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C’est un cas complexe que celui de Square Enix. Fruit d’une fusion entre deux concurrents à la fois similaires par leur spécialité et très différents dans leur fonctionnement, Square Enix est un éditeur qui s’est hissé parmi les grands tout en ayant la particularité de rester fermement associé à un genre spécifique : le RPG. C’est surtout une entreprise à l’histoire mouvementée, laquelle repose essentiellement sur ses créatifs les plus influents. Avant toute chose, on va donc prendre le temps d’étudier l’origine et l’évolution de cette société pour mieux comprendre son état actuel.
De l’architecture aux jeux vidéo
Enix est né au début des années 1980, et constitue l’un des nombreux nouveaux acteurs de l’industrie du jeu vidéo japonais, à cette époque où la discipline est en plein essor. Cela n’aurait pu être qu’une entreprise parmi tant d’autres, mais son profil est assez atypique. L’origine de la société remonte en réalité au milieu des années 70 et n’a alors aucun lien avec les jeux vidéo : son activité initiale se résume à la publication d’un journal de petites annonces pour des logements publics. Une affaire qui marche plutôt bien, permettant d’embaucher une vingtaine de personnes et de consacrer des investissements pour se diversifier dans d’autres domaines.
Le fondateur, Yasuhiro Fukushima, est quelqu’un d’assez peu banal. Il a fait des études d’architecture, mais au moment où il obtient son diplôme, il se dit qu’il n’a pas envie d’être un simple employé et aimerait devenir un homme d’affaires. Il n’a en réalité jamais exercé son métier d’architecte, commençant par voyager une année entière pour découvrir le monde, aux États-Unis où il fait le ménage chez des particuliers, en Inde où il rencontre une voyante qui lui prédit la richesse, en Thaïlande où il devient hippie, puis rentre au Japon pour lancer sa société. Au bout d’un moment, il se dit qu’il y a de l’argent à se faire dans le domaine de la restauration rapide et envoie ses employés travailler pendant un mois chez plusieurs enseignes, comme McDonald’s, afin de recueillir des informations sur leurs méthodes. L’un d’entre eux, tellement assidu et apprécié du gérant, ne parvient pas à démissionner avant trois mois.
Le résultat de cette expérience, c’est l’ouverture, en 1979, d’un magasin de sushis à emporter, confectionnés par des robots. L’originalité de la démarche attire du monde, mais ça ne dure pas : la qualité des sushis laisse à désirer, et le plan qui consistait à ouvrir des dizaines de boutiques dans le pays est abandonné. Après quoi, Fukushima se lance dans la distribution d’ordinateurs, puis voudrait capitaliser sur son réseau permettant de vendre des produits informatiques, et songe aux jeux vidéo. Voilà un domaine qui semble prometteur. Problème : il n’y connaît rien, et ses employés non plus.
L’idée est donc de lancer un concours de création de jeux, offrant d’importantes sommes et la possibilité d’éditer l’œuvre des lauréats. Une pratique assez régulière à l’époque, mais Enix se démarque par des montants très élevés pour les vainqueurs : 1 million de yens pour le premier prix (soit environ 10 000 €), quand la norme est plutôt dans les 100 000 yens. Le souci, c’est qu’il y a des précédents d’arnaque en la matière, et Enix est inconnu au bataillon, incapable d’inspirer la confiance. La campagne de publicité pour l’événement est une catastrophe et personne ne s’inscrit. Fukushima envoie donc ses lieutenants pour aller convaincre les potentiels candidats directement où on les trouve : dans les magasins d’informatique et les clubs de programmeurs amateurs. Un des employés va jusqu’à se rendre au siège du Shonen Jump, le magazine qui n’a pas encore atteint son apogée avec Dragon Ball (dont la publication commencera un peu plus tard) mais est déjà l’un des plus populaires du Japon. L’homme d’Enix parvient à les convaincre d’envoyer un jeune journaliste faire un reportage chez eux.
Le journaliste en question s’appelle Yuji Horii, futur créateur de Dragon Quest. Quant à l’employé d’Enix, il s’appelle Yukinobu Chida, doyen du conseil d’administration de Square Enix jusqu’à son départ à la retraite en 2021.
L’origine de Dragon Quest
« À l’époque, je faisais une rubrique sur les jeux vidéo pour le Shonen Jump et j’ai visité Enix pour obtenir des informations. Pendant que j’étais là-bas, j’en ai profité pour m’inscrire à un tournoi, et c’est comme ça que j’ai commencé ma carrière de game designer1. » C’est donc ainsi que Yuji Horii débute sa relation avec Enix, mais pas seulement. Un autre lauréat de la même compétition se nomme Koichi Nakamura, qui fonde à la même époque un studio de développement de jeux, Chunsoft.
Enix arrange les choses et les fait travailler ensemble. C’est l’amour des jeux vidéo qui les réunit, et en particulier les RPG sur ordinateur, venus d’Occident. « Yuji n’arrêtait pas de dire que nous devrions développer un RPG, raconte Nakamura. Mais, alors que je voulais un jeu à la Wizardry, lui souhaitait se rapprocher d’Ultima. Nous nous sommes dit que nous pourrions combiner les éléments intéressants de chacun, et nous avons abouti à Dragon Quest2. »
Une œuvre qui profite d’un atout conséquent : Akira Toriyama. Jeune mangaka qui est alors dans les toutes premières années de son succès phare – Dragon Ball – et que son éditeur, la Shueisha (avec qui Horii travaillait auparavant), « prête » à Enix par un heureux jeu de relations.
Dragon Quest parvient à transposer efficacement les bases du RPG occidental pour mieux convenir aux consoles. « Il y avait certains RPG qui étaient davantage destinés aux passionnés, mais nous voulions faire le notre suffisamment accessible pour que les gens normaux les apprécient3 », explique Horii. Et la Famicom (la NES) est un support parfait pour cela, alors même que le genre existe essentiellement sur ordinateur. Malgré les contraintes d’une telle ambition (il n’y a pas de sauvegarde et un système de code est donc nécessaire), ça fait mouche. Dragon Quest est un succès, avec 1,5 million d’exemplaires vendus. Pas de quoi rassasier ses créateurs qui enchaînent rapidement avec une suite.
Le début du phénomène
« À la moitié du développement, des bugs ont commencé à apparaître et les choses ont soudainement commencé à mal tourner, mais personne ne savait dans quelle partie de la programmation les bugs se situaient. Aucun de nous n’était de véritables “professionnels” à l’époque, nous avions encore un pied dans le monde étudiant. Alors tout le monde a commencé à blâmer les autres. “C’est de votre faute !!” Cela a créé une atmosphère hostile dans le développement. Pour être franc, sur ce projet, j’ai passé plus de temps à calmer les conflits qu’à faire du debug. C’est à cause de tout ça que la date de sortie a été repoussée. Le jeu final avait aussi beaucoup de problèmes d’équilibrage, malgré toutes nos difficultés… C’était un tel désastre que j’ai pensé à tout quitter4. »
Dragon Quest II est un vieux traumatisme pour son réalisateur Koichi Nakamura. En 2014, il définissait ce jeu comme son pire souvenir. Mais paradoxalement, c’est aussi son meilleur souvenir : quand il a vu les files d’attente de gens qui voulaient acheter le jeu dès sa sortie. « Cela a provoqué une telle agitation que c’était présent aux infos. J’étais si heureux5. » L’œuvre s’écoule à 2,4 millions d’exemplaires.
Dragon Quest devient un incroyable phénomène qui suffit à faire d’Enix l’un des poids lourds de l’industrie. Ce n’est pas compliqué : à partir de là, le RPG d’Horii incarne le jeu vidéo le plus populaire du Japon en dehors des plus gros succès de Nintendo. Mais malgré ça, Enix évolue peu. Horii n’en est pas un employé et demeure un développeur indépendant. Même si l’éditeur est propriétaire de la licence, Horii l’est également en partie, et Enix ne peut rien faire sans son accord. Quant au studio de développement, il est également indépendant, qu’il s’agisse de Chunsoft pour les premiers opus, jusqu’à Level 5 bien des années plus tard.
Square et Enix, deux méthodes différentes
Enix ne se limite pas à Dragon Quest, mais conserve cette philosophie majeure qui consiste à ne pas réellement embaucher des développeurs, uniquement des producteurs ou des métiers liés purement au rôle d’éditeur. Ainsi, la société maintient une taille assez modeste et sa croissance passe surtout par une diversification de son activité, en créant tour à tour une branche consacrée à l’édition de livres (principalement des guides de Dragon Quest), puis de mangas et magazines, ainsi qu’une autre branche dédiée à l’exploitation de produits dérivés tels que des jouets et figurines de Dragon Quest.
« Nous n’avons pas l’intention de créer une équipe de développement interne, insistait le responsable marketing Hideki Yamamoto en 1998. Nous préférons soutenir et aider les développeurs à l’extérieur d’Enix. Nous sommes une maison d’édition, nous avons des producteurs et des gestionnaires, mais tous les programmeurs et graphistes sont soit indépendants, soit travaillent dans de petites entreprises6. »
Au début des années 2000, lorsqu’Enix fusionne avec Squaresoft, c’est la maison Dragon Quest qui est en position de force. Ses finances sont bonnes, bien meilleures que celles de Square, aussi l’échange d’action se fait à l’avantage des actionnaires d’Enix. Pourtant, l’entité qui en résulte est bien plus proche de ce qu’était Square, conservant d’ailleurs le même PDG, celui d’Enix étant relégué au poste de vice-président. Ce qui est assez logique : Enix est peut-être une société performante, mais dispose d’à peine une centaine d’employés. Squaresoft, en revanche, en compte environ un millier. Une sacrée taille qui, évidemment, ne s’est pas faite en un jour.
L’autre Miyamoto
Le fondateur de Square a pour nom Masafumi Miyamoto, évidemment sans relation avec Shigeru. C’est un fils de patron, lequel gère une entreprise dans le domaine des lignes à haute tension. Encore jeune, Masafumi veut tenter quelque chose de différent tout en profitant des finances de son paternel. Il établit ainsi une filiale du nom de Square en 1983, qui obtient son indépendance en 1986. Dès le départ, l’objectif est de développer des jeux. Et si, contrairement à Enix, il est aussitôt question d’embaucher des salariés pour réaliser ces productions, le problème initial est le même : il faut trouver les bonnes personnes.
L’idée de Miyamoto n’est pas mauvaise : pour dénicher des créatifs qui pourraient maîtriser la programmation, à cette époque où une telle connaissance est encore rare, quoi de mieux qu’une boutique d’informatique ? C’est donc ce qu’est initialement Square, un vulgaire magasin où l’on paye à l’heure pour utiliser des ordinateurs. Un prétexte, en réalité, pour trouver des talents.
L’une de ses grandes idées, c’est de s’installer à proximité de l’université Keio, l’une des plus prestigieuses du Japon, dans l’espoir de dénicher ses étudiants. C’est un échec, puisque ceux-ci ne fréquentent pas la boutique, mais il s’avère que les locaux sont également à proximité de là où habite un certain Hironobu Sakaguchi.
Sakaguchi est alors quelqu’un qui avait pour rêve de devenir musicien, qui délaisse ses études pour passer ses journées à jouer au pachinko afin de gagner un peu d’argent et aller au cinéma. Mais à l’époque, il découvre les jeux vidéo sur ordinateur, s’achète une imitation d’un Apple II et se retrouve fasciné par les RPG occidentaux. Alors, quand il voit l’offre d’emploi chez Square, il se dit que c’est un bon moyen de pouvoir financer ses acquisitions de logiciels, et en même temps une manière d’obtenir de l’expérience en programmation qui pourrait lui servir pour ses études. Un petit boulot temporaire, en gros.
Les premiers pas d’Hironobu
Squaresoft est alors un royaume d’amateurisme. Le vice-président, Hisashi Suzuki, très jeune, travaille lui-même à temps partiel. C’est lui qui s’occupe de l’entretien d’embauche de Sakaguchi, avec une décontraction extrême, signant le contrat avec son nouvel employé comme s’il faisait une simple commande de pizza. Les locaux prennent la succession d’un salon de coiffure et Sakaguchi commence par détacher les miroirs des murs. Il n’y a même pas assez d’ordinateurs pour tous les employés, pourtant peu nombreux, et ils sont obligés de les utiliser à tour de rôle. Le premier travail de Sakaguchi est une adaptation d’un jeu TV, mais il ne sortira jamais.
« J’ai réalisé ensuite que c’était parce que Miyamoto n’avait pas acheté les droits de la licence, témoigne Sakaguchi. L’émission avait découvert ce que nous faisions et l’a stoppé. C’était le genre d’entreprise qu’on était à l’époque : chaotique7. » Le jeune développeur passe à plein temps l’année de ses 22 ans. Ses retours à son domicile deviennent rares.
« On commençait à travailler à midi jusqu’au soir, ensuite on allait boire. Les lois étaient différentes à l’époque et les salles d’arcade pouvaient être ouvertes toute la nuit. On passait l’essentiel de la nuit à jouer, puis, le matin, soit on rentrait chez nous dormir un peu, soit on allait direct au bureau. Tout était nouveau. Ma génération était la première à faire des jeux vidéo. Il n’y avait pas de séniors dans l’entreprise, on pouvait prendre nous-mêmes les décisions. On était totalement libres. Le sentiment de liberté était incroyable8. »
La professionnalisation
« Quand j’ai commencé, je faisais de la musique pour des publicités, des films pornos… Je prenais n’importe quel travail qu’on me proposait9. » Dans les années 1980, Nobuo Uematsu est un jeune artiste fauché qui se débrouille comme il peut tout en essayant de vivre son rêve. Il habite à proximité de là où se situe Square et travaille dans un magasin de location de cassettes audio juste à côté. Tous les jours, il se rend à des soirées où se croisent de nombreux créatifs, et rencontre quelqu’un qui travaille chez Square.
Il apprend qu’il y a du travail pour les musiques de jeux, tente sa chance, et œuvre pour Square en freelance. Quelque temps plus tard, il croise Sakaguchi sur un trottoir, dans les environs. « Square va devenir une entreprise totalement indépendante, lui annonce le développeur. Ça vous dirait de travailler avec nous10 ? » Sous-entendu en tant que salarié et non plus simple prestataire. Uematsu accepte aussitôt. « C’était mon entretien d’embauche, juste là, dans la rue11 », raconte-t-il. « Je crois que je n’ai même jamais envoyé mon CV12. »
Mais le patron, Masafumi Miyamoto, commence à se dire que cette ambiance d’amateurisme est un frein pour convaincre les jeunes talents de rejoindre son entreprise. Tout du moins, il faut changer les apparences, faire illusion. Alors, pour donner de la stature, il déménage les locaux à Ginza, le quartier chic de Tokyo.
Problème : qui dit quartier chic dit aussi quartier cher. La location atteint soudainement un niveau astronomique. Et tout cela malgré des locaux exigus. Une dizaine de personnes se partagent une pièce de 12 mètres carré. Kazuko Shibuya, graphiste à qui l’on doit notamment tous les personnages en pixels des Final Fantasy, se souvient bien. « Les programmeurs avaient leur bureau contre la fenêtre et il y avait un bureau au milieu de la pièce où se trouvaient Sakaguchi, Tanaka et Kawazu. J’étais assise face au mur. Il n’y avait pas de tiroirs à nos bureaux, c’était juste deux longues et fines tables de salles de conférences. C’est là que j’ai fait tout mon travail. Je levais ma main et criais “Sakaguchi-saaaan” et il venait13. »
Il faudra moins d’un an pour que le patron se décide à calmer ses ambitions et déménage une nouvelle fois afin de retrouver un loyer dix fois moins élevé que celui de Ginza. Mais le mal est fait : les finances de la fragile start-up sont totalement plombées et Square se retrouve au bord de la banqueroute.
Les débuts de Final Fantasy
C’est devenu une légende bien connue et encore aujourd’hui l’objet de débats quant à sa véracité : Final Fantasy est ainsi nommé parce que l’équipe s’attendait à ce que ce soit la dernière œuvre de Square avant le dépôt de bilan. C’est un peu plus compliqué que ça. Mais avant toute chose, il faut mesurer ce que représente le jeu de Sakaguchi.
À l’époque, il y a deux équipes, chacune dirigée par les deux premiers développeurs embauchés : Hironobu Sakaguchi pour l’équipe A et Hiromichi Tanaka pour l’équipe B, les deux étant par ailleurs des amis qui ont fréquenté la même université et découverts Square ensemble. Toujours persuadé que l’important est de trouver des employés talentueux, le président Miyamoto a réussi un petit coup de maître en rencontrant aux États-Unis l’iranien Nasir Gebelli, génie de la programmation sur Apple II qui a acquis une forte notoriété chez les connaisseurs.
Sakaguchi est un admirateur du travail de Gebelli, alors ils œuvrent ensemble. Mais comme Gebelli se révèle surtout brillant lorsqu’il s’agit d’expérimenter avec de la représentation de graphismes en 3D, ils opèrent surtout sur des jeux avec un esprit arcade, comme Rad Racer. De quoi frustrer Sakaguchi, qui veut faire un RPG. Il est motivé et explique à ses collègues que son projet peut mieux se vendre que le récent phénomène Dragon Quest. Tout le monde éclate de rire.
« À l’époque, la seule personne avec qui il fallait s’adresser, c’était le président de l’entreprise, et il ne comprenait pas vraiment les jeux vidéo, raconte le créateur. Lui vendre le concept d’un RPG n’était pas si difficile. Je lui ai juste dit : “Je veux faire un RPG.” Il a dit : “C’est bien ? C’est intéressant ?” Et j’ai répondu : “Ouais, c’est amusant.” Alors il a dit : “D’accord14.” »
Avoir le feu vert du président est une chose, mais convaincre les collègues en est une autre. Gebelli n’aime pas les RPG. Ou plutôt, il n’y comprend pas grand-chose. Mais il accepte de rejoindre Sakaguchi parce que… et bien parce que Sakaguchi l’emmène dans des restaurants manger des steaks dont il raffole. Mais à côté, rares sont ceux à l’accompagner, alors que Tanaka profite d’une vingtaine de personnes. « C’est comme ça que j’ai su que je n’étais pas très populaire15 », déclare Sakaguchi.
Le jeu de la dernière chance
Avec le recul, Sakaguchi est lucide. « Ma réputation dans l’entreprise était d’être un chef difficile alors qu’aucun de mes jeux ne se vendait très bien16. » Ses échecs répétés ont plombé son moral. « Je commençais à penser que je n’étais pas du tout qualifié pour faire des jeux17. » Ce projet de RPG a ainsi des allures de dernière chance. Et c’est davantage de là que vient le nom du jeu.
En fait, à la base, il y a une politique interne : trouver des titres dont l’abréviation correspond à deux lettres identiques, comme Rad Racer ou Deep Dungeon. Pour son jeu, Sakaguchi souhaite avoir « Fantasy » dans le titre, il faut donc trouver un autre mot qui commence par un F. La première idée est Fighting Fantasy, mais des questions de droit posent problème. Final devient une option de secours dont la symbolique est forte.
Alors effectivement, Square risquait de faire faillite. Ou plutôt, risquait d’abandonner le jeu vidéo pour tenter autre chose. Ce qui n’alarmait pas vraiment ses salariés, tous jeunes et bien conscients d’être dans une structure qui pourrait s’interrompre du jour au lendemain. La perspective du chômage ne les effrayait pas tant que ça dans ce Japon d’avant la crise, où les opportunités sont nombreuses. Surtout, si les finances étaient mauvaises, ce n’était pas encore au point où tout se jouait sur un seul jeu. Même si Final Fantasy s’était avéré être un échec, Square aurait sans doute pu tenir le temps de sortir quelques autres productions avant de disparaître.
Final Fantasy avait donc bel et bien des allures de chant du cygne, mais surtout pour Sakaguchi, dont la carrière de développeur n’était jusqu’alors pas brillante. Il envisageait donc de reprendre ses études. « Le nom Final Fantasy est l’expression de mon sentiment que si ça ne se vendait pas, j’allais quitter l’industrie et retourner à l’université18. »
La force de l’équipe
C’est une belle histoire, celle d’un créateur à la limite de l’abandon qui tente un dernier grand coup en donnant tout ce qu’il a, et touche enfin le jackpot. Sauf que c’est loin de se résumer à ça. La grande chance de Sakaguchi, c’est son équipe. Il a un prodige de de la programmation, Nasir Gebelli, à ses côtés. Un compositeur qui souffre d’un syndrome de l’imposteur, Nobuo Uematsu, mais chaleureux, ouvert d’esprit, et très motivé. Une graphiste encore jeune, Kazuko Shibuya, mais déjà très performante. Et puis il y a les nouveaux, que Sakaguchi est bien obligé de recruter puisque personne d’autre ne veut travailler avec lui.
Retenez bien leurs noms, ils s’avèreront très importants pour la suite de l’histoire. D’un côté, Akitoshi Kawazu, une évidence pour un tel projet puisqu’il s’agit d’un grand passionné de jeux de rôle sur table, tels que Dungeon & Dragon. De l’autre, Kôichi Ishii, un choix plus atypique avec son apparence de jeune loubard, toujours vêtu d’un blouson en cuir et d’une chaîne en or au poignet. Deux concepteurs qui assistent Sakaguchi et se révèlent essentiels dans l’élaboration de l’œuvre.
D’une certaine manière, c’est Ishii qui établit les bases de l’univers de Final Fantasy. C’est lui qui imagine sa mythologie tournant autour des cristaux. C’est lui qui recommande d’engager Yoshitaka Amano pour les concepts arts. C’est lui qui a l’idée de la représentation des combats, avec une vue de côté, comme une scène de théâtre, alors que la norme venue d’Occident et reprise par Dragon Quest était une vue à la première personne. C’est même lui qui crée les Chocobos.
En fin de compte, Sakaguchi parvient même à convaincre son compère Hiromichi Tanaka – et par conséquent une partie de ses effectifs – de venir l’aider pour finir le développement.
Victoire à l’arrivée
Final Fantasy est clairement conçu avec Dragon Quest en tête. Ainsi qu’en témoigne Kawazu, lorsqu’il détaille la direction créative : « Nous avons analysé divers aspects de Dragon Quest. Dragon Quest avait pris les RPG américains pour les fusionner avec le Japon et les rendre plus accessibles pour une personne lambda. Nous avons essayé d’être davantage à la pointe avec FF19. »
La comparaison entre les deux est constante. Squaresoft fait office d’outsider dans cette histoire, et tout en s’inspirant de l’œuvre d’Enix, fait attention à ce que ça ne se voit pas, quitte à frôler l’absurde. « Parfois, nous pensions trop à Dragon Quest20 », reconnaît Kawazu, qui raconte cette anecdote : comme les montagnes de Dragon Quest sont marron, celles de Final Fantasy doivent être vertes. Le résultat est tellement mauvais que le PDG s’en mêle pour engueuler ses employés. Mais ils persistent à vouloir éviter la ressemblance avec le jeu d’Enix, et optent pour une pointe blanche simulant la neige.
En fin de compte, Final Fantasy appartient à cette première vague de RPG japonais sur console qui arrive après le pionnier Dragon Quest. Celui-ci a réussi à démontrer que le segment est porteur, mais le jeu de Square n’en reste pas moins une obscure production développée par une entreprise en difficulté et en manque de reconnaissance. D’après Sakaguchi, la presse spécialisée a même refusé d’en faire la promotion, à l’exception notable de Famitsu.
En pleine crise existentielle concernant son avenir, le réalisateur n’en reste pas moins persuadé du potentiel commercial de sa dernière fantaisie, et des perspectives qui demeurent avec Square. Alors, quand il apprend que son employeur mise sur une production de 200 000 exemplaires, il panique. C’est peu, et il faut prendre en compte les contraintes de l’époque : passer une commande de cartouche auprès de Nintendo prend du temps, et en cas de succès il faudrait attendre des semaines, voire des mois, avant que le stock n’arrive. Entre temps, le public pourrait bien être passé à autre chose.
Sakaguchi fait pression auprès de la hiérarchie. « Si l’on ne produit que cela, il n’y aura aucun espoir pour une suite, leur dit-il. S’il vous plait, faites-en 400 00021. » C’est un coup très risqué, car si la demande ne suit pas, les pertes provoquées par les invendus pourraient s’avérer redoutables pour une société dont les finances sont déjà mal en point. Pourtant, Squaresoft tente le coup. À raison.
Final Fantasy s’écoule à presque 600 000 exemplaires sur l’archipel. C’est bien en dessous de Dragon Quest, mais ça reste une excellente performance pour une structure aussi petite. Immédiatement, la production d’une suite est lancée. Plus besoin de parcours du combattant, Sakaguchi a déjà son équipe et ce sont quasiment les mêmes personnes qui s’affairent au développement de Final Fantasy II, y compris Hiromichi Tanaka qui abandonne ainsi son rôle de chef. Le jeu sort à peine un an après le premier, et confirme la réussite en approchant les 800 000 ventes. La machine est lancée.
Le champion reste au sommet
Pendant ce temps, Enix jubile. Son Dragon Quest III, sorti la même année que Final Fantasy II, s’est écoulé à 3,8 millions d’exemplaires. Une performance démentielle qui s’impose comme un phénomène de société. Seul Super Mario Bros. a fait mieux. Squaresoft ne joue clairement pas dans la même catégorie.
Ceci étant, l’opposition Dragon Quest / Final Fantasy ne fait pas tout. Square peut ainsi compter sur sa structure pour croitre différemment d’Enix. On l’a dit, ce dernier se repose sur des talents indépendants. Yuji Horii pour la ligne directrice, Akira Toriyama pour la direction artistique, Koichi Sugiyama pour les musiques. Tous indépendants. Leurs équivalents du côté des Final Fantasy sont Hironobu Sakaguchi, Yoshitaka Amano et Nobuo Uematsu, mais seul l’illustrateur Amano n’est pas salarié de Square. Surtout, si le cœur du développement des Dragon Quest est assuré par Chunsoft sous la direction de Koichi Nakamura, encore une entité indépendante, le travail sur les Final Fantasy est entièrement fait en interne.
Comme le raconte Nakamura : « Je pense que notre relation [avec Yuji Horii] est comme celle d’un dessinateur de manga et de son auteur d’histoire. L’auteur dit : “Voici la scène !”, et l’artiste utilise son intuition pour la représenter visuellement22. » Mais pour Square, il y a un vrai échange constant entre de simples employés de bureau qui travaillent tous les jours ensemble. Au début des années 90, Uematsu dira ainsi : « Je pense que la meilleure approche est lorsque les concepteurs, les planificateurs et les compositeurs comme moi peuvent tous se voir en face à face, travailler ensemble et faire des ajustements en temps réel23. » C’est en tout cas ainsi qu’opère Square.
Final Fantasy est loin de se résumer à son trio emblématique, et Sakaguchi en a parfaitement conscience. « Créer un jeu est un marathon qui dure plus d’un an, dit-il, et même si une personne est à bout et sur le point de partir, vous devez vous coordonner avec les autres pour produire un bon jeu. Il faut une grande variété de talents pour concevoir un jeu : graphismes, son, et plus encore24. »
Le crunch d’époque
Déjà à l’époque du premier Final Fantasy, Sakaguchi sait que son rôle le plus important n’est pas celui d’un créatif, mais d’un gestionnaire qui dirige l’équipe. Il sait aussi sa réputation de chef difficile, et apprend à faire davantage confiance aux différents membres du personnel. Uematsu en témoigne. « Au début, il y avait un fossé entre ce que Sakaguchi voulait et ce que j’essayais d’exprimer à travers ma musique. Mais au fil du temps, Sakaguchi a fini par arrêter de me dire ce que je devais faire. Depuis l’époque du premier Final Fantasy, il me laisse seul juge25. »
Est-ce pour autant qu’il en devient un chef facile ? Loin de là. Le truc, c’est que Sakaguchi est aussi un travailleur acharné. « Ce qui m’a toujours impressionné, c’est qu’il arrivait au bureau avant tout le monde et qu’il en partait le dernier, raconte un employé. Il était toujours à son bureau, avec une capacité de travail largement supérieure à celle d’une personne normale26. » Et ça, c’est pour les années 90. Aux débuts de l’entreprise, c’était encore plus extrême. « Comme j’étais pauvre, je restais souvent dans les locaux parce qu’il y avait une salle de bain et l’air conditionné, confie Sakaguchi. Je ne rentrais pas souvent chez moi27. »
Comme bien souvent lorsqu’on parle d’un accro au travail, on parle aussi de quelqu’un d’intraitable sur la performance des employés et qui exige d’eux un dévouement extrême. Toxique, peut-on dire avec plus de précision. « Quand j’avais des collègues qui arrivaient à une ou deux heures de l’après-midi, je leur disais ceci : “Soyez là à 11 heures du matin ! Ne partez pas avant 22 heures ! Venez le samedi ! Venez le dimanche ! Si vous avez du temps libre pour penser à des rendez-vous romantiques ou des films, vous pouvez penser aux événements du jeu !” Je frappais de mes doigts sur leur bureau à chaque avertissement, et après ça, nous parvenions à respecter nos délais28. »
Un discours classique dans le jeu vidéo, particulièrement au Japon, à cette époque où la pratique du crunch n’est pas encore étudiée et que la société japonaise est loin de commencer à se poser des questions sur les effets dramatiques de ce genre de philosophie. Chez Square, dormir dans les locaux devient si fréquent dans les dernières semaines de développement d’un projet que de nombreux employés se souviennent d’avoir emmené des sacs de couchage au bureau.
Recruté au début des années 1990, le graphiste Shinichi Kameoka raconte ainsi29 son curieux premier jour dans l’entreprise : alors qu’il arrive à 10 heures du matin, il découvre des locaux plongés dans le noir et un silence uniquement perturbé par des ronflements. À cette époque, les nuits blanches sont si fréquentes que la journée de travail régulière débute à 13 heures.
En phase avec l’époque
Malgré ces conditions affolantes, rares sont ceux qui craquent. Sur les dix premières années de l’entreprise, toute la période NES-SNES, le nombre de démissions est dérisoire. « C’est parce que Dragon Quest était un énorme facteur de motivation, juge Sakaguchi. Il a une atmosphère si unique, et un merveilleux scénario écrit par Yuji Horii. Nous voulions faire quelque chose de haut de gamme parce que nous étions déterminés à surpasser Dragon Quest30. »
Toujours cette opposition, motrice de la passion des travailleurs de Square. En réalité, une explication plus pertinente est sans doute que ce rythme absurde convenait à la majorité. Comme le souligne le graphiste Kameoka, au début des années 1990 la moyenne d’âge des employés de Squaresoft est de 23 ans. L’importance d’une bonne hygiène de vie est certainement facultative pour la plupart de ces personnes qui n’ont pas encore de vie de famille.
Le compositeur Hiroki Kikuta, arrivé à l’époque de la Super Nintendo, juge ainsi avec une grande bienveillance l’environnement de travail qu’il découvrait alors, qui à sa grande surprise se révélait bien plus chaleureux que ce qu’il imaginait. « L’environnement interne me semblait tout aussi harmonieux que les clubs scolaires. Je me sentais très à l’aise de pouvoir travailler librement à produire des jeux. Franchement, je pense que Square était un grand soutien pour l’enthousiasme et la curiosité qu’avaient les jeunes, et c’est ce qui rendait l’entreprise très attractive. […] Tout le monde avait une ferveur et une incroyable passion pour créer de nouvelles choses qui vibreraient dans leur cœur31. »
Malgré ce dévouement et cette envie permanente d’imposer un succès commercial majeur, les employés subissent des payes minimes. Nobuo Uematsu en témoigne : « Le salaire était tellement mauvais qu’à un moment donné, j’ai envisagé de chercher un emploi à temps partiel dans un kombini32. » Heureusement, comme il le souligne lui-même, les choses ont changé au moment de concevoir Final Fantasy V et, dans le cas d’Uematsu, sa rémunération a quasiment doublé, d’un seul coup.
En route vers la Super Nintendo
Augmenter les salaires, c’est la moindre des choses quand les réussites commerciales commencent à s’enchaîner. L’employeur fut même un peu long à la détente, sans doute pour donner la priorité à l’accroissement des ressources internes. Sakaguchi le souligne : « Nous avons atteint le million pour la première fois avec FFIII, ce qui a provoqué l’arrivée de beaucoup de nouvelles recrues33. »
C’est quelque chose de confirmé par Tanaka34 : ce n’est qu’avec Final Fantasy III que les finances de Square se stabilisent vraiment. Et pas seulement grâce à lui. La même année, Squaresoft connaît un autre succès conséquent, qui atteint également le million : SaGa. Un jeu Game Boy, développé par Akitoshi Kawazu et Kôishi Ishii.
Ainsi, Final Fantasy n’est pas seulement la licence forte de Square, elle est un foyer pour des talents créatifs qui vont potentiellement s’en émanciper et apporter de nouvelles pièces maitresses au catalogue de l’entreprise. Compagnon de Sakaguchi depuis l’université, membre fondateur du Square indépendant, deuxième chef d’équipe à l’origine, Tanaka va lui aussi quitter son ami après Final Fantasy III. Et ceci, sur demande de la direction, parce qu’il est temps d’insister à nouveaux sur le développements de différents jeux en parallèle, par différentes équipes. Et ainsi grandir davantage encore au cours de la génération Super Nintendo.
Découvrez la suite du Focus Square Enix dans le deuxième épisode, Les chefs d’équipe de Square, disponible pour tous les contributeurs à partir de dimanche 1er novembre. Ludostrie est un site ayant l’ambition de décrypter les rouages de l’industrie du jeu vidéo et son histoire par des articles très documentés et nécessitant beaucoup de travail. Pour contribuer à son financement et sa croissance et accéder à l’intégralité des articles du site, rendez-vous ici. Pour un aperçu plus complet de ce que propose Ludostrie, rendez-vous sur cette page afin de découvrir tous les articles en accès libre.
Sources
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- https://www.famitsu.com/game/news/2007/04/03/103,1175567707,69478,0,0.html propos traduits et retranscrits dans La Légende Final Fantasy I-II-III, de Raphaël Lucas, chez Third éditions.
- http://web.archive.org/web/20150507025512/http://www.1up.com/features/dragon-quest-retrospective?pager.offset=1
- http://shmuplations.com/chunsoft30th/
- Ibid.
- Gamers Republic, n°5, octobre 1998.
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- https://www.nintendo.fr/Iwata-demande/Iwata-demande-The-Last-Story/Vol-2-Hironobu-Sakaguchi-et-Nobuo-Uematsu/1-Le-hasard-fait-bien-les-choses/1-Le-hasard-fait-bien-les-choses-234424.html
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- https://www.mcvuk.com/development-news/sakaguchi-discusses-the-development-of-final-fantasy/
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- https://tokyo.whatsin.jp/320584