela que le studio a une fois de plus sombré dans le crunch ? Ou est-ce plutôt à cause de l’ampleur de la narration ? La volonté de raconter non pas une mais deux histoires, conçues comme un miroir mais malgré tout proposant des choses différentes, des environnements distincts, deux fois plus de travail. Au fond, la seule vraie originalité de The Last of Us Part II est son principal problème : il s’agit de deux jeux distincts réunis en un. Forcément qu’une telle approche complique l’organisation du travail, malgré la bonne volonté.

« J’avais toujours ce sentiment bizarre lié à la structure du jeu, avec Ellie d’une part et Abby d’autre part, raconte Neil Druckmann. Pendant des mois, j’avais vraiment l’impression de réaliser deux jeux différents avec des acteurs différents27. »

Refuser la responsabilité du consensus

Mon impression, c’est que l’auteur s’est perdu dans cette prétention de faire une œuvre qui marque par son message. « Ce qui nous rend uniques est que tout ce que nous faisons, du gameplay à l’art jusqu’à l’histoire est fondamentalement au service d’un message. Il y a quelque chose que nous essayons de dire28. » Il s’y croit vraiment, et on peut le comprendre, après le succès aussi bien critique que commercial du premier opus. Et avec cette responsabilité de diriger la barre d’un des studios les plus privilégiés au monde. « J’ai l’impression qu’il nous incombe une sorte de responsabilité de repousser les limites narratives et structurelles, de prendre certains risques que d’autres studios pourraient ne pas être capables de faire29. »

Et encore une fois, il ose certaines choses qui sont culottées dans le contexte d’une telle production, on ne peut pas lui retirer ça. Mais est-ce qu’il n’a pas été aveuglé par ces objectifs un peu égocentriques qui ont mené à cette structure particulière ? Cela rend l’œuvre atypique, mais est-elle si pertinente que ça ?

Druckmann a une certaine lucidité. « Certains n’apprécieront pas ce jeu, et n’aimeront pas la direction qu’il prend, ni ce qu’il dit ou le sort des personnages qu’ils aiment. […] Je préfère que des personnes le détestent avec passion plutôt que de penser : “Ouais, c’était pas mal30.” »

Difficile, effectivement, d’en arriver au simple constat que c’était juste « pas mal », face à un tel jeu. Difficile de ne pas reconnaître une forme d’excellence à plein de niveaux, qui amène le jeu à un statut un peu fade de Game of the Year presque par défaut, même lorsque son histoire n’a pas vraiment fait mouche. Difficile de ne pas reconnaître à cette histoire et à sa narration une certaine forme d’audace, qui plus est pour une production de cette ampleur. Et clairement, difficile d’arriver à un consensus avec de tels choix scénaristiques.

Il y a parfois l’idée que faire une suite à The Last of Us plutôt qu’un jeu original correspond à un manque de prise de risque. En réalité, c’est tout le contraire. Certes, une vraie prise de risque aurait été de partir sur un genre radicalement différent. Mais faire un jeu « à la Naughty Dog », capitalisant sur l’expérience du studio en la matière, avec un nouvel univers, renouvelant son ambiance, ses décors, ses personnages, ses thématiques, aurait été sans doute plus simple. Druckmann est parti dans son délire où la réussite totale, pour justifier et compenser la redondance générale de l’œuvre, dépendrait de son scénario. Il a voulu se mettre au défi de ne pas juste être un bon creative director, mais un grand auteur.

Il ne m’a pas convaincu, mais il a visiblement quand même réussi à en convaincre beaucoup. Et peu importe le résultat, il y a de la beauté à entreprendre une telle démarche. Chose que font beaucoup de gens, mais bien peu parviennent à se le permettre dans l’industrie du triple-A. Reste que dans son folklore d’écrivain torturé qui tente de se surpasser, il emporte avec lui tout un studio.

Est-ce que ça en valait la peine ? Ce n’est pas aux journalistes ou aux joueurs de répondre à cette question, mais aux développeurs. Et même en leur sein, il n’y a probablement pas de consensus sur cette question.

 

 

Pour contribuer au financement et à la croissance de Ludostrie, ainsi qu’obtenir l’accès à l’intégralité des articles du site, rendez-vous ici. Pour un aperçu plus complet de ce que propose Ludostrie, rendez-vous sur cette page afin de découvrir tous les articles en accès libre.

Naviguer dans ce feuilleton

<- Contexte de développement

Liked it? Take a second to support Oscar Lemaire on Patreon!

Sources

  1. https://www.gameawards.net/
  2. https://www.gq-magazine.co.uk/culture/article/the-last-of-us-part-ii-neil-druckmann-interview
  3. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii/episode-5-take-on-me
  4. https://www.naughtydog.com/blog/the_last_of_us_part_ii_release_date_february_21_2020
  5. https://www.youtube.com/watch?v=yH5MgEbBOps
  6. https://kotaku.com/the-last-of-us-part-ii-s-violence-is-designed-to-be-rep-1826781044
  7. https://www.youtube.com/watch?v=fhMma6QzR3E
  8. https://blog.fr.playstation.com/2019/10/09/neil-druckmann-nous-en-dit-plus-sur-the-last-of-us-part-ii/
  9. https://www.goodmorningamerica.com/culture/story/reasons-us-part-ii-game-changer-video-games-71558685
  10. https://www.youtube.com/watch?v=yH5MgEbBOps
  11. https://kotaku.com/three-hours-with-the-last-of-us-part-ii-1838458838
  12. Ibid.
  13. https://blog.fr.playstation.com/2019/10/09/neil-druckmann-nous-en-dit-plus-sur-the-last-of-us-part-ii/
  14. https://www.youtube.com/watch?v=SMc1f3Q1P9k
  15. https://www.youtube.com/watch?v=wJJfUTVIE98
  16. Ibid.
  17. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii
  18. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii/episode-7-c-est-toi-mon-groupe
  19. Ibid.
  20. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii
  21. https://www.eurogamer.net/articles/2020-07-01-a-spoiler-heavy-interview-with-the-last-of-us-part-2-director-neil-druckmann
  22. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii/episode-7-c-est-toi-mon-groupe
  23. https://www.eurogamer.net/articles/2020-07-01-a-spoiler-heavy-interview-with-the-last-of-us-part-2-director-neil-druckmann
  24. https://www.indiewire.com/2020/06/the-last-of-us-part-ii-interview-neil-druckmann-halley-gross-spoilers-1234568597/
  25. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii/episode-8-je-le-referais-sans-hesitation
  26. https://twitter.com/Jessejames34/status/1277361585527197696
  27. https://podcast.ausha.co/the-last-of-us-ii/episode-8-je-le-referais-sans-hesitation
  28. https://www.buzzfeed.com/ericsams/dangerous-threatening-and-beautiful-the-writing-team-behind
  29. https://www.goodmorningamerica.com/culture/story/reasons-us-part-ii-game-changer-video-games-71558685
  30. https://www.wired.com/story/last-of-us-part-ii-sequel-release-pandemic/